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V

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Qui sommes-nous, je vous le demande, pour agir aussi légèrement? Gilbert était sorti joyeux pour se rendre à cette soirée; il revint tremblant comme une feuille. Ce qu’il y avait dans ses vers d’un peu exagéré et d’un peu plus que vrai, était devenu vrai dès que la comtesse y avait touché. Elle n’avait cependant rien répondu, et, devant tant de témoins, impossible de l’interroger. Etait-elle offensée? Comment interpréter son silence? Parlerait-elle la première fois, et que dirait-elle? Son image se présentait tantôt froide et sévère, tantôt douce et riante. Gilbert ne put supporter l’incertitude; après une nuit sans sommeil, il retourna chez la comtesse; il apprit qu’elle venait de partir en poste, et qu’elle était au Moulin de May.

Il se rappela que peu de jours auparavant il lui avait demandé par hasard si elle comptait aller à la campagne, et qu’elle lui avait répondu que non; ce souvenir le frappa tout à coup. «C’est à cause de moi qu’elle part, se dit-il, elle me craint, elle m’aime!» A ce dernier mot, il s’arrêta. Sa poitrine était oppressée; il respirait à peine, et je ne sais quelle frayeur le saisit; il tressaillit malgré lui à l’idée d’avoir touché si vite un si noble cœur. Les volets fermés, la cour de l’hôtel déserte, quelques domestiques qui chargeaient un fourgon, ce départ précipité, cette sorte de fuite, tout cela le troubla et l’étonna. Il rentra chez lui à pas lents; en un quart d’heure il était devenu un autre homme. Il ne prévoyait plus rien, ne calculait rien; il ne savait plus ce qu’il avait fait la veille, ni quelles circonstances l’avaient amené là ; aucun sentiment d’orgueil ne trouvait place dans sa pensée; durant cette journée entière, il ne songea pas même aux moyens de profiter de sa position nouvelle, ni à tenter de voir Emmeline; elle ne lui apparaissait plus ni douce ni sévère; il la voyait assise à la terrasse, relisant les stances qu’elle avait gardées; et, en se répétant: «Elle m’aime!» il se demandait s’il en était digne.

Gilbert n’avait pas vingt-cinq ans; lorsque sa conscience eut parlé, son âge lui parla à son tour. Il prit la voiture de Fontainebleau le lendemain, et arriva le soir au Moulin de May; quand on l’annonça, Emmeline était seule; elle le reçut avec un malaise visible; en le voyant fermer la porte, le souvenir de monsieur de Sorgues la fit pâlir. Mais, à la première parole de Gilbert, elle vit qu’il n’était pas plus rassuré qu’elle-même. Au lieu de lui toucher la main comme il faisait d’ordinaire, il s’assit d’un air plus timide et plus réservé qu’auparavant. Ils restèrent seuls environ une heure, et il ne fut question ni des stances ni de l’amour qu’elles exprimaient. Quand monsieur de Marsan rentra de la promenade, un nuage passa sur le front de Gilbert; il se dit qu’il avait bien mal profité de son premier tête-à-tête. Mais il en fut tout autrement d’Emmeline; le respect de Gilbert l’avait émue; elle tomba dans la plus dangereuse rêverie; elle avait compris qu’elle était aimée, et, de l’instant qu’elle se crut en sûreté, elle aima.

Lorsqu’elle descendit, le jour suivant, au déjeuner, les belles couleurs de la jeunesse avaient reparu sur ses joues; son visage, aussi bien que son cœur, avait rajeuni de dix ans. Elle voulut sortir à cheval, malgré un temps affreux; elle montait une superbe jument qu’il n’était pas facile de faire obéir, et il semblait qu’elle voulût exposer sa vie; elle balançait, en riant, sa cravache au-dessus de la tête de l’animal inquiet, et elle ne put résister au singulier plaisir de le frapper sans qu’il l’eût mérité ; elle le sentit bondir de colère, et, tandis qu’il secouait l’écume dont il était couvert, elle regarda Gilbert. Par un mouvement rapide, le jeune homme s’était approché et voulait saisir la bride du cheval. «Laissez, laissez, dit-elle en riant, je ne tomberai pas ce matin.»

