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LES PRÉDÉCESSEURS DE RUBENS.

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Enfin, dans le demi-jour qui éclairait insuffisamment l’école d’Anvers, et que rien ne changeait en aurore, un homme d’élite apparut tout à coup, semblable à un roi mage guidé par une étoile. Il se nommait Quentin Metsys, et était issu d’une race laborieuse, où on travaillait le fer avec une habileté remarquable, où on en fabriquait des serrures, des outils, des rampes, balustrades, cages de puits, tabernacles, dais d’autels, couvercles de fonts baptismaux. Cette famille se composait de deux branches, l’une qui habitait Anvers, l’autre Louvain. Ce fut dans cette dernière ville que le peintre futur vint au monde, en 1466. Il apprit tout jeune à battre l’enclume et à manier les lourdes pinces des taillandiers. Nul doute qu’il ne révélât dès ses débuts le sentiment de l’élégance et une adresse de main peu commune. Son imagination, d’ailleurs, subissait les influences les plus heureuses. Louvain montrait, au quinzième siècle, un goût passionné pour les beaux-arts. Mathieu de Layens construisait alors son riche et gracieux hôtel de ville, le peintre décorateur Hubert Stuerbout dessinait les modèles des bas reliefs qui devaient orner les impostes des niches; les sculpteurs Othon van den Putte, Guillaume Ards, Josse Beyert et Guillaume Faes taillaient la pierre en hommes supérieurs; Thierry Bouts fondait une école de peinture, qui semble avoir prospéré, puisque l’on connaît les noms de treize élèves formés par lui; enfin la serrurerie et l’horlogerie produisaient des chefs-d’œuvre. A la fin du siècle cependant la fortune de la cité penchait vers son déclin, tandis que la navigation, le commerce et l’industrie prenaient à Anvers de rapides développements.

Le père de Quentin Metsys étant mort avant l’année 1482, et Josse, son fils aîné, ayant pris possession de la forge patrimoniale, puis s’étant marié en 1488, Quentin jugea nécessaire d’aller chercher fortune dans une autre ville, et d’emmener sa mère, qui aimait mieux le suivre que de faire partie du nouveau ménage. La seule résidence qu’il pût choisir était Anvers, berceau probable de sa famille, où se concentrait alors le commerce des Pays-Bas, et où il était sûr de trouver d’abondantes ressources. Un jour donc, il y arriva, loua dans la rue des Tanneurs une petite habitation que l’image d’un singe, taillée au-dessus de la porte, désignait en place de numéro, suivant une habitude naïve de l’époque.

Tout le monde connaît l’histoire de son premier amour, histoire gracieuse et poétique, regardée longtemps comme une légende, mais d’une exactitude incontestable. Le forgeron s’était épris d’une jeune personne distinguée, à laquelle plaisait sa belle figure et qui rêvait d’affronter avec lui les caprices du sort. Mais son père était passionné pour la peinture, voulait marier sa fille avec un peintre et jugeait trop grossière la profession du batteur d’enclume. Inspiré par la tendresse, Quentin Metsys abandonna les tenailles et le marteau, entra dans l’atelier d’un coloriste et habitua sa main robuste au travail délicat des imagiers. Son talent se développa d’une manière si rapide qu’on ne tarda point à sonner pour lui le carillon des noces. Et la blanche couronne des fiancées orna le front d’Alice van Tuylt.

On n’a jamais cherché en quel endroit eut lieu cette romanesque aventure. Mais une circonstance paraît prouver que ce fut à Louvain: c’est à Louvain que Metsys dut faire son apprentissage de coloriste, chez un des fils de Thierry Bouts, sa manière se rapprochant surtout du style qui régnait dans cette école. Aussi ne figure-t-il point comme élève sur les registres de la corporation de Saint-Luc, à Anvers, où il fut admis d’emblée comme franc-maître en 1491. Il avait alors vingt-cinq ans. C’est bien l’âge des tendresses passionnées, où l’on s’écrie: «Une heure, et puis mourir!» Quand il vint s’établir sur les bords de l’Escaut, il est donc probable qu’il emmenait avec lui sa jeune femme.

Le succès de Metsys paraît avoir été beaucoup plus précoce, sa destinée beaucoup plus brillante qu’on ne l’avait supposé jusqu’ici. Une vieille tradition, en Angleterre, tradition reproduite par tous les guides au château de Windsor , lui attribue la cage en fer martelé, qui environne le tombeau d’Édouard IV, sous les voûtes de la chapelle Saint-George, magnifique réseau de métal, où une imagination puissante a été secondée par une main habile. On n’a jamais cité à l’appui du fait une preuve authentique, mais peut-être en découvrirait-on, si on fouillait les archives du vieux manoir. Édouard IV avait commencé l’érection de cette chapelle en 1474, puis il était mort, après vingt-deux ans de règne, le 9 avril 1483. Henri VII, qui monta sur le trône en 1485, lorsque Metsys avait déjà dix-neuf ans, continua le pieux édifice et chargea son premier ministre, Réginald Bray, de surveiller les travaux. Mais que le forgeron de Louvain ait exécuté seul, ou avec son frère Josse, le splendide entourage, il est positif qu’il travailla de bonne heure pour la Grande-Bretagne.

