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CHAPITRE VI. PROJETS DE NAPOLÉON POUR L'OUVERTURE DE LA
CAMPAGNE.--FORMATION DES RÉSERVES.--COUP
D'OEIL SUR NOS AUTRES ARMÉES.

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(Janvier 1814.)

Quelque activité que Napoléon mette dans la réorganisation de l'armée, il ne peut pas espérer d'entrer en campagne avant la fin de janvier, et il ne peut compter sur plus de cent mille combattants. Cependant l'ennemi développe autour de nous un cercle de plus de six cent mille hommes. On en annonce même le double; mais ce dernier calcul est moins celui des forces que les alliés ont amenées sur nos frontières, que l'aperçu complaisant de toutes celles qu'ils pourraient faire arriver peu à peu. Certes, quelque audace qu'on lui suppose, Napoléon n'aurait pas entrepris de lutter contre de telles forces si elles avaient dû se présenter à la fois; mais son oeil exercé a toisé le géant qui s'avance, et, dans son énorme stature, il a reconnu quelques parties disjointes qui peuvent servir de point de mire à nos coups.

Les forces de la coalition sont échelonnées sur trois lignes principales de communication, qui, de Berlin, de Varsovie et de Vienne, aboutissent au Rhin. Ce n'est que successivement que les colonnes en marche peuvent arriver et peser dans la balance des événements. D'ailleurs, ces forces ne sont pas toutes mobiles; un grand nombre est arrêté dans la route par des obstacles ou par des opérations qui ne peuvent cesser tout d'un coup. Napoléon calcule que l'ennemi, qui dans trois mois aura cinq cent mille hommes au centre de la France, n'a pu commencer les opérations de cette campagne qu'avec deux cent cinquante mille hommes au plus; encore ces forces sont-elles diminuées par de nombreux blocus, et se trouvent-elles séparées sur différentes routes. Napoléon est donc fondé à croire qu'en manoeuvrant avec vivacité au centre de leurs marches, il pourra rencontrer les corps d'armée ennemis isolés les uns des autres. Il médite de réunir ses troupes dans les plaines de Châlons-sur-Marne, avant que les colonnes des ennemis puissent se joindre; de remédier de cette façon à l'extrême disproportion du nombre, et de se ménager ainsi quelque occasion brillante, où la victoire sera d'autant plus décisive que l'ennemi se trouvera engagé plus avant au fond de nos provinces. Tels sont ses projets pour le début de la campagne.

En même temps que l'on compose à la hâte une armée avec tout ce qu'on pourra réunir à Châlons d'ici à la fin de janvier, on pense aussi à se procurer des réserves pour soutenir les événements ultérieurs de la campagne. Mais Napoléon peut-il rappeler à lui toutes les troupes qui sont encore au dehors? Avant de considérer les immenses sacrifices et les graves difficultés qu'un pareil parti comporte, jetons d'abord un coup d'oeil sur les armées françaises dispersées loin du théâtre où la lutte principale va s'engager.

Au nord, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, chargé de défendre Dresde avec un corps de vingt mille hommes, avait fini par capituler le 4 novembre, sous la condition de ramener ses troupes en France. Les alliés se trouvant les plus forts ont cru que la bonne foi n'était plus nécessaire, et ne se sont fait aucun scrupule de violer la capitulation de Dresde. Gouvion Saint-Cyr et ses vingt mille hommes, retenus prisonniers en Bohême, ne peuvent donc plus compter dans nos ressources; mais, indépendamment de ce corps, plus de cinquante mille hommes restent encore à Napoléon sur les bords de l'Elbe, depuis Dresde jusqu'à Hambourg.

Le général Dutaillis, successeur du général Narbonne, défend la forteresse de Torgau assiégée par le général prussien Taentzien.