Il fallait pourtant bien parler de ces stances, et ils s’en parlaient en effet beaucoup tous deux, mais des yeux seulement: ce langage en vaut bien un autre. Gilbert passa trois jours au Moulin de May, sur le point de tomber à genoux à chaque instant. Quand il regardait la taille d’Emmeline, il tremblait de ne pouvoir résister à la tentation de l’entourer de ses bras; mais, dès qu’elle faisait un pas, il se rangeait pour la laisser passer, comme s’il eût craint de toucher sa robe. Le troisième jour au soir, il avait annoncé son départ pour le lendemain matin; il fut question de valse en prenant le thé, et de l’ode de Byron sur la valse. Emmeline remarqua que, pour parler avec tant d’animosité, il fallait que le plaisir eût excité bien vivement l’envie du poète qui ne pouvait le partager; elle fut chercher le livre à l’appui de son dire, et, pour que Gilbert pût lire avec elle, elle se plaça si près de lui, que se cheveux lui effleurèrent la joue. Ce léger contact causa au jeune homme un frisson de plaisir auquel il n’eût pas résisté si M. de Marsan n’eût été là. Emmeline s’en aperçut et rougit: on ferma le livre, et ce fut tout l’événement du voyage.

Voilà, n’est-il pas vrai, madame, un amoureux assez bizarre? Il y a un proverbe qui prétend que ce qui est différé n’est pas perdu. J’aime peu les proverbes en général, parce que ce sont des selles à tous chevaux; il n’en est pas un qui n’ait son contraire, et, quelque conduite que l’on tienne, on en trouve un pour s’appuyer. Mais je confesse que celui que je cite me paraît faux cent fois dans l’application, pour une fois qu’il se trouvera juste, tout au plus à l’usage de ces gens aussi patients que résignés, aussi résignés qu’indifférents. Qu’on tienne ce langage en paradis, que les saints se disent entre eux que ce qui est différé n’est pas perdu, c’est à merveille; il sied à des gens qui ont devant eux l’éternité de jeter le temps par les fenêtres. Mais nous, pauvres mortels, notre chance n’est pas si longue. Aussi, je vous livre mon héros pour ce qu’il est; je crois pourtant que, s’il eût agi de toute autre manière, il eût été traité comme de Sorgues.

Madame de Marsan revint au bout de la semaine. Gilbert arriva un soir chez elle de très bonne heure. La chaleur était accablante. Il la trouva seule au fond de son boudoir, étendue sur un canapé. Elle était vêtue de mousseline, les bras et le col nus. Deux jardinières pleines de fleurs embaumaient la chambre; une porte ouverte sur le jardin laissait entrer un air tiède et suave. Tout disposait à la mollesse. Cependant une taquinerie étrange, inaccoutumée, vint traverser leur entretien. Je vous ai dit qu’il leur arrivait continuellement d’exprimer en même temps, et dans les mêmes termes, leurs pensées, leurs sensations; ce soir-là ils n’étaient d’accord sur rien, et par conséquent tous deux de mauvaise foi. Emmeline passait en revue certaines femmes de sa connaissance. Gilbert en parla avec enthousiasme, et elle en disait du mal à proportion. L’obscurité vint; il se fit un silence. Un domestique entra, apportant une lampe; madame de Marsan dit qu’elle n’en voulait pas, et qu’on la mît dans le salon. A peine cet ordre donné, elle parut s’en repentir, et, s’étant levée avec quelque embarras, elle se dirigea vers son piano. «Venez voir, dit-elle à Gilbert, le petit tabouret de ma loge que je viens de faire monter autrement; il me sert maintenant pour m’asseoir là ; on vient de me l’apporter tout à l’heure, et je vais vous faire un peu de musique, pour que vous en ayez l’étrenne.»

Elle préludait doucement par de vagues mélodies, et Gilbert reconnut bientôt son air favori, Le Désir, de Beethoven. S’oubliant peu à peu, Emmeline répandit dans son exécution l’expression la plus passionnée, pressant le mouvement à faire battre le cœur, puis s’arrêtant tout à coup comme si la respiration lui eût manqué, forçant le son et le laissant s’éteindre. Nulles paroles n’égaleront jamais la tendresse d’un pareil langage. Gilbert était debout, et de temps en temps les beaux yeux d’Emmeline se levaient pour le consulter. Il s’appuya sur l’angle du piano, et tous deux luttaient contre le trouble, quand un accident presque ridicule vint les tirer de leur rêverie.

Le tabouret cassa tout à coup, et Emmeline tomba aux pieds de Gilbert. Il s’élança pour lui tendre la main; elle la prit et se releva en riant; il était pâle comme un mort, craignant qu’elle ne se fût blessée. «C’est bon, dit-elle, donnez-moi une chaise; ne dirait-on pas que je suis tombée d’un cinquième?»

