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III

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Table des matières

Voltaire. Son théâtre: anecdotes diverses. Georges Avenel et son édition des œuvres de Voltaire. La petite-nièce de Corneille. Abus des mots horreur, fatal, affreux. Les tragédies de Voltaire jugées par Victor Hugo. Orthographe de Voltaire.

L’abbé d’Allainval. — Saurin. — Alexandre de Moissy. Une pièce pour sages-femmes.

Sedaine. Ses répétitions de mots. Ses incorrections. — Lemierre. Le vers du siècle.

Beaumarchais. L’adjectif sensible au dix-huitième siècle. Termes de prédilection.

Dorat. — Chamfort. La Charité romaine. — Desforges. Phrases inachevées. — Florian.

Voltaire (1694-1778) — «Le Français suprême, l’écrivain qui a été le plus en harmonie avec sa nation... Voltaire, c’est le plus grand homme en littérature de tous les temps; c’est la création la plus étonnante de l’Auteur de la nature,» a proclamé Gœthe (Conversations avec Eckermann, t. II, p. 77, note; Charpentier, 1863; — et cité dans Voltaire, Œuvres complètes, t. VIII, p. 1126, édit. du journal Le Siècle); «Le vrai représentant de l’esprit français dans ce que j’appelle un congrès européen serait Voltaire,» déclare, de son côté, Sainte-Beuve (Causeries du lundi, t. XV, p. 210, note 1) — Voltaire confond, dans une de ses tragédies, L’Orphelin de la Chine (I, 3), alfange (sorte de cimeterre) avec phalange (troupe d’infanterie), et il écrit:

De nos honteux soldats les alfanges errantes,

A genoux, ont jeté leurs armes impuissantes.

Ce qui a été corrigé depuis par divers éditeurs, qui ont mis phalanges à la place d’alfanges.

Dans la même pièce (II, 6), nous relevons ce vers singulier:

mon front avili n’osa lever les yeux.

On a souvent rapproché ce vers de Voltaire (Rome sauvée, I, 7):

Faisons notre devoir: les dieux feront le reste,

de ce vers de Corneille (Horace, II, 8):

Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux...

Ce vers:

Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,

se trouve à la fois et mot pour mot dans l’Œdipe de Corneille (I, 3) et dans l’Œdipe de Voltaire (I, 1), où nous rencontrons également (I, 1) cet autre vers devenu proverbe:

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Nombre de vers des pièces de théâtre de Voltaire, tout comme de Corneille et de Racine, sont d’ailleurs restés dans la mémoire:

A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère!

(Tancrède, III, 1.)

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux;

Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux.

(Mérope, I, 3.)

Les mortels sont égaux; ce n’est point la naissance,

C’est la seule vertu qui fait leur différence.

(Mahomet, I, 4.)

Remarquons, en passant, qu’un des personnages de cette tragédie de Mahomet, l’esclave Séide, a laissé son nom dans la langue pour signifier un sectateur fanatique.

Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaîne.

(La Mort de César II, 1.)

... Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers.

(Ibid.)

Etc., etc.

Georges Avenel, dans sa bonne et intéressante édition populaire des œuvres complètes de Voltaire (Paris, aux bureaux du journal Le Siècle, 1867-1870, 8 vol. in-4)[21], a eu le soin d’imprimer en italique tous ces vers «sensationnels» ou demeurés célèbres.

Rappelons que cette phrase, qu’on cite d’ordinaire comme un vers:

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux,

a été écrite comme prose par Voltaire; elle se trouve vers la fin de la préface de L’Enfant prodigue, comédie en cinq actes (t. III, p. 286, édit. du journal Le Siècle).

La Mort de César est, assure-t-on, la première pièce de théâtre, «parmi celles qui méritent d’être connues», où aucune femme ne figure parmi les personnages. Elle réalise ainsi le vœu du prédicateur Pierre de Villiers (1648-1728) qui voulait retrancher des tragédies «tout ce qui est amour». (Cf. Émile Deschanel, Le Romantisme des classiques, Voltaire, p. 125, et Racine, t. II, p. 33, note 1.)

