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LES MAITRES DE RUBENS.

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Au moment que Rubens va paraître sur la scène, il faut que nous tirions l’horoscope du dix-septième siècle et montrions dans quelles circonstances particulières allait se développer la troisième école flamande.

C’est une remarque déjà ancienne que les grandes crises politiques, sociales et religieuses, produisent chez les nations un redoublement de vie intellectuelle. Les causes de ce phénomène sont évidentes. Pendant les agitations profondes qui le déterminent, toutes les facultés humaines sont surexcitées jusqu’aux dernières limites du possible. La lutte, l’anxiété, le péril, les controverses aiguillonnent l’intelligence, l’esprit d’examen, tiennent en éveil la mémoire et l’imagination. Chaque homme peut devenir un danger, chaque événement une catastrophe. On est toujours sur le qui-vive. Les passions prennent une énergie, une activité correspondantes. On hait, on maudit, on aime, on loue, on craint, on espère, on s’indigne, on s’attendrit, on méprise, on admire avec une fougue qui va droit à son but, avec un emportement sincère. Il y a d’autres époques où le ressentiment même a la mollesse d’un calcul, où tout est fade comme de l’eau tiède. Dans les temps de commotions, de disputes et de guerres, la sensibilité s’accroît donc dans des proportions énormes. Le caractère aussi se développe et se bronze: sans cesse la volonté est mise en demeure, sans cesse la résolution se trouve face à face avec la mort, la patience aux prises avec la douleur. Toutes les ressources de l’esprit humain grandissent au milieu de l’orage. Ceux qu’il n’abat pas ont acquis dans l’électricité une vigueur exceptionnelle. Et alors, pour peu que l’atmosphère se calme et s’illumine, les forces acquises pendant la tempête commencent une œuvre féconde, verdoient, fleurissent et fructifient comme des arbres puissants,

Telle fut la situation de la Belgique, au moment que le seizième siècle allait descendre dans la fosse, avili et souillé par tous les crimes. Peu de temps avant la mort de Philippe II, une lueur avait éclairé sa sombre intelligence: il comprenait enfin qu’il avait pu écraser, ap - pauvrir, désespérer la moitié d’un peuple, mais que l’autre moitié ruinait son empire; qu’une possession lointaine, placée entre la France de Henri IV, l’Angleterre d’Élisabeth et la Hollande implacable, était bien faiblement amarrée à la domination espagnole, et que le moindre coup de vent romprait le lien fragile qui attachait la barque des opprimés au navire de l’oppresseur. La tyrannie sème le mal et récolte la haine. Si les rancunes profondes, qui couvaient dans le midi des Pays-Bas, venaient à faire explosion, si l’étranger, quel qu’il fût, passait en même temps la frontière, la monarchie des inquisiteurs, délabrée par ses propres excès et par d’inflexibles résistances, ne pourrait plus terrasser la Belgique et lui mettre le poignard sur la gorge. Philippe II pensa donc à jouer une comédie politique, à feindre d’affranchir les provinces méridionales, en leur octroyant un régime particulier, une indépendance fictive, un semblant d’autonomie. Elles auraient une cour, des princes à elles, des lois spéciales, une administration indigène. «Philippe craignait, dit le cardinal Bentivoglio, que toutes les provinces ne secouassent le joug de concert, s’il ne prenait cette mesure.» Il parut satisfaire le vœu des populations, mais il le satisfit comme un papelard, avec une foule de restrictions mentales et de sournois artifices.