C’est ce que mettent hors de doute les magnifiques tapisseries conservées, depuis 221 ans, dans la cathédrale d’Aix, en Provence. Elles décoraient à Londres, avant la révolution de 1648, l’ancienne église de Saint-Paul, monument célèbre, détruit peu de temps après par les flammes, en 1666. Vendues à vil prix, quand la sournoise ambition de Cromwell eut abattu la tête de Charles Ier, elles passèrent sur le continent et se trouvaient à Paris en 1656. Un chanoine d’Aix, le sieur De Minata, ayant eu occasion de les voir, les acheta, le 4 avril de cette année, pour la somme de 1,2U0 écus, suivant le témoignage des archives capitulaires. Elles forment une suite de quinze grands panneaux, où sont traités vingt-huit sujets, où l’histoire de la Vierge se trouve mêlée habilement à l’histoire du Christ: la grande scène du Jugement dernier, prédite par le Messie peu de temps avant sa mort, termine la narration. Le style est absolument conforme à la manière de Quentin Metsys, et les caractères en sont si nets, si bien accusés, qu’on ne pourrait essayer une attribution différente. C’est le genre de physionomies qu’il aimait, la forme singulière qu’il donnait aux yeux, ses amples costumes et ses étoffes surabondantes, sa façon connue de les agencer. Les images de femmes, qui sont nombreuses, offrent toutes, à peu d’exception près, le type anversois. Une inscription latine, où le nom de l’auteur a malheureusement disparu, nous apprend que ce vaste poëme fut terminé en 1511.

Or, les frais paraissent en avoir été payés au moyen d’une souscription, et les diverses tapisseries portent les armes des personnages qui en ont acquitté la dépense. Ces illustres amateurs n’étaient rien moins que Henri VII et Henri VIII, Réginald Bray, ministre favori du premier roi, le cardinal Morton, nommé archevêque de Kenterbury en 1486, mort en 1500; Henri Deen, son successeur, chef du diocèse jusqu’en l’année 1506; William Warham, qui était évêque de Londres et grand chancelier d’Angleterre, quand il fut nommé à son tour primat du royaume. Citons encore les armoiries des familles Okthanton et Portland. Metsys dut en conséquence faire plusieurs voyages à Londres, fréquenter la haute aristocratie britannique. Et ces nobles relations ne cessèrent jamais, car le fameux Thomas Morus, qui devint grand chancelier d’Angleterre, lui adressait en 1519 une pièce de vers latins, où il le comble d’éloges, où il l’appelle régénérateur d’un vieil art, expression très - remarquable, puisque Metsys donnait effectivement à l’art de peindre une direction nouvelle .

La première école flamande avait, sous son aspect tranquille, la vie la plus profonde et la plus caractérisée. Quel homme de goût n’admire, ne regrette un peu ce style original et frappant, cette couleur fine, intense, que l’on prendrait pour de l’émail, tant le grain en est serré, tant la surface en est brillante et polie; cette précision de dessin que l’on aime, quand on y a l’œil habitué, quoiqu’elle paraisse dure aux admirateurs exclusifs de la manière moderne; cette observation délicate, minutieuse, de la nature, qui ne néglige aucun détail; ce système de composition, qui embrasse tous les objets, en sorte que chaque tableau est une image du monde, où figurent près de l’homme les bois, les prairies, le ciel, les fleurs, les animaux, les étangs et les rivières, les œuvres de l’architecture et les productions variées de l’industrie; enfin ce sentiment pieux, tranquille, doux et rêveur, qui est spécial au quinzième siècle et au début du seizième, don gracieux attestant la jeunesse de la peinture et l’heureuse influence des idées chrétiennes? Les écoles savantes le détruisirent peu à peu; c’était une première fleur, elle tomba, quand le printemps fit place à l’été, quand l’art moderne entra dans son âge mûr. Mais, si brillantes qu’aient pu être les qualités obtenues depuis, on regrette souvent la fraîcheur morale, la noble ingénuité de l’époque antérieure, comme on regrette dans la femme accomplie et expérimentée le charme virginal, la tendresse confiante et naïve, la beauté suave et intacte de la jeune fille: c’est l’attrait du matin opposé à l’éclat du jour.

Mais tout change en ce monde, et change par des modifications insensibles. Une loi mystérieuse, qui s’applique aux sphères les plus vastes, comme aux cirons et aux cryptogames, veut que chaque existence se transforme, soit agitée d’un mouvement perpétuel: la mort même, dans ses décompositions rapides, n’a pas un instant de repos. Metsys ne suivit donc point docilement la route frayée par ses prédécesseurs. Il peignait plus hardiment que l’école de Bruges: son dessin était plus facile, la dimension de ses personnages plus grande. Quoique ses rudes travaux n’eussent pas altéré la délicatesse de sa main, que sa couleur soit fine et harmonieuse, il l’appliquait avec une largeur inconnue avant lui: on y sent un vague effort pour se rapprocher de la nature, pour modifier l’ancienne manière. L’école de Thierry Bouts fut son point de départ, mais il la dépassa. Les effets qu’il cherche, les combinaisons qu’il essaie, témoignent d’une profonde pensée. Les accessoires perdirent avec lui de leur importance: quoiqu’il les traitât d’une façon moins timide, il en détourna l’attention au profit des acteurs. L’homme prit dans les œuvres figurées la première place, la place qui lui appartient, au détriment du monde externe. Le talent de Metsys fut le plus original que les Pays-Bas eussent vu naître à la fin du quinzième siècle et briller à l’aube du seizième.