Une mésaventure analogue à celle des abbés Pellegrin et Abeille et à la chute de leurs pièces (Cf. ci-dessus, chap. 1, p. 22), survint à Voltaire, lorsqu’il fit représenter sa tragédie d’Adélaïde du Guesclin, où se trouve, à la scène dernière, cet hémistiche:

Es-tu content, Coucy?

«Couci, couci!» répliquèrent plusieurs mauvais plaisants, — ce qui, comme bien on pense, ne contribua pas à la réussite de l’œuvre. (Cf. Georges Avenel, ouvrage cité, t. III, p. 215 et 229.)

Dans Zaïre, «la plus touchante de toutes les tragédies qui existent» (Laharpe, Lycée ou Cours de littérature, t. III, 1re partie, p. 222; Verdière, 1817), un autre hémistiche:

... Soutiens-moi, Chatillon,

(II, 3),

a été et est souvent encore employé par plaisanterie, burlesquement.

De même, à la première représentation de Mariamne, dans le moment où Mariamne, qui s’empoisonnait et expirait sur la scène, prenait la coupe et la portait à ses lèvres, le parterre s’écria: «La reine boit! La reine boit!» On était justement la veille, ou non loin de la fête des Rois, et cette plaisanterie amena l’interruption puis la chute de la pièce. (Cf. Georges Avenel, ibid., p. 112.)

C’est dans Zaïre, où une croix fait reconnaître à Lusignan sa fille, que nous voyons apparaître pour la première fois cet accessoire, «la croix de ma mère», dont le théâtre a tant abusé depuis. (Cf. Zaïre, II, 3; — et Émile Deschanel, ouvrage cité, Théâtre de Voltaire, p. 100.)

Pendant qu’on répétait Mérope, Voltaire accablait les acteurs de corrections, suivant son usage. Ayant passé la nuit à revoir sa pièce, il réveilla son laquais à trois heures du matin, et lui remit une correction à porter à l’acteur Paulin, chargé du rôle du tyran Polyphonte. «Mais, à cette heure, tout le monde dort, monsieur, objecte le domestique. Je ne pourrai pas pénétrer chez M. Paulin. — Va, cours! répond gravement Voltaire. Les tyrans ne dorment jamais.» (Cf. Émile Deschanel, ouvrage cité, p. 193, note 1.)

Voltaire fatiguait et ennuyait tellement ses interprètes avec ses incessantes corrections, qu’une actrice, Mlle Desmares, lui ferma un jour sa porte, et, comme il lui glissait encore des rectifications par le trou de la serrure, elle boucha ce trou. Alors Voltaire s’avisa de ce stratagème. Ayant appris que Mlle Desmares donnait un grand dîner, il fit faire, pour ce jour-là, un superbe pâté de perdrix qu’il lui envoya. En ouvrant ce pâté, on découvrit douze perdrix tenant dans leur bec plusieurs billets où étaient inscrits les vers qu’il fallait ajouter ou changer dans le rôle de Mlle Desmares. (Cf. Lucien Perey et Gaston Maugras, La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney, p. 252, note 2; — et Émile Deschanel, ibid., p. 235.)

Deux vers de la tragédie de Mahomet (II, 5) ont été employés, dans une plaisante circonstance, par l’acteur Lekain, d’autres disent Larive. Lekain ou Larive chassait un jour sur les terres du prince de Condé, lorsqu’un garde-chasse l’interpella et lui demanda de quel droit il chassait sur les propriétés de son maître; et l’autre de lui répondre aussitôt majestueusement et fièrement:

«Du droit qu’un esprit vaste et ferme en ses desseins

A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.

— Ah! monsieur, c’est différent! Excusez-moi!» bégaya le garde-chasse tout interloqué et ahuri, et en s’inclinant jusqu’à terre. (Cf. La Semaine des familles, 22 septembre 1860, p. 820; — et Larousse, art. Droit, p. 1276, col. 4.)