Son premier soin fut de choisir pour comparses deux membres de sa famille. L’un, son neveu, ridicule et morne personnage, qui, avec son menton protubérant et ses lourdes paupières, avait le type, l’expression d’un concierge de mauvaise humeur. Il était dans les ordres, cardinal et archevêque de Tolède, grand inquisiteur d’Espagne. Après l’invasion du Portugal, après les massacres, les pendaisons, les noyades, perpétrés au nom du roi catholique par le duc d’Albe, il avait fini de décimer et de terrifier les vaincus, en multipliant les bûchers. Le souverain pontife, pour lui témoigner sa reconnaissance, l’avait nommé légat du Saint-Siège. Quand il eut besoin de prendre femme, Alexandre VI le releva de ses vœux. Ses enfants devaient hériter du gouvernement des Pays-Bas, perpétuer leur indépendance, clause qui flattait la population; mais il était incapable d’avoir des enfants. Henri IV l’avait appris de son confesseur, Gonzague Catala Girone, général des cordeliers; ce saint homme lui avait confié que l’archiduc était encore vierge à trente-sept ans, et que son organisation le rendait inhabile au mariage . Philippe II le savait et laissait les Belges compter sur un avenir impossible. Dans l’acte de cession, il avait stipulé que si les archiducs mouraient sans laisser de progéniture, la Belgique reviendrait à l’Espagne! «Albert apportait à Bruxelles, dit M. Potvin, la sombre gravité de l’Escurial. Il se croyait toujours à Aranjuez ou dans le bois de Ségovie, d’où Philippe II avait daté ses plus sinistres décrets. Il conservait, archiduc régnant, quelque chose du cardinal-archevêque et de l’inquisiteur, et portait sa couronne ducale comme une mitre espagnole. Orgueilleux, ennemi du rire, il cherchait à commander le respect par l’imitation de Philippe II, ne tenant pas compte de l’amour que cette ressemblance devait lui ôter .»

Avec qui le roi d’Espagne allait-il marier cet époux modèle? Avec sa propre fille, qu’il avait eue d’une sœur de Charles IX, parenté lugubre. Si le souverain n’était pas beau, la souveraine était affreuse. On eût pris l’infante Isabelle pour une écaillère endimanchée. Sa figure large et massive, aux pommettes saillantes, au front bossué, à l’épaisse mâchoire, au nez en bec de hibou, était contristée par deux yeux énormes, comme ceux de Charles-Quint et de Jeanne la Folle, des yeux où semblait veiller le délire, espèces de lucarnes ouvertes sur un monde de chimères sinistres et féroces. Elle avait assisté sans pâlir aux sacrifices humains que prodiguait Philippe II, aspiré sans dégoût l’odeur de chairs rôties qu’exhalaient vers le ciel les bûchers des Dominicains. Elle et son mari allaient, en Belgique, offrir à Dieu le même encens. Pour témoigner de sa ferveur catholique, elle portait presque toujours la livrée de la mort, le noir costume des religieuses. En d’autres moments, elle accablait un peuple misérable de son luxe effréné. Elle était assise, quand elle entra dans la capitale, sur une selle ornée de rubis et de diamants, qui valaient deux cent mille florins. Le couple béat en dépensait plus de deux mille par jour pour l’entretien de leur maison, et les états généraux les supplièrent de réduire leur train au faste oriental des ducs de Bourgogne, qu’ils avaient prodigieusement surpassé. O abnégation chrétienne!

D’heureuses circonstances favorisèrent pourtant sous leur règne la prospérité des beaux-arts.

Le mariage et l’installation eurent lieu en 1598, après la mort de Philippe II, et quoique son successeur continuât de pratiquer le système inauguré par Charles-Quint, il n’avait pas l’activité du monomane qu’il remplaçait, artisan sépulcral de meurtres et de rapines. Les ordres et la surveillance d’un roi débile, infecté d’une maladie contagieuse dès le berceau (car les archiducs n’étaient que ses lieutenants), ne pouvaient peser sur la nation avec l’énergie furieuse de son père.

