Читать книгу Contes - Alfred de Musset - Страница 6

III

Оглавление

Table des matières

Emmeline ne parla de son aventure à personne. Elle n’y vit qu’une leçon pour elle, et un sujet de réflexion. Son humeur n’en fut pas altérée; seulement, quand madame d’Ennery, selon sa coutume, l’embrassait le soir avant de se retirer, un léger frisson faisait pâlir la comtesse.

Bien loin de se plaindre de sa tante, comme elle l’avait d’abord résolu, elle ne chercha qu’à se rapprocher d’elle et à la faire parler davantage. La pensée du danger étant écartée par le départ de l’adorateur, il n’était resté dans la tête de la comtesse qu’une curiosité insatiable. La marquise avait eu, dans la force du terme, ce qu’on appelle une jeunesse orageuse; en avouant le tiers de la vérité, elle était déjà très divertissante, et avec sa nièce, après dîner, elle en avouait quelquefois la moitié. Il est vrai que tous les matins elle se réveillait avec l’intention de ne plus rien dire, et de reprendre tout ce qu’elle avait dit; mais ses anecdotes ressemblaient, par malheur, aux moutons de Panurge: à mesure que la journée avançait, les confidences se multipliaient; en sorte que, quand minuit sonnait, il se trouvait quelquefois que l’aiguille semblait avoir compté le nombre des historiettes de la bonne dame.

Enfoncée dans un grand fauteuil, Emmeline écoutait gravement; je n’ai pas besoin d’ajouter que cette gravité était troublée à chaque instant par un fou rire et les questions les plus plaisantes. A travers les scrupules et les réticences indispensables, madame de Marsan déchiffrait sa tante, comme un manuscrit précieux où il manque nombre de feuillets, que l’intelligence du lecteur doit remplacer; le monde lui apparut sous un nouvel aspect; elle vit que, pour faire mouvoir les marionnettes, il fallait connaître et saisir les fils. Elle prit dans cette pensée une indulgence pour les autres qu’elle a toujours conservée; il semble, en effet, que rien ne la choque, et personne n’est moins sévère qu’elle pour ses amis; cela vient de ce que l’expérience l’a forcée à se regarder comme un être à part, et qu’en s’amusant innocemment des faiblesses d’autrui elle a renoncé à les imiter.

Ce fut alors que, de retour à Paris, elle devint cette comtesse de Marsan dont on a tant parlé, et qui fut si vite à la mode. Ce n’était plus la petite Duval, ni la jeune mariée turbulente et presque toujours décoiffée. Une seule épreuve et sa volonté l’avaient subitement métamorphosée. C’était une femme de tête et de cœur qui ne voulait ni amours ni conquêtes, et qui, avec une sagesse reconnue, trouvait moyen de plaire partout. Il semblait qu’elle se fût dit: «Puisque c’est ainsi que va le monde, eh bien! nous le prendrons tel qu’il est.» Elle avait deviné la vie, et pendant un an, vous vous en souvenez, il n’y eut pas de plaisir sans elle. On a cru et on a dit, je le sais, qu’un changement si extraordinaire n’avait pu être fait que par l’amour, et on a attribué à une passion nouvelle le nouvel éclat de la comtesse. On juge si vite, et on se trompe si bien! Ce qui fit le charme d’Emmeline, ce fut son parti pris de n’attaquer personne, et d’être elle-même inattaquable. S’il y a quelqu’un à qui puisse s’appliquer ce mot charmant d’un de nos poètes: «Je vis par curiosité,» c’est à madame de Marsan; ce mot la résume tout entière.

Monsieur de Marsan revint; le peu de succès de son voyage ne l’avait pas mis de bonne humeur. Ses projets étaient renversés. La révolution de Juillet vint par là-dessus, et il perdit ses épaulettes. Fidèle au parti qu’il servait, il ne sortit plus que pour faire de rares visites dans le faubourg Saint-Germain. Au milieu de ces tristes circonstances, Emmeline tomba malade; sa santé délicate fut brisée par de longues souffrances, et elle pensa mourir. Un an après, on la reconnaissait à peine. Son oncle l’emmena en Italie, et ce ne fut qu’en 1832 qu’elle revint de Nice avec le digne homme.

Je vous ai dit qu’il s’était formé un cercle autour d’elle; elle le retrouva au retour; mais, de vive et alerte qu’elle était, elle devint sédentaire. Il semblait que l’agilité de son corps l’eût quittée, et ne fût restée que dans son esprit. Elle sortait rarement, comme son mari, et on ne passait guère le soir sous sa fenêtre sans voir la lumière de sa lampe. Là se rassemblaient quelques amis; comme les gens d’élite se cherchent, l’hôtel de Marsan fut bientôt un lieu de réunion très agréable, que l’on n’abordait ni trop difficilement ni trop aisément, et qui eut le bon sens de ne pas devenir un bureau d’esprit. Monsieur de Marsan, habitué à une vie plus agitée, s’ennuyait de ne savoir que faire. Les conversations et l’oisiveté n’avaient jamais été fort à son goût. On le vit d’abord plus rarement chez la comtesse, et peu à peu on ne le vit plus. On a dit même que, fatigué de sa femme, il avait pris une maîtresse; comme ce n’est pas prouvé, nous n’en parlerons pas.