Elle se mit à jouer une contredanse, et, tout en jouant, à le plaisanter sur la peur qu’il avait eue. «N’est-il pas tout simple, lui dit-il, que je m’effraye de vous voir tomber? — Bah! répondit-elle, c’est un effet nerveux; ne croyez-vous pas que j’en suis reconnaissante? Je conviens que ma chute est ridicule, mais je trouve, ajouta-t-elle assez sèchement, je trouve que votre peur l’est davantage.»

Gilbert fit quelques tours de chambre, et la contre danse d’Emmeline devenait moins gaie d’instant en instant. Elle sentait qu’en voulant le railler elle l’avait blessé. Il était trop ému pour pouvoir parler. Il revint s’appuyer au même endroit, devant elle; ses yeux gonflés ne purent retenir quelques larmes; Emmeline se leva aussitôt et fut s’asseoir au fond de la chambre, dans un coin obscur. Il s’approcha d’elle et lui reprocha sa dureté. C’était le tour de la comtesse à ne pouvoir répondre. Elle restait muette et dans un état d’agitation impossible à peindre; il prit son chapeau pour sortir, et, ne pouvant s’y décider, s’assit près d’elle; elle se détourna et étendit le bras comme pour lui faire signe de partir; il la saisit et la serra sur son cœur. Au même instant on sonna à la porte, et Emmeline se jeta dans un cabinet.

Le pauvre garçon ne s’aperçut le lendemain qu’il allait chez madame de Marsan qu’au moment où il y arrivait. L’expérience lui faisait craindre de la trouver sévère et offensée de ce qui s’était passé. Il se trompait, il la trouva calme et indulgente, et le premier mot de la comtesse fut qu’elle l’attendait. Mais elle lui annonça fermement qu’il leur fallait cesser de se voir. «Je ne me repens pas, lui dit-elle, de la faute que j’ai commise, et je ne cherche à m’abuser sur rien. Mais, quoi que je puisse vous faire souffrir et souffrir moi-même, monsieur de Marsan est entre nous; je ne puis mentir; oubliez-moi.»

Gilbert fut atterré par cette franchise, dont l’accent persuasif ne permettait aucun doute. Il dédaignait les phrases vulgaires et les vaines menaces de mort qui arrivent toujours en pareil cas; il tenta d’être aussi courageux que la comtesse, et de lui prouver du moins par là quelle estime il avait pour elle. Il lui répondit qu’il obéirait et qu’il quitterait Paris pour quelque temps; elle lui demanda où il comptait aller, et lui promit de lui écrire. Elle voulut qu’il la connût tout entière, et lui raconta en quelques mots l’histoire de sa vie, lui peignit sa position, l’état de son cœur, et ne se fit pas plus heureuse qu’elle n’était. Elle lui rendit ses vers, et le remercia de lui avoir donné un moment de bonheur. «Je m’y suis livrée, lui dit-elle, sans vouloir y réfléchir; j’étais sûre que l’impossible m’arrêterait; mais je n’ai pu résister à ce qui était possible. J’espère que vous ne verrez pas dans ma conduite une coquetterie que je n’y ai pas mise. J’aurais dû songer davantage à vous; mais je ne vous crois pas assez d’amour pour que vous n’en guérissiez bientôt.

— Je serai assez franc, répondit Gilbert, pour vous dire que je n’en sais rien, mais je ne crois pas en guérir. Votre beauté m’a moins touché que votre esprit et votre caractère, et, si l’image d’un beau visage peut s’effacer par l’absence ou par les années, la perte d’un être tel que vous est à jamais irréparable. Sans doute, je guérirai en apparence, et il est presque certain que dans quelque temps je reprendrai mon existence habituelle; mais ma raison même dira toujours que vous eussiez fait le bonheur de ma vie. Ces vers que vous me rendez ont été écrits comme par hasard, un instant d’ivresse les a inspirés; mais le sentiment qu’ils expriment est en moi depuis que je vous connais, et je n’ai eu la force de le cacher que par cela même qu’il est juste et durable. Nous ne serons donc heureux ni l’un ni l’autre, et nous ferons au monde un sacrifice que rien ne pourra compenser.

— Ce n’est pas au monde que nous le ferons, dit Emmeline, mais à nous-mêmes, ou plutôt c’est à moi que vous le ferez. Le mensonge m’est insupportable, et hier soir, après votre départ, j’ai failli tout dire à monsieur de Marsan. Allons, ajouta-t-elle gaiement, allons, mon ami, tâchons de vivre.»

Gilbert lui baisa la main respectueusement, et ils se séparèrent.

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