A propos de ce vers de Corneille (Cinna, III, 4):

Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie,

on trouve, dans une lettre de Voltaire à M. de Mairan, datée de Ferney, 16 auguste (août) 1761, une fort peu édifiante, mais très probablement peu véridique anecdote, relative à la petite-nièce de Corneille, que Voltaire avait recueillie chez lui. Je me borne à signaler cette plaisanterie, qui, comme il advient fréquemment avec le patriarche de Ferney, n’est pas du meilleur goût.

Dans une notice de Voltaire sur L’Encyclopédie (1774; Œuvres complètes de Voltaire, t. VI, p. 381; édit. du journal le Siècle), on lit cette phrase: «Il (Louis XV) avait été averti que les vingt et un volumes in-folio (de L’Encyclopédie) qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames...»

Vingt et un volumes in-folio sur une table de toilette! Il fallait que ces toilettes fussent à la fois très grandes et remarquablement solides.

Laharpe (Ouvrage cité, t. III, 1re partie, p. 153, 183 et 363) constate que Voltaire, dans ses tragédies, prodigue trop les mots horreur, fatal, affreux surtout. Voir, par exemple, la tragédie d’Œdipe, acte IV, scène 1, où l’épithète affreux se trouve répétée sept fois:

Sur mes destins affreux ne soit trop éclairé...

Et que tous deux unis par ces liens affreux...

Etc., etc.

Et dans Mérope (II, 2):

Celle de qui la gloire et l’infortune affreuse...

On rencontre aussi dans Mérope (IV, 2) ce vers peu harmonieux:

Quoi! de pitié pour moi tous vos sens sont saisis?

Nous avons signalé plus haut (p. 22) la fameuse dissonance, rectifiée depuis:

Non, il n’est rien que Nanine n’honore.

Ajoutons que, malgré ces défectuosités et ces tares, on ne peut s’empêcher de trouver exagérée cette sentence de Victor Hugo (Actes et Paroles, Avant l’exil, t. I, p. 234; Hetzel-Quantin, s. d.): «Je range les tragédies de Voltaire parmi les œuvres les plus informes que l’esprit humain ait jamais produites». Sentence draconienne, ultra-méprisante, d’autant plus curieuse que, comme le démontre Émile Deschanel (Ouvrage cité, p. 212, 228, 311, 356: «Tancrède, le héros amoureux et proscrit, n’est-ce pas déjà Hernani?» etc.), le théâtre de Victor Hugo offre plus d’une analogie avec celui de Voltaire. L’auteur d’Hernani, nous le verrons plus loin, dans le chapitre qui lui est consacré, n’a d’ailleurs pas toujours eu la même opinion sur Voltaire et ses tragédies.

L’orthographe de Voltaire, comme celle du reste de tous les écrivains de son temps et, à plus forte raison, des temps antérieurs, est très différente de la nôtre. Dans une lettre, rédigée entièrement de sa main, et signée: Voltaire, chambelan du roy de Prusse, il écrit ainsi les mots: nouvau, touttes, nourit, souhaitté, baucoup, ramaux, le fonds de mon cœur, andidote, crétien, etc., etc. (Cf. G.-A. Crapelet, Études pratiques et littéraires sur la typographie, p. 345, note).

Et dans sa tragédie de Tancrède (IV, 2), on lit:

Oui, j’ai tout fait pour elle...

Et l’eussé-je aimé moins, comment l’abandonner?

(aimé pour aimée).

On a même prétendu — c’est l’abbé Galiani (Lettres, t. II, p. 281; édit. Eugène Asse) — que «D’Olivet n’avait jamais pu parvenir à enseigner l’orthographe à Voltaire».