Cependant Emmeline avait vingt-cinq ans, et, sans se rendre compte de ce qui se passait en elle, elle sentait aussi l’ennui la gagner. L’allée des Soupirs lui revint en mémoire, et la solitude l’inquiéta. Il lui semblait éprouver un désir, et, quand elle cherchait ce qui lui manquait, elle ne trouvait rien. Il ne lui venait pas à la pensée qu’on pût aimer deux fois dans sa vie; sous ce rapport, elle croyait avoir épuisé son cœur, et monsieur de Marsan en était pour elle l’unique dépositaire; lorsqu’elle entendait la Malibran, une crainte involontaire la saisissait; rentrée chez elle et renfermée, elle passait quelquefois la nuit entière à chanter seule, et il arrivait que sur ses lèvres les notes devenaient convulsives.

Elle crut que sa passion pour la musique suffirait pour la rendre heureuse; elle avait une loge aux Italiens, qu’elle fit tendre de soie, comme un boudoir. Cette loge, décorée avec un soin extrême, fut pendant quelque temps l’objet constant de ses pensées; elle en avait choisi l’étoffe, elle y fit apporter une petite glace gothique qu’elle aimait. Ne sachant comment prolonger ce plaisir d’enfant, elle y ajoutait chaque jour quelque chose; elle fit elle-même pour sa loge un petit tabouret en tapisserie qui était un chef-d’œuvre; enfin, quand tout fut décidément achevé, quand il n’y eut plus moyen de rien inventer, elle se trouva seule, un soir, dans son coin chéri, en face du Don Juan de Mozart. Elle ne regardait ni la salle ni le théâtre; elle éprouvait une impatience irrésistible; Rubini, madame Heinefetter et mademoiselle Sontag chantaient le trio des masques, que le public leur fit répéter. Perdue dans sa rêverie, Emmeline écoutait de toute son âme; elle s’aperçut, en revenant à elle, qu’elle avait étendu le bras sur une chaise vide à ses côtés, et qu’elle serrait fortement son mouchoir à défaut d’une main amie. Elle ne se demanda pas pourquoi monsieur de Marsan n’était pas là, mais elle se demanda pourquoi elle y était seule, et cette réflexion la troubla.

Elle trouva, en rentrant, son mari dans le salon, jouant aux échecs avec un de ses amis. Elle s’assit à quelque distance, et, presque malgré elle, regarda le comte. Elle suivait les mouvements de cette noble figure, qu’elle avait vue si belle à dix-huit ans, lorsqu’il s’était jeté au-devant de son cheval. Monsieur de Marsan perdait, et ses sourcils froncés ne lui prêtaient pas une expression gracieuse. Il sourit tout à coup; la fortune tournait de son côté, et ses yeux brillèrent.

«Vous aimez donc beaucoup ce jeu? demanda Emmeline en souriant.

— Comme la musique, pour passer le temps,» répondit le comte.

Et il continua sans regarder sa femme.

«Passer le temps!» se répéta tout bas madame de Marsan, dans sa chambre, au moment de se mettre au lit. Ce mot l’empêchait de dormir. «Il est beau, il est brave, se disait-elle, il m’aime.» Cependant son cœur battait avec violence; elle écoutait le bruit de la pendule, et la vibration monotone du balancier lui était insupportable; elle se leva pour l’arrêter. «Que fais-je? se demanda-t-elle; arrêterai-je l’heure et le temps en forçant cette petite horloge à se taire?»

Les yeux fixés sur la pendule, elle se livra à des pensées qui ne lui étaient pas encore venues. Elle songea au passé, à l’avenir, à la rapidité de la vie; elle se demanda pourquoi nous sommes sur terre, ce que nous y faisons, ce qui nous attend après. En cherchant dans son cœur, elle n’y trouva qu’un jour où elle eût vécu, celui où elle avait senti qu’elle aimait. Le reste lui sembla un rêve confus, une succession de journées uniformes comme le mouvement du balancier. Elle posa sa main sur son front et sentit un besoin invincible de vivre; dirai-je, de souffrir? peut-être. Elle eût préféré en cet instant la souffrance à sa tristesse. Elle se dit qu’à tout prix elle voulait changer son existence. Elle fit cent projets de voyage, et aucun pays ne lui plaisait. Qu’irait-elle chercher? L’inutilité de ses désirs, l’incertitude qui l’accablait, l’effrayèrent; elle crut avoir eu un moment de folie; elle courut à son piano, et voulut jouer son trio des masques, mais aux premiers accords elle fondit en larmes, et resta pensive et découragée.

Contes

Подняться наверх