Il avait des types particuliers, souvent bizarres, qu’il faut connaître. A peine s’il entr’ouvrait les paupières de ses personnages, ne laissant voir qu’une faible partie de leurs prunelles. Les formes singulières de ses têtes ne sont pas sans analogie avec les traits irréguliers, insolites, qu’affectionnait Léonard de Vinci. Comme le maître florentin, il semblait aimer l’art comique, burlesque même, et peignait très-bien la laideur. Il ne haïssait pas non plus les scènes grivoises ou prosaïques, les données vulgaires ou libertines. A l’exemple de Léonard, il déployait souvent au fond de ses tableaux des paysages fantastiques .

Et pourtant, comme il était fils du quinzième siècle, il garda jusqu’à son dernier jour un sentiment de douceur, de rêverie et de componction, qui lui venait de cette source pure, qu’il associait avec des tendances plus positives et plus communes. C’est ce que prouve un charmant tableau possédé naguère par Diaz, vendu récemment aux enchères et acquis par M. Rattier , pour la somme de 3,000 francs. Non-seulement il ne trahit aucune langueur sénile, mais il doit être classé parmi les meilleurs ouvrages de l’auteur. Nulle part il n’a mêlé plus intimement la poésie de la première école flamande à l’observation de la réalité. Cette peinture nous montre la Vierge et son fils dans une toute petite chambre, qui contient avec peine un lit à courtines et les deux personnages. Derrière la mystique épouse, les vitres supérieures d’une fenêtre portent l’inscription suivante: Q. M. 1529. Le maître a donc exécuté cette image une année avant sa mort. Il s’en faut que Marie soit une femme idéale et sans patrie, descendue un beau jour du pays des chimères. Elle a un type local des plus accentués: c’est une fille de l’Escaut. Son grand front aux lignes pures, son joli nez, sa bouche délicate, son menton élégant, sa belle peau nacrée où serpentent des filets d’azur, ont un caractère spécial. Les paupières entr’ouvertes ne laissent voir qu’une partie de l’œil, suivant l’habitude du peintre. Les cheveux roux, d’une médiocre longueur, tombent librement sur les épaules et sont à demi voilés par une frêle mousseline. La Vierge porte une robe bleue, d’où sortent les manches d’un surcot amarante foncé, en velours. La chemisette plissée, bordée d’une jolie dentelle, qui dépasse, comme une guimpe, le haut de la robe, n’aurait pas un aspect différent sur un tableau de Memlinc. Et malgré cette précision familière, malgré ce réalisme flamand, une sorte de douce poésie enveloppe la mère divine, comme une suave et pieuse atmosphère. La même grâce morale idéalise le jeune Sauveur, que la Vierge porte sur sa main gauche et retient de sa main droite. C’est cependant un véritable gamin des rues, aux traits communs, aux formes vulgaires: Metsys aura pris pour modèle l’enfant de quelque manœuvre. Mais, de ses lèvres charnues, il baise sa mère sur la bouche avec une émotion de délicate tendresse, que partage la fille de David et qui les ennoblit tous deux. Suivant cette habitude charmante de l’école brugeoise, qui associait toujours la nature aux actions de l’homme, le monde extérieur aux scènes de la vie intime, un volet tout grand ouvert laisse apercevoir, derrière Marie, un paysage compliqué, où un fragment de ville s’étage aux flancs d’une abrupte colline, où serpente une vallée pleine d’arbres épars, où une autre ville dresse au loin ses toitures, devant un rideau de montagnes bleuâtres qui ferme l’horizon, sous un ciel bleu dans le haut, blanc dans le bas, parsemé de nues légères.

Quentin Metsys donc, malgré son esprit novateur, malgré ses efforts pour ouvrir à la peinture des routes inconnues, était loin d’avoir rompu avec le passé, entretenait malgré lui, sans le savoir peut-être, les traditions de la première école flamande: il subissait la loi générale qui domine tous les phénomènes de la vie, en ménage les transitions et opère doucement, peu à peu, avec une sage prudence, les plus graves métamorphoses.

Le forgeron d’Anvers mourut en 1530, âgé de soixante-quatre ans, et il mourut tout entier, ne laissant derrière lui qu’un fils à peine médiocre, des élèves insipides et de faibles imitateurs. Peut-être faudrait-il montrer moins de dédain pour Jean van Hemessen, qui paraît avoir marché sur ses traces; mais c’est un artiste dont on ne connaît bien ni la vie ni les travaux, et dont le talent d’ailleurs ne dépassait point la zone moyenne, où s’arrêtent les hommes secondaires . Le phénomène hétéroclite dont nous avons déjà parlé, l’absence complète de talent, de verve, d’inspiration, chez une race qui devait un jour étonner l’Europe par ses puissantes ressources intellectuelles, stérilisa l’enseignement eL l’exemple de Quentin Metsys .