* * *

L’abbé d’Allainval ou Soulas d’Allainval (1700-1753), qui, au milieu d’une vie de misère, n’ayant ni feu ni lieu, couchant dans les chaises à porteurs remisées alors au coin des rues, — et qui devait bientôt mourir à l’Hôtel-Dieu, — nous présente une singulière particularité, un étrange contraste: durant son extrême indigence, ne s’avise-t-il pas d’écrire une pièce sur L’Embarras des richesses? Et cette pièce est «un de ses meilleurs ouvrages... pièce bien conduite et bien dénouée et qui ne manque pas d’intérêt». (Chefs-d’œuvre des Auteurs comiques, t. III, Notice sur d’Allainval; Didot, 1872.) Ce qui prouve, une fois de plus, comme l’a si bien déclaré Beaumarchais après Voltaire (Cf. Le Mariage de Figaro, V, 3; et le Dictionnaire philosophique, article Argent), qu’«il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner», et qu’«il est plus aisé d’écrire sur l’argent que d’en avoir».

Dans une pièce de Saurin (1706-1781), Les Mœurs du temps, nous voyons, à la scène deuxième, un des personnages, Julie, arriver «tenant un livre ouvert», ce qui n’empêche pas une autre dame, Cidalise, qui n’est cependant pas aveugle, de s’exclamer presque aussitôt: «Je vous dirais bien, moi, de quoi ce livre vous aurait entretenue, si vous l’aviez ouvert».

Ils sont de Saurin, si oublié aujourd’hui, et de sa tragédie Blanche et Guiscard, qu’on ne joue plus et qu’on ne lit plus, ces beaux vers fréquemment cités:

Qu’une nuit paraît longue à la douleur qui veille!...

Longtemps on aime encore, en rougissant d’aimer...

La loi permet souvent ce que défend l’honneur...

(Cf. Notice sur Saurin, Chefs-d’œuvre tragiques, t. I, p. 270; Didot, 1869.)

Comme exemple des ridicules indications de personnages dans certains mélodrames, on cite la distribution d’une pièce d’Alexandre de Moissy (1712-1777), — qui en a écrit bien d’autres, plus ou moins grotesques, — La Vraie Mère, «drame didacti-comique en trois actes». Voici cette distribution textuelle (Cf. l’Almanach de la Littérature, du Théâtre et des Beaux-Arts, 1867, p. 93):

«Mme Félibien, accouchée depuis sept mois et nourrissant son enfant.

«M. Félibien, son mari, négociant.

«Mme de Villepreux, sa sœur, femme enceinte et presque à terme.

«M. de Villepreux, son mari.

«Mme des Aulnes, femme d’un marchand de drap, relevée de couches depuis neuf mois et demi.

«L’enfant de Mme Félibien, âgé de sept mois.

«L’enfant de Mme des Aulnes, âgé de dix mois.

«Mme Londais, sage-femme.

«Mme Léveillé, garde de femmes en couches.»

* * *

Sedaine (1719-1797) a une manie, un tic, pour ainsi parler: c’est de redoubler les locutions qu’il emploie. «Bonjour, monsieur, bonjour!» «Conte-moi ça, conte-moi ça!» «Tu viens, n’est-ce pas, tu viens?» Ce redoublement lui semblait donner plus de naturel au dialogue, et aussi plus de force, équivaloir à un superlatif. C’est du reste la remarque de François Génin, dans ses Récréations philologiques (t. I, p. 42): «La manière primitive et la plus naturelle de former un superlatif c’est de répéter le positif. Les enfants n’y manquent pas; ils vous diront Un grand, grand, grand homme! — Il était petit, petit! C’est l’origine du bonbon et du bobo

Voici quelques-uns de ces redoublements de Sedaine:

«Va-t’en, va-t’en: écoute...» (Le Philosophe sans le savoir, IV, 7.)

«Monsieur, monsieur, un gentilhomme...» (Ouvrage cité, IV, 9.)

«Vos pistolets, vos pistolets; vous m’avez vu...» (Ibid.)

«Hier au soir, j’y vais, j’y vais.» (Ibid., V, 2.)

«A l’instant! prenez, prenez, monsieur.» (Ibid., V, 4.)

«Monsieur, monsieur, voilà de l’honnêteté.» (Ibid.)

«Ah! monsieur, monsieur, c’est fait de mes vingt louis. — Je n’hésite pas, madame, je n’hésite pas, vous le voyez, un instant, un instant.» (La Gageure imprévue, sc. 23.)

«Ah! madame, madame! c’est battre un homme à terre.» (Ibid.)

