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CHAPITRE II.

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QUE LE DROIT DE PUNIR NE DÉRIVE PAS DE L’INTÉRÊT PUBLIC.

De toutes ces opinions, celle qui paraîtra à la fois la plus dangereuse et la plus fausse, c’est évidemment celle qui supprime toute distinction entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal, et qui ne reconnaît d’autre règle que l’intérêt général. C’est de celle-là que nous voulons nous occuper d’abord.

La doctrine de l’école utilitaire, particulièrement celle de Bentham, a été réfutée victorieusement au nom de la morale. Loin d’être assise, comme elle ne cesse de s’en vanter, sur la base inébranlable de l’expérience, on a montré qu’elle était en opposition avec les faits les plus éclatants de la conscience et de l’histoire, et qu’afin d’être plus sûre d’abaisser la nature humaine, elle commençait par la mutiler. Je n’ai pas à recommencer ce qui a été si bien fait; je n’ai rien à ajouter à l’ingénieuse et pénétrante critique de Jouffroy (); je ne signalerai Pas même les dangers que présente ce système, au Point de vue de la législation; ce que deviendrait une société dont les lois ne voudraient pas reconnaître d’autre principe que l’intérêt; ce qui resterait de place, dans le cœur d’une telle nation, aux sentiments de l’honneur et de la probité, au dévouement, au patriotisme, à l’amour de la gloire, au culte du beau et du grand; il suffit, pour le deviner, de consulter les lumières du sens commun. Je veux me renfermer tout entier dans le cercle des lois pénales. Or, qu’arriverait-il si les lois de cette espèce avaient pour unique fondement l’intérêt public? On pourra frapper indifféremment l’innocent ou le coupable, pourvu que la mort de l’un soit reconnue aussi utile que celle de l’autre. C’est en effet ce qui arrive, ou du moins ce qui est arrivé souvent dans l’ordre politique. «Il vaut mieux qu’un seul homme périsse que tout un peuple,» s’écriait la foule des scribes et des prêtres, en parlant de Jésus-Christ. Cette maxime impie n’était pas seulement à l’usage des Pharisiens, nous la voyons mise en pratique dans presque tous les États qui ont joué un rôle un peu considérable dans l’histoire; elle a servi de prétexte à toutes les proscriptions, dont les partis, tour à tour vaincus et vainqueurs, se sont rendus coupables les uns envers les autres. Mais les iniquités ne sont-elles donc possibles que dans l’ordre politique? Rien n’empêche qu’elles ne se produisent aussi dans l’ordre civil. Voici un homme qu’une foule fanatique poursuit d’une accusation infâme; elle le déclare convaincu d’avoir tué son propre fils; elle demande à grands cris sa mort par le plus horrible supplice. Cet homme est innocent, il est vrai, mais la foule le croit coupable, et si vous refusez d’obéir à ses clameurs, vous la laisserez persuadée qu’un forfait inouï est resté sans châtiment. N’est-il pas plus utile de le faire mourir que de le laisser vivre? et vous étendrez sur la roue le malheureux Calas, la conscience aussi tranquille, ou du moins aussi en règle avec votre système, que si vous veniez d’écraser sous vos pieds quelque insecte dangereux. C’est un mal, sans doute, c’est une chose nuisible pour la société qu’un innocent puisse être menacé dans son honneur et dans sa vie; mais c’est un plus grand mal, dans le sens où vous prenez ce mot, c’est une chose plus nuisible pour la société, que la foule puisse croire à un crime resté sans châtiment. Le rôle de la justice deviendra facile et commode; elle n’aura qu’à tenir compte des apparences, sans se mettre en peine de la vérité. La justice ne sera qu’un rouage de cette machine qu’on fait jouer sur la place publique pour inspirer aux masses une crainte salutaire. J’aime mieux la torture que ce système; car, par la torture, le juge cherchait au moins à apaiser sa conscience en arrachant à l’accusé un aveu plus ou moins sincère.

Voici maintenant une autre conséquence d’un système de pénalité fondé sur la seule base de l’intérêt. Je viens de parler de coupable et d’innocent; je viens de supposer un innocent victime de funestes apparences et sacrifié à des soupçons mal fondés; mais je me suis servi d’un langage impropre et j’ai été le jouet de la force de l’habitude. D’après les principes de l’école utilitaire, il n’y a ni innocent ni coupable, puisqu’il n’y a ni bien ni mal. Le malfaiteur que la société rejette de son sein ou qu’elle livre au bourreau, le soldat qui meurt sur le champ de bataille pour la défense de son pays, ne sont ni plus coupables ni plus innocents l’un que l’autre; ils sont soumis exactement à la même loi, ils sont sacrifiés à l’intérêt public. C’est peut-être là ce qu’il y a de plus odieux et de plus révoltant dans cette triste doctrine.

Enfin, pour ne pas multiplier inutilement les objections contre un système heureusement ruiné dans l’opinion, démenti avec énergie par la conscience publique, et qui ne compte d’autres défenseurs que des philosophes à la façon de Hobbes et des politiques de l’école de Machiavel, je m’arrêterai à une dernière considération. Que faut-il entendre par cet intérêt public, par cette utilité générale que vous prenez pour base de vos lois répressives et de vos institutions judiciaires? A quel signe puis-je distinguer l’intérêt public de l’intérêt particulier d’une classe, d’une caste, d’un parti? Je distingue facilement l’usurpation du droit, le droit du privilége, la justice de l’arbitraire, parce que la justice et le droit ont un caractère universel et immuable; mais l’intérêt public ne se révèle à moi par aucun signe particulier, parce que l’intérêt, c’est la satisfaction de nos passions et de nos désirs, et que les passions, les désirs des uns s’accordent rarement avec ceux des autres. Il y a même des époques de violence et d’emportement où les passions et les désirs du plus grand nombre sont en opposition directe avec les règles permanentes de l’ordre social; aussi l’intérêt public a-t-il servi de prétexte à tous les excès et à toutes les horreurs que nous raconte l’histoire. C’est au nom de l’intérêt public, et même du salut public, qu’on a essayé de justifier la Saint-Barthélemy, les dragonnades, les massacres de septembre, le tribunal révolutionnaire, et d’autres mesures non moins sanglantes et non moins honteuses pour la nature humaine. C’est au nom de l’intérêt public qu’on a maintenu, dans la constitution américaine, l’institution de l’esclavage, devenue aujourd’hui, par un juste châtiment, une cause de guerre civile. L’intérêt public! il n’y a pas une mesure si infâme, une loi si dégradante, une tyrannie si odieuse, une dictature si impitoyable, qui n’ait invoqué cette formule infernale, également propre à opprimer et à corrompre les nations.

Philosophie du droit pénal

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