Une seconde cause l’empêcha d’exercer autour de lui une action durable et féconde, le mouvement de la Renaissance, qui entraînait les imaginations vers les Anciens et vers l’Italie, héritière de leurs tendances et même, jusqu’à un certain point, de leurs traditions. Ce mouvement, ainsi que des témoignages positifs nous ont permis de le constater, avait pénétré à Anvers dès la fin du quinzième siècle. Au début du seizième, les peintres flamands prirent l’habitude d’aller travailler sur le sol de l’Italie, pendant un laps de temps plus ou moins long. Jean de Maubeuge traversa les Alpes en 1508, Bernard van Orley, dit Bernard de Bruxelles, vers 1510; Michel van Coxie, Lambert Lombard, Jean Schoreel, Heemskerk prirent la même route. Aussi le premier peintre anversois quelque peu illustre, dont le nom s’offre à nous après celui du dessinateur-forgeron, est-il François de Vrindt, dit Frans Floris, admirateur passionné du genre ultramontain. Il avait étudié à Liège sous la direction de Lambert Lombard, épris lui-même des formes et des doctrines accréditées par les artistes grecs et romains, avant même qu’il eût visité la péninsule, où des circonstances malheureuses ne le laissèrent résider qu’un petit nombre de mois. Ainsi préparé, Frans Floris céda sans résistance à l’impulsion de la mode, comme on suit le mouvement d’une foule qui marche tout entière dans le même sens. La première génération d’imitateurs avait pris Raphaël pour guide; l’artiste anversois et ses contemporains préférèrent le style grandiose de Michel-Ange. Ce fut à qui s’approprierait le mieux sa science anatomique, l’énergie de ses formes, de son expression, les attitudes violentes et audacieuses de ses personnages. La Chute des Anges rebelles, le Jugement dernier étant des motifs en harmonie avec cette tendance, on y revint constamment. Les sujets plus doux, plus calmes, les épisodes de l’Évangile perdirent à proportion dans la faveur des coloristes; ou bien on les négligeait, ou bien on les traitait d’une manière sèche, prosaïque, dépourvue de grâce et de sentiment. La verve des artistes ne se ranimait que pour figurer les incidents les plus scabreux de la Bible: on cherchait dans l’Ancien Testament des motifs de scènes voluptueuses, comme dans un livre païen. Et à mesure que les emprunts au goût méridional, aux méthodes et aux prédilections d’une école étrangère, devenaient plus nombreux, plus importants, le fond national s’appauvrissait. En conservant son indépendance, sa physionomie originale, Quentin Metsys avait pu acheminer la peinture dans des voies nouvelles: ceux qui vinrent après lui se croyaient perdus, quand un maître italien ne marchait pas devant eux.

Il ne faut pas croire néanmoins que Frans Floris eût dépouillé entièrement sa nature septentrionale, se fût assimilé sans partage aux maîtres de Rome et de Florence. Il ne les imitait, ne les rappelait que dans une certaine mesure, ne s’était approprié que d’une manière imparfaite leurs procédés, leurs sentiments, leur caractère. Malgré tous ses efforts, il restait Flamand, ne fût-ce que par un certain manque de grâce et de noblesse idéales. A ses débuts même, c’est-à-dire quand il exécutait ses meilleurs tableaux, il peignait encore avec la couleur brugeoise, pratiquait de tous points l’ancienne méthode. Trois ouvrages de cette époque montrent son attachement aux vieux procédés, aux traditions nationales. L’un, qui orne le musée de Berlin (n° 662) et retrace la galante aventure de Loth et de ses filles, m’a paru si beau que j’ai douté de l’attribution: la facture me semblait supérieure au talent de Floris. J’avais tort, car, depuis cette époque, j’ai eu l’occasion d’acheter en vente publique une œuvre aussi bien exécutée, figurant le même sujet, qui offre indubitablement tous les caractères de son style. Les procédés du quinzième siècle y sont employés d’une manière si exacte, que les vêtements, que les principaux accessoires y forment saillie par de vigoureux empâtements, comme dans les œuvres des maîtres brugeois et des vieux peintres d’Allemagne, cernent les chairs lisses et brillantes, expédient par lequel on semble avoir voulu reproduire la finesse de la peau. La troisième page, qui est d’un minutieux travail, décore à Aix le musée Bourguignon de Fabregoule: il représente, sur une petite plaque de cuivre, la Résurrection des morts pour le Jugement dernier. Ces tableaux exceptionnels, malgré la science déployée, affectée même, dans les nus, ont l’aspect flamand le plus prononcé, charment surtout parleur belle couleur septentrionale. Mais deux mauvais génies, le démon du vin et la fureur de l’imitation vicièrent, détruisirent bientôt ces qualités premières: la couleur de Frans Floris devint rude, sèche, discordante et blafarde; son dessin négligé, en même temps que maniéré, singea inutilement les formes italiennes. Quand le maître anversois mourut à 55 ans, le 1er octobre 1570, il errait dans une sorte de zone crépusculaire, entre le goût national, qu’il avait abandonné sous l’influence d’une vaine illusion, et le génie des races italiennes qu’il n’avait pu atteindre.