Le général Lapoype et sa garnison se couvrent de gloire derrière les pieux et les buttes de sable que le général prussien Dotschütz assiège à Wittemberg: le général Lemarrois, avec deux divisions, est inattaquable dans Magdebourg. Le prince d'Eckmühl tient son quartier général à Hambourg; il y commande quatre divisions; les ordres de se retirer sur la Hollande, qui lui avaient été expédiés pendant la retraite de Leipsick, n'ont pu lui parvenir. Isolé aux bouches de l'Elbe, il a réussi, à force de travaux et de fermeté, à convertir les comptoirs de Hambourg en citadelles. Il résiste à la fois aux attaques combinées des Suédois et des Russes, au ressentiment des habitants, et à la défection de nos alliés les Danois. Au centre de l'Allemagne, nous avons encore, sur les hauteurs d'Erfurt, des garnisons qui menacent à chaque instant d'intercepter la grande route du nord. Une division des troupes alliées est restée stationnaire devant Erfurt, pour en bloquer les deux citadelles. Quant à la Hollande, depuis le mois de novembre nous l'avons perdue. L'approche des corps d'armée de Bülow et de Wintzingerode, qui, après avoir occupé le Hanovre et la Westphalie, s'étaient avancés sur Munster, Wesel et Dusseldorf, avait fait éclater subitement une révolution en Hollande. Les insurrections d'Amsterdam et de La Haye, et la défection des bataillons étrangers qui composaient la division du général Molitor, n'avaient laissé aux autorités françaises aucun moyen de résistance; mais, tandis que Wintzingerode s'avançait sur le Wahal, passait le Mordick, et que des troupes anglaises réunies aux Bataves s'emparaient des bouches de l'Escaut, quelques troupes fidèles s'étaient jetées dans les places de Devinter et de Naarden. L'amiral Verhuel n'avait pas voulu oublier qu'il tenait son commandement de la confiance de Napoléon; il avait refusé de recevoir les ordres des partisans du prince d'Orange: son pavillon avait été abattu sur les vaisseaux; il l'avait relevé sur les forts du Helder. Le sénateur Rampon s'est renfermé avec une garnison de gardes nationales françaises dans les digues de Gorcum. L'apparition des alliés devant Gertruydenberg et Breda avait produit un moment de désordre, et l'on avait évacué trop précipitamment Willemstadt et Breda; les ennemis en ont habilement profité: le général Graham a débarqué les troupes anglaises à Willemstadt; et dans les premiers jours de janvier, le général prussien Bülow est venu se réunir, dans les environs de Breda, aux troupes du général Wintzingerode. Après avoir ainsi franchi le Wahal et la Meuse, les alliés n'ont plus qu'un pas à faire pour attaquer Anvers.

Au midi, Wellington a pénétré en France par la Navarre. Sa nombreuse armée, composée d'Anglais, d'Espagnols et de Portugais, avait d'abord forcé la Bidassoa et occupé Saint-Jean de Luz; mais pendant un mois notre armée l'avait tenu arrêté devant les lignes de la Nivelle. Le 9 novembre, Wellington avait enfin forcé l'armée française à se replier sur le camp retranché de Bayonne. Dans cette seconde position, nos troupes avaient tenu encore pendant un mois les alliés en échec. Cependant le 9 décembre, l'ennemi avait effectué le passage de la Nive; mais, après quatre jours de bataille, et nonobstant la désertion des troupes allemandes, qui, le 11 décembre au soir, ont passé en masse de notre camp dans les lignes espagnoles, Wellington avait encore été obligé de s'arrêter au pied des glacis de Bayonne. C'est ainsi que les talents du maréchal Soult et la bravoure française opposent aux étrangers, sur les bords de l'Adour, une barrière plus forte que n'a été celle des Pyrénées.

Le duc d'Albuféra est le seul de nos maréchaux que l'adversité n'ait pas encore atteint. Il s'est arrêté sur le Lobrégat, en Catalogne, étonné de voir l'Espagne prendre une attitude victorieuse, et ne pouvant se résoudre à reculer davantage devant un ennemi qu'il a toujours battu. Son quartier général est à Barcelone.

En Italie, Rome est encore la seconde ville de l'empire français. Les Autrichiens n'ont pu forcer le passage de l'Adige. Le prince Eugène est à Vérone avec quatre-vingt mille hommes français et italiens, qu'il oppose à l'armée autrichienne du général Bellegarde. Nos réserves se réunissent à Alexandrie. En général, les peuples de l'Italie septentrionale se montrent bien disposés pour nous. Si le roi de Naples veut se rallier au prince Eugène, non seulement l'Italie est sauvée, mais une imposante diversion peut descendre encore une fois du sommet des Alpes juliennes jusqu'à Vienne.

Les intrigues et les séductions de l'ennemi semblent nous menacer de ce côté de plus de dangers que ses armées. Des insinuations ont été faites au prince Eugène, et n'ont pu l'ébranler. Les mêmes attaques assiègent la vanité du roi de Naples. Les troupes dont il nous promet le secours vont arriver à Bologne; Napoléon et le prince Eugène ne peuvent croire que c'est un nouvel ennemi qui s'avance9 10!

Note 9: (retour) Voir au supplément de la première partie, nº 13, la lettre de M. La Besnadière, relative aux dépêches apportées par M. de Carignan.