«Madame, madame, j’en suis charmé.» (Ibid.)

«Ah! les hommes, les hommes nous valent bien.» (Ibid., sc. 25.)

«C’est la réponse à la vôtre, c’est la réponse à la vôtre: c’est...» (Rose et Colas, sc. 8.)

«Elle est sage, elle est sage, ah! très sage.» (Ibid.)

«Et moi, et moi, n’ai-je pas...» (Ibid.)

«Oui, pour dire à ton père, pour dire à ton père qu’il y a plus d’aveugles que de clairvoyants.» (Ibid., sc. 15.)

«Folle! folle! je vais te faire voir...» (Ibid.)

«C’est bien naturel, c’est bien naturel. Tenez...» (Ibid., sc. 16.)

Arrêtons-nous: les exemples de ces répétitions sont innombrables dans le théâtre de Sedaine, on dirait des doublons typographiques.

Sedaine estimait que «tout ce qui n’est pas suffisamment développé», dans un récit ou un dialogue, ne produit qu’une impression médiocre; et quand on trouvait des longueurs dans ses ouvrages, il était rare qu’il ne répondît pas: «J’allongerai». (Notice sur Sedaine, Chefs d’œuvre des auteurs comiques, t. VII, p. 2; Didot, 1861.)

Son style, outre les susdites répétitions continuelles, est souvent négligé et incorrect: — «Alexis laisse tomber sa tête sur son estomac» (Le Déserteur, I, 6), — et l’on raconte, à ce sujet, l’anecdote suivante, dont je ne garantis pas l’authenticité: «... Sedaine, qui écrivait aussi mal en vers qu’en prose, et qui en convenait sans peine, ayant entendu le discours de réception d’un de ses nouveaux collègues (à l’Académie), se jeta au cou du récipiendaire, et lui dit avec effusion: «Ah! monsieur, depuis vingt ans que j’écris du galimatias, je n’ai encore rien dit de pareil.» (Curiosités littéraires, Académies, p. 299; Paulin, 1845.)

Lemierre (1723-1793), à qui l’on doit ce vers si connu et qualifié «le vers du siècle»:

Le trident de Neptune est le sceptre du monde,

qui se trouve dans son poème Le Commerce, a, dans sa première tragédie, Hypermnestre, marié en un seul jour cinquante filles d’un même père à cinquante fils du frère de ce père. C’est une intrigue empruntée, il est vrai, à la mythologie, l’histoire des Danaïdes, mais, ainsi transportée au théâtre, elle n’est pas banale. (Cf. Laharpe, ouvrage cité, t. III, 1re partie, p. 596.)

* * *

«Déposez vos douleurs dans le sein d’un homme sensible», dit un des personnages de La Mère coupable (III, 2) de Beaumarchais (1732-1799).

Ce qualificatif sensible et le substantif sensibilité, nous les retrouvons à profusion chez nombre d’écrivains, poètes ou prosateurs, du dix-huitième siècle, chez Jean-Jacques Rousseau notamment, chez Florian: «Il ne me reste qu’un cœur sensible» (Gonzalve de Cordoue, livre VI, t. II, p. 74, — et p. 28, 114, 139, 162, 164, 168, 169... édit. de la Bibliothèque nationale); etc.[22].

«Chaque siècle a son terme favori dont il use et abuse, et qui traduit sa préoccupation dominante. Au dix-huitième siècle, c’était le mot sensibilité», a remarqué, à ce propos, Paul Stapfer (Racine et Victor Hugo, p. 64).

Et l’on peut dire aussi, et non moins justement, que chaque écrivain a ses termes de prédilection, «chaque auteur a son dictionnaire et sa manière», selon la sentence de Joubert (Pensées, Du style, t. II, p. 285), et selon celle de Sainte-Beuve également: «Chaque écrivain, a-t-il dit, a son mot de prédilection, qui revient fréquemment dans le discours, et qui trahit, par mégarde, chez celui qui l’emploie, un vœu secret ou un faible.» (Cf. Charles Monselet, le journal La Vie littéraire, 9 novembre 1876.) Nous avons cité déjà plus d’une de ces «locutions favorites», — qui ne trahissent pas toujours et inévitablement un vœu ou un faible, — et nous continuerons, chemin faisant et à l’occasion, d’en mentionner.