Un succès immense pourtant le couronna d’une gloire trompeuse, lui donna le maintien d’un prophète et l’air majestueux d’un créateur. Van Mander nous apprend qu’il forma jusqu’à cent-vingt élèves; toutes les provinces des Pays-Bas lui envoyaient des disciples respectueux; il en venait même de l’étranger. C’est qu’il était soutenu, exalté, par la plus puissante de toutes les forces dans les sociétés humaines, l’engouement public: ce torrent de l’opinion entraîne les rochers aussi bien que les cailloux, les troncs noueux comme les brins d’herbe. On ne cherchait, on ne rêvait, on n’ambitionnait que la gloire d’imiter les peintres méridionaux; comme si chaque peuple n’avait pas son idéal, on ne voyait la perfection que dans l’idéal des écoles ultramontaines. Et Frans Floris ayant à propos secondé, personnifié en lui cette aberration enthousiaste on lui attribua un mérite qui dépassait de beaucoup ses facultés réelles, on le traita comme un grand initiateur. La passion du jour lui dressa des arcs de triomphe.

Un incident curieux montra quelle haute idée de son talent avaient les artistes du Nord, quelle influence il exerçait au loin. Ayant été appelé à Deft, pour examiner l’endroit où devait être placé, dans la chapelle Sainte-Croix de la cathédrale, un Sauveur sur le Golgotha, qu’on lui avait demandé, il voulut faire une excursion à Leyde et y visiter un peintre de l’époque, Aart Klaaszoon, c’est-à-dire Artus fils de Nicolas, nommé aussi Aartgen (le petit Artus) de Leyde. C’était un homme d’un mérite très-inégal, ayant plus de verve et d’esprit que de patience et d’études, qui, dans ses grands tableaux, donnait souvent à ses figures des proportions trop longues, ne les dessinait même pas toujours correctement, peignait d’ailleurs d’une façon malpropre et désagréable, mais savait composer un motif avec beaucoup d’esprit et d’adresse, donner à l’ensemble d’une œuvre une très-belle tournure, avantage fort apprécié de son temps par les connaisseurs . Frans Floris étant donc arrivé à.Leyde et ayant demandé où résidait le peintre, fut tout surpris de voir qu’il habitait une maison délabrée, près des remparts, au bord d’un canal (Zijd-Gragt). Il frappa, témoigna le désir de voir le maître du logis: Aartgen était absent. De Vrindt alors demanda la permission d’entrer dans son atelier, pour examiner ses ouvrages, attendu qu’il venait de loin et avait fait le voyage exprès. On n’eut garde de contrarier son désir. Étant donc monté dans un petit grenier, où dessinaient les élèves du coloriste, il emprunta le crayon de l’un d’eux, esquissa sur la muraille badigeonnée à la chaux une tête de bœuf, un Saint-Luc et les armoiries de la corporation des peintres, autant que le lui permettait l’exiguïté de la surface. Ce croquis fut longtemps conservé avec respect, jusqu’au moment où la masure tomba en ruines. François étant alors retourné dans son auberge, et Artus revenu chez lui, on annonça au maître hollandais qu’un étranger qui désirait le voir, ne l’ayant pas rencontré, n’avait pas voulu dire son nom, mais avait tracé une ébauche sur la muraille. Ayant examiné le dessin, Artus s’écria: — «C’était Frans Floris!» —Et comme il avait un caractère timide, modeste à l’excès, dit Karel van Mander, admirant beaucoup les œuvres d’autrui, estimant peu les siennes, il éprouva un sentiment de confusion, en pensant qu’un si grand homme lui avait rendu visite. Le peintre anversois l’ayant fait prier de venir le voir à son hôtel, Artus s’y refusa d’abord, ne se jugeant pas digne de faire société avec un tel maître: il fallut vaincre sa répugnance. Lorsqu’enfin il osa lever les yeux sur l’artiste flamand, répondre à ses discours, De Vrindt lui proposa de l’emmener à Anvers, lui assurant qu’on y payerait mieux ses travaux, que bien loin de gagner difficilement sa nourriture, il vivrait comme un seigneur. Mais Artus lui répondit que son humble condition lui suffisait, qu’il n’avait aucun désir de luxe et n’enviait pas le sort des rois, bornant son ambition à vivre en paix, en gaieté de cœur, dans son humble logis. Et le maître anversois, n’ayant pu le faire changer d’opinion, le quitta pour retourner sur les bords de l’Escaut .