Note 10: (retour) C'est le 11 janvier 1814 que le roi de Naples, Joachim Murat, a signé son alliance offensive et défensive avec l'Autriche; mais cette puissance lui a fait attendre la ratification jusqu'après la prise de Paris. Voir le traité dans le Recueil de Martens, tom. II (XII de l'ouvrage), pag. 660, et dans le Recueil de Schoels, tom. VI, pag. 332.

Deux cent mille Français sont donc ainsi dispersés: cinquante mille sur l'Elbe, cent mille au pied des Pyrénées, et cinquante mille au-delà des Alpes. S'ils ne peuvent concourir à l'action principale, du moins font-ils des diversions qu'on ne peut considérer comme inutiles. Sur l'Elbe, nos troupes retiennent Benigsen et les réserves russes, ainsi que les Suédois, le corps prussien de Tauentzien et de Dobschutz, et toutes les milices insurgées de la Hesse et du Hanovre. En Hollande, nos garnisons occupent les Anglais, impatients d'établir la maison d'Orange d'une manière plus solide. Du côté des Pyrénées, nos deux armées empêchent deux cent mille Espagnols, Anglais et Portugais, de déborder sur nos départements du midi pour les mettre au pillage; et le prince Eugène, sur l'Adige, oblige quatre-vingt mille Autrichiens de s'y arrêter. Les armées lointaines retiennent dans notre alliance des auxiliaires qui seront contre nous, du moment que nous sortirons des places où nous les tenons renfermés avec nous. D'ailleurs les négociations ne se nourrissent que de restitutions, de concessions et d'échanges: peut-être ce qui nous reste de la possession de l'Europe entrera-t-il en déduction des sacrifices qu'il nous faut faire à la paix?

Maintenant il n'est plus possible d'évacuer les places de l'Elbe: depuis deux mois, toutes communications nous sont interdites avec ces garnisons. Peut-être serait-il temps encore de prendre le parti rigoureux d'évacuer l'Italie, d'abandonner les places du Rhin, et de tout concentrer sur Paris: Napoléon craint que les troupes ne soient compromises dans leur retraite; qu'elles n'arrivent qu'après l'événement, et qu'à des calculs militaires incertains on ne sacrifie des compensations qui deviennent de jour en jour plus précieuses. On se contente de demander des divisions d'infanterie et de cavalerie au maréchal Soult et au prince Eugène: dans le second mois de la campagne, nous verrons ces renforts entrer successivement en ligne. Pour se ménager ces ressources, Napoléon a fait franchement le sacrifice des prétentions qui, depuis quatre ans, ont nourri ses querelles avec le pape et avec le prince Ferdinand d'Espagne. En calmant ainsi les inimitiés du midi de l'Europe, il pense pouvoir, avec moins d'inconvénients, affaiblir ses armées d'Italie et des Pyrénées. Le pape n'est donc plus retenu à Fontainebleau; rendu à l'Italie, il est en route pour remonter sur son siége épiscopal de Rome11. Quant au prince Ferdinand d'Espagne, dès les premiers jours de décembre M. le comte de La Forêt s'était rendu auprès de lui de la part de Napoléon; le 11 décembre, un traité avait été signé, dans lequel on n'exigeait du prince, pour prix de son retour en Espagne, que trois choses, savoir, 1º qu'il paierait exactement la pension du roi son père; 2º qu'il nous rendrait nos prisonniers, échange qui assurait à l'Espagne la restitution des siens, vingt fois plus nombreux que les nôtres; 3º enfin, que, libre du joug de la France, il n'irait pas se mettre sous le joug de l'Angleterre12.

Note 11: (retour) C'est le 23 janvier que le pape a quitté Fontainebleau pour retourner en Italie.

Note 12: (retour) Voir le traité de Valençay, dans Martens, tom. V du supplément, XII de l'ouvrage, pag. 654.

Ferdinand avait souscrit avec empressement à ces conditions. Après avoir écrit de sa main une lettre de remerciements à Napoléon, il s'était mis en route pour la Catalogne. Le maréchal Suchet avait protégé sa marche jusqu'aux avant-postes espagnols, et le 6 janvier il était arrivé à Madrid.

Quelque tardive que puisse être cette satisfaction donnée aux troubles de l'église et au ressentiment des Espagnols, deux avantages importants sont le moins qui puisse en résulter: le retour du pape à Rome doit préserver l'Italie méridionale de devenir la proie des Autrichiens, et la restauration de Ferdinand doit mettre un terme à l'influence de Wellington à Madrid.

Manuscrit de mil huit cent quatorze

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