Rappelons qu’un chœur de paysans de l’opéra de Tarare, chœur que Beaumarchais a fait disparaître de son œuvre, a été «cité longtemps comme un chef-d’œuvre de ridicule»:

Notre amour est pour la pâture,

Et tous nos soins

Sont pour nos foins.

(Cf. L.-S. Auger, Notice sur Beaumarchais, Théâtre de Beaumarchais, p. xx; Didot, 1863.)

Et cette indication scénique dans La Mère coupable (II, 2): «Bégearss... se mord le doigt avec mystère».

Encore une phrase à relever dans Beaumarchais (Mémoires, Addition au Supplément, p. 157; Garnier, 1859): «Présentant aux juges sa liste d’une main, et faisant la révérence de l’autre, Mme Goëzman a dit...»

Une jolie locution, empruntée à ces mêmes Mémoires (p. 111): «Courir comme chat sur braise».

Pour dire que des danseurs qui représentaient les vents et jouaient mal ont été hués et chassés de la scène par les spectateurs du parterre, Dorat (1734-1780) écrit:

Et le parterre enfin renvoie, avec justice,

Ces petits vents honteux souffler dans la coulisse.

(Cf. Laharpe, ouvrage cité, t. III, 1re partie, p. 100.)

«Ces petits vents honteux» ont été parfois mal interprétés.

Chamfort (1741-1794), dans une strophe où il rappelait la fameuse scène baptisée La Charité romaine, fréquemment représentée en peinture, et qui nous montre une jeune femme allaitant un vieillard, — l’aventure de Péra et de son père Cimon, que l’on confond parfois avec Éponine et son mari Sabinus, — s’exprime en ces termes drolatiques:

De son lait!... Se peut-il? Oui, de son propre père

Elle devient la mère!

(Cf. Laharpe, ouvrage cité, t. III, 2e partie, p. 445; — et Larousse, art. Charité romaine.)

La comédie de Desforges (Choudard-Desforges: 1746-1806), Le Sourd ou l’Auberge pleine, qui eut jadis tant de succès, est certainement une des plus incorrectes, des plus négligemment écrites qui aient paru.

«Oui, je m’en rappelle!» dit un des personnages. (III, 3.)

Et un autre, D’Oliban, comme l’action se passe en 1793, n’ose prononcer le mot tyran, et s’arrête juste au milieu du mot:

«... Donner ma fille au plus ridicule des maris, et de père devenir tyr... Je n’ose achever.» (III, 5.)

Déjà le vieux poète Jacques de la Taille (1543-1562) avait usé du même procédé dans sa tragédie de Daire (Darius), où, dans la dernière scène, les suprêmes paroles que Darius adresse de loin à Alexandre en expirant sont ainsi rapportées:

O Alexandre...

Ma mère et mes enfants aye en recommanda... (tion)

Il ne put achever, car la mort l’en garda (l’empêcha).

(Cf. Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au seizième siècle, p. 207.)

Ce même genre de réticence, ce même truc, se retrouve chez Florian (1755-1794). Dans son roman Gonzalve de Cordoue (livre X, t. II, p. 180; édit. de la Bibliothèque nationale), très belle épopée en prose qui mérite d’être relue, un personnage, Alamar, ennemi furieux de Gonzalve, s’écrie, en s’armant pour aller le combattre: «Je cours punir, exterminer le «détestable...» Il ne peut achever, sa colère ne lui permet pas de prononcer le nom qu’il abhorre.»

Ailleurs (livre IV, t. II, p. 36), c’est, comme tout à l’heure, pour le Darius de Jacques de la Taille, la mort qui coupe la parole à l’orateur: «Que le Dieu du ciel me pardonne! et que les Zegris, profitant du terrible exemple...» Il n’achève pas; l’impitoyable mort le saisit.»

Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc

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