Un artiste original comme Metsys, demeuré comme lui fidèle au sol, au goût, aux habitudes, aux traditions de sa patrie, aux tendances morales et aux procédés matériels de la peinture indigène, exerça une action plus durable, fut un créateur dans le genre du portrait. Né à Anvers, en 1490 selon toute probabilité, reçu franc-maître en 1511, plus âgé de huit ans que le fameux Holbein, il n’avait été précédé par Titien que de treize ans dans la carrière où il excella: son style d’ailleurs n’a aucun rapport avec celui du maître vénitien. Il fut dans le Nord le premier des grands portraitistes, qui s’adonnèrent spécialement à la reproduction de la face humaine. D’après le témoignage de Karel van Mander, il était le meilleur coloriste de son époque. «Il donnait très-habilement du relief aux diverses formes, nous apprend le vieux chroniqueur, savait rendre admirablement les carnations, qu’il mettait en saillie sans ombres, avec la couleur même de la chair.» Le roi François Ier, voulant avoir quelque temps à sa disposition un effigiateur d’un mérite incontestable, et ayant envoyé exprès dans les Pays-Bas un messager, qui avait l’ordre de ramener avec lui le maître le plus expert en ce genre, on lui désigna Josse van Cleef. Son pinceau retraça de la manière la plus brillante le roi, la reine et d’autres princes: «de quoy il obtint louange, rapporte Guichardin, et fut très-richement salarié et guerdonné .» Son image peinte par lui-même, qui orne le château d’Althorp, en Angleterre; une autre effigie de sa personne et le portrait de sa femme, qu’on voit au château de Windsor, font naître l’admiration de tous les connaisseurs, et produisirent le plus grand effet à l’exposition de Manchester. Mais trois artistes hollandais, Antoine Mor, Guillaume Key, Jean Vermeyen, imitant les procédés de Van Cleef, perfectionnant peut-être sa manière, plus adroits d’ailleurs et sachant mieux ménager les hommes, lui enlevèrent peu à peu la faveur du grand monde; il tomba dans l’obscurité, dans la pauvreté, essaya vainement de ramener à lui l’inconstante fortune. La capricieuse déesse ne se laissa pas fléchir, et le malheureux Josse, voyant la solitude se faire autour de lui, la misère s’installer à son foyer, pendant que ses cheveux blanchissaient, ne put supporter une si dure épreuve et perdit la raison. Mais son talent ingénieux avait frayé une route nouvelle: on doit reconnaître en lui l’aïeul infortuné des Mierevelt, des Ravestein, François Hals, Théodore de Keyser, Van Dyck et Rembrandt .

Mais revenons à la peinture d’histoire. Lorsque Frans Floris eut terminé sa vie orageuse en 1570, Martin de Vos, âgé de trente-neuf ans, hérita de sa suprématie. Pendant qu’il habitait la péninsule italienne, la manière de Tintoret lui avait semblé préférable à toutes les autres, et il s’était lié si intimement avec le maître vénitien, qu’ils avaient travaillé plusieurs fois ensemble. On ne le devinerait guère en voyant ses tableaux. C’est un peintre d’une élégance recherchée, d’une coquetterie presque féminine: pas un rayon du soleil italien ne dore sa couleur. Il semble avoir trempé son pinceau dans le brouillard, dans l’arc-en-ciel, dans les sucs des fleurs du Nord: ses personnages ont des chairs délicates, laiteuses, blanches et roses, que ne paraissent avoir fortifiées ni le souffle aromatique des vents, ni la chaleur de l’astre en combustion. Ses types offrent le même caractère de grâce mignarde, aussi bien dans les hommes que dans les femmes: à peine si les martyrs, les confesseurs et les héros ont quelque apparence, quelques touches de vigueur masculine. L’ensemble et les détails, les épidermes et les costumes, les végétaux et les monuments sont gais, lustrés, frais et jolis comme une aube du mois de mai. Dans un grand nombre de ses tableaux, on pourrait enlever les têtes, les bustes de ses personnages, et les encadrer comme des miniatures. Le peintre aimable avait rapporté du pays où flamboie la lumière quelques éléments du style méridional, la facilité du dessin, la souplesse des attitudes et la science anatomique; mais par son exécution minutieuse, par le grain et le lustre de sa couleur émaillée, par son amour des joyaux, des belles étoffes, par son élégance de miniaturiste, il rappelait bien plus fidèlement l’école primitive des Pays-Bas que les robustes dessinateurs de Florence, que les somptueux coloristes de Venise. Martin de Vos mourut en 1603, lorsque Rubens avait déjà vingt-six ans. Son élève Henri de Klerk, né à Bruxelles, ne fit qu’exagérer sa manière.

Après cent ans d’efforts pour ravir aux Italiens le secret de leur génie, pour se poser en face d’eux, sur le même terrain et leur disputer la gloire avec les mêmes armes, les Flamands n’étaient donc parvenus qu’à faire un mélange singulier, inconséquent et inorganique, où deux manières se contrariaient, se nuisaient mutuellement, où le réalisme du Nord abaissait l’élan du Midi, vulgarisait les formes et alourdissait le caractère de ses œuvres inspirées, tandis qu’une vaine prétention à la grâce, à la noblesse, à l’idéal des peuples italiens troublait le goût, déroutait le positivisme de l’art septentrional, le mutilait et l’éloignait de son but. Ce jeu fatal pouvait-il durer? Cette tentative périlleuse et mal conçue pouvait-elle se prolonger à l’infini? Assurément non. La peinture flamande était menacée de mort, si elle n’abandonnait pas une route qui menait aux abîmes.

Elle crut se sauver par un dernier expédient, par une métamorphose impossible. Les fausses voies ont leur logique, et la raison devait conduire à cette absurdité. Il se trouva un homme, né aussi dans la ville d’Anvers, qui essaya d’opérer sur lui-même la transfusion du sang, de substituer à sa nature flamande une nature d’emprunt, de se transformer sans réserve en homme du Midi. Étant devenu Italien, pensant, rêvant, composant, dessinant. peignant comme les Italiens, quelle cause pourrait 1 empêcher de devenir leur égal, d’obtenir la même admiration et de porter la même couronne? Le peintre qui tenta cet effort surhumain, dernier terme de la progression où l’art des Pays-Bas était engagé depuis un siècle, se nommait Abraham Janssens. Il était venu au monde en janvier 1567, dix ans et demi avant Pierre-Paul. En 1585, il entrait comme élève chez Jean Snellinck, de Malines, domicilié à Anvers; et trois ans après, selon toute vraisemblance, ayant terminé son noviciat, il partait pour l’Italie. Son séjour dans la Péninsule ne dura pas moins de treize années, pendant lesquelles il étudia obstinément les formes, la couleur, l’esprit et les données, le sentiment et la composition des peintres méridionaux. Il s’appropria leur souplesse de dessin, leur large touche, leur science anatomique, oublia entièrement les procédés des Pays-Bas. C’était l’époque où les Carrache travaillaient à guérir par un savant éclectisme, par de judicieux conseils, par le retour aux grandes traditions, l’école italienne dangereusement malade. Janssens adopta leur système, pratiqua leur méthode de sage pondération. Et il parvint à exécuter des scènes pieuses ou galantes que l’on croirait sorties de leur atelier, comme l’Ange Raphaël conduisant le jeune Tobie, appendu au musée de Brunswick, Diane et ses nymphes surprises dans leur sommeil, œuvre charmante qui orne le musée de Cassel. Et tant que dura son premier enthousiasme, tant que brilla la lune de ses premières amours avec la fée des régions lumineuses, il put communiquer à ses tableaux la grâce et la fraîcheur des passions juvéniles. Mais cette fleur tomba, le prestige s’évanouit, et la langueur, la sécheresse des travaux factices, des goûts d’emprunt, alourdirent, affadirent ses pages. Son talent dépérit sous les brumes du Nord, comme un arbre méridional transplanté loin des climats heureux. De temps en temps, il retrouvait la force et la grandeur qu’il avait cherchées sur les pas de Michel-Ange; mais l’attrait, la vivacité, la poésie, la morbidesse ne revenaient pas. La lumière même semblait fuir ses tableaux, qui devenaient ternes comme des feuilles desséchées. A cette classe de productions arides, où ne circule plus la séve, appartiennent la Sainte Famille et l’Adoration des Mages, que possède le musée d’Anvers, le Saint-Luc placé dans la cathédrale de Malines, le Sauveur descendu de croix, qui orne l’église Saint-Jean de la même ville. Janssens, le transfuge, l’Italien artificiel, donnait à la chair de ses personnages une nuance chamois tout à fait singulière. comme s’il ne voyait même plus les filles blanches et roses, les bourgeois vermeils de sa patrie. C’était bien la peine de renier ses aïeux!

Nous montrerons tout à l’heure qu’en imitant Paul Véronèse, Adam van Noort, un des maîtres de Rubens, avait obtenu encore moins de résultats.

Wenceslas Coebergher, élève de Martin de Vos, tout en gardant la vieille technique flamande, comme son chef d’atelier, avait fait une tentative plus heureuse. Mais c’est un peintre peu connu, dont on n’a jamais recherché les œuvres. Né à Anvers en 1556-1557, il entrait, âgé de seize ans, chez le peintre aux œuvres coquettes, partait en 1583 pour l’Italie, et travaillait pendant vingt ans sous le ciel diaphane de la Péninsule. Des documents positifs nous apprennent qu’il y obtint un grand succès. Le bruit de sa renommée parvint même jusqu’en Belgique. Le 30 novembre 1600, l’archiduc Albert écrivait à son agent près du souverain pontife pour lui demander des renseignements sur l’artiste. L’envoyé lui répondit: — «En la peinture, qu’est sa principale profession, il est très-excellent et tenu pour ung des premiers de l’Italie, ayant de ses tableaux embelly les principales églises de Rome, et y a peu de maistres qui le surpassent; pour les inventions, il est fort habile et heureux; la main est courante, facile et doulce.»

Un grand nombre des tableaux que Wenceslas Coebergher peignit pour les édifices romains, doivent se trouver encore aux mêmes endroits, préservés de la décadence par l’air sec et le beau climat de l’Italie. Pourquoi personne ne les a-t-il recherchés, ne les a-t-il étudiés? Pourquoi nul ouvrage ne nous en indique-t-il les sujets, les mérites et les défauts? Une nuit complète environne ces productions qu’il serait important de connaître, que les Italiens eux-mêmes avaient glorifiées de leurs éloges. Quelques-unes doivent être fort belles.

J’ai été saisi d’admiration, lorsque j’ai vu au musée de Toulouse l’Ecce Homo peint par Coebergher. D’après l’idée que m’avaient inspirée de lui d’autres toiles, je ne l’aurais pas cru capable d’exécuter un travail si accompli. C’est un chef-d’œuvre, où un reste de l’ancienne technique flamande s’associe à une noblesse de conception et de style, qui ne craindrait pas le voisinage des maîtres italiens, où la science anatomique, l’ample facture, l’habile composition de l’art moderne s’unissent à la couleur lustrée, à la touche fine et minutieuse de l’école brugeoise. Les deux éléments sont fondus dans une complète harmonie. Le pinceau, tout en gardant ses habitudes délicates, est parvenu à rendre très-bien, sans dissonance, des personnages de grandeur naturelle, de fortes et puissantes musculatures. Le Sauveur a un type admirable, en même temps noble et populaire, qui indique à la fois l’énergie et la bonté : il y a un peu d’abattement sur son visage réfléchi, un sentiment d’humiliation mêlé à la tristesse; Jésus souffre avec courage, mais il souffre. La pénombre qui environne la tête accentue, pour ainsi dire, son expression mélancolique; mais son corps vigoureux, en pleine lumière, semble armé d’une force invincible.

Et les autres figures ne sont pas moins bien traitées. Pilate se montre à nous comme un vieillard magnifique. Placé un peu derrière le Messie, dans une ombre transparente, il appuie une main sur l’épaule de Jésus, étend l’antre vers la foule. Ses traits expriment la douleur et la compassion: il implore évidemment la multitude pour le Juste persécuté : sa bouche émue, ses yeux attenpris font lire dans sa pensée; la main étendue vers le peuple, comme pour l’implorer, est une merveille de dessin et de raccourci. Derrière le juge équitable, au second plan, un homme et une femme, aux types excellents, bien choisis, d’une frappante vérité, partagent son affliction, éprouvent la même pitié. Mais la sottise. la cruauté, l’envie et la bassesse prévaudront. Deux hommes robustes, demi-nus, placés devant le Christ, nouent des ramilles avec un bout de corde, pour en faire une verge: d’ignobles mains frapperont le Sauveur. Les soldats et une espèce de bourreau sympathisent avec leur colère. Les lignes, les formes sont agencées d’une manière admirable, le clair-obscur est distribué avec une expérience profonde et une habileté complète. Excellents en eux-mêmes, tous les détails sont combinés pour produire un effet d’ensemble. Et la couleur est vraie, malgré son extrême finesse. Le génie flamand n’a rien produit de plus beau.

Wenceslas Coebergher doit avoir peint d’autres ouvrages d’un mérite égal; un homme assez bien doué pour faire un tableau pareil n’a pu manquer de produire d’autres pages accomplies. Mais où se trouvent-elles? L’Ecce Homo décorait autrefois la galerie ducale de Brunswick, à Salzdalum: envoyé au musée de Toulouse, par Napoléon Ier, en 1811, il y est resté en 1815. Les autres productions de l’auteur, que je connais, sont des panneaux élégants et médiocres. Ses œuvres supérieures brillent sans doute en Italie, au fond des églises, dans les chapelles, dans les collections particulières, où personne ne les cherche, où personne ne les a étudiées: le grand peintre ayant résidé vingt ans loin de son pays, sous le ciel radieux de la Péninsule, a indubitablement appliqué sa force à d’autres créations. Mais puisqu’on ne les connaît même pas de nos jours, quelle influence ont-elles pu exercer autrefois sur la marche de la peinture flamande? Aucune. On ne les voyait pas, on ne les étudiait pas: elles étaient comme perdues sur une terre étrangère.

Tous les essais tentés pour rajeunir l’art flamand par l’imitation de l’Italie avaient échoué ; toutes les solutions de ce problème antinational étaient épuisées. Les peintres du Nord avaient imité le chien qui abandonne sa proie pour l’ombre; renonçant à leurs qualités indigènes, s’efforçant de dépayser leur imagination, ne possédant plus de méthode particulière et n’ayant pu s’identifier avec les races méridionales, ils se trouvaient menacés de languir dans l’insignifiance et l’incohérence. La servilité, la médiocrité, la pâleur et l’indécision, pour l’art flamand, c’était la mort.

Mais le génie des nations a de merveilleux retours. Comprimé sur un point, il se glisse vers un autre: on le croit disparu à jamais, pendant qu’il se fraye une voie souterraine. Un jour enfin, il s’échappe de l’ombre, plus fort, plus brillant et plus vivace. C’est ainsi que la justice et la vérité, ces immortelles proscrites, éludent, tournent les obstacles, quand elles ne les renversent point.

Tôt ou tard donc, il devait naître en Belgique un homme extraordinaire, qui n’accepterait pas la domination d’une école rivale, qui franchirait les Alpes, non plus pour s’assimiler aux Italiens, pour abjurer sa nature et ambitionner des aptitudes étrangères, mais pour s’emparer de tous les éléments de l’art méridional, les combiner selon son goût, s’en faire un instrument de puissance et de gloire. Les termes du programme se trouvaient renversés. Le Nord, au lieu de reconnaître la supériorité du Midi, le traiterait d’égal à égal. Le maître nouveau ne serait plus un imitateur, mais un conquérant. Après avoir lutté corps à corps, sans merci, contre les peintres italiens, il repasserait la mer chargé de leurs dépouilles opimes. Celte expédition victorieuse, ce fut Rubens qui eut l’honneur de l’accomplir. Il avait analysé, il connaissait à fond les ressources, les méthodes, la technique de l’art ultramontain; personne n’avait mieux pénétré les secrets de cette école rivale, ne les pratiquait mieux; personne néanmoins n’a été plus Flamand de goût, de caractère, d’exécution, n’a donné aux tendances des Pays-Bas une plus riche, plus vigoureuse, plus abondante et plus juste expression.

Rubens et l'école d'Anvers

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