Les luttes intestines avaient cessé, point capital, la guerre civile étant pour les travaux de la pensée, pour les œuvres d’imagination, le plus redoutable des fléaux. Le calme régnait en deçà des frontières: on ne s’entr’égorgeait plus dans les villes et les campagnes. Les troupes régulières n’eussent point osé, comme auparavant, tourner leurs forces contre les citoyens, promenant le pillage, le viol, le meurtre et l’incendie d’un canton à l’autre. Une anxiété continuelle ne paralysait plus les esprits. L’armée combattait les troupes des Provinces-Unies, respectait ou du moins ménageait les ouvriers, les paysans, les nobles et les bourgeois. Sans doute il aurait été préférable que les hostilités fussent suspendues à l’extérieur, comme au dedans. Mais la tranquillité intérieure suffisait pour ranimer l’agriculture, l’industrie, le commerce et les beaux-arts. Enfin des négociations de paix furent entamées avec la Hollande, et, le 9 avril 1609, les plénipotentiaires des deux pays conclurent la fameuse trêve de douze ans. Une paix complète acheva ce qu’un demi-repos avait commencé.

La persécution religieuse continua pendant tout le règne des archiducs, sous une nouvelle forme. Les malheureux qu’on voulait détruire n’étaient plus appréhendés, torturés, jugés pour cause d’opinion, mais pour crime de sorcellerie. Chez un peuple accablé par la terreur, la prudence gouvernait tous les discours et toutes les actions. Ou bien on restait silencieux et immobile, ou bien on parlait, on se conduisait avec l’inquiétude et l’effroi des esclaves. L’Inquisition dès lors se trouvait exposée à manquer de victimes, et Dieu d’holocaustes. Il fallait prévenir un si grand malheur: les bourreaux de saint Dominique et de saint Ignace y parvinrent en substituant l’accusation de magie à l’accusation de fausses doctrines et d’erreurs schismatiques. Les bûchers continuèrent à dévorer des centaines de victimes, les échafauds à se rougir de sang, l’Église à remercier Dieu de ses triomphes. Et comme la superstition croyait les femmes disposées particulièrement aux pratiques mystérieuses, aux rapports secrets avec le diable, c’était contre les femmes surtout que se déchaînait la rage des bigots. On en martyrisait, on en brûlait de 70, 80 et 90 ans. Parmi les pauvres créatures rôties à Gand, comme on ne rôtirait pas les plus vils animaux, qu’on égorge au moins avant de les mettre au feu, l’une avait 70 ans, l’autre 75, la troisième 77. «Le 11 août 1595, en la ville d’Enghien, on brûla quatre sorcières, au nombre desquelles une veuve de cent ans .» Mais on n’épargnait point les femmes d’un âge mûr, les jeunes filles qu’on suppliciait d’abord toutes nues; on n’épargnait même pas les enfants. Une ordonnance d’Albert avait déclaré qu’on pouvait punir de mort les femelles à partir de douze ans, les masles à partir de quatorze. On est partagé entre l’horreur et l’indignation, quand on lit les sentences prononcées contre de malheureuses petites filles, qui ne comprenaient assurément pas les questions de leurs juges. Ces brutes ne les condamnaient pas moins à être étranglées, brûlées et réduites en cendres. Et, avant d’exécuter les victimes, on leur faisait subir d’atroces douleurs. Un grand nombre furent liées à un poteau, devant un feu ardent, qu’on entretenait jour et nuit, et quand elles paraissaient vouloir s’endormir, on les flagellait. Béatrice van Overberch, de Waereghem, endura ce tourment infernal quatre jours et trois nuits . Et ce n’était pas seulement quelques individus qu’on exécutait de loin en loin: la persécution religieuse avait les proportions d’un massacre. A Douai, on brûla le même jour cinquante misérables; à Ruremonde, en 1613, soixante-quatre furent exterminés deux par deux, pour prolonger la cérémonie. En quelques années, une abbesse souveraine livra aux flammes trente malheureux soupçonnés d’un crime impossible. Le bourreau d’Ypres se glorifiait d’avoir examiné sur tout leur corps des magiciens et des sorcières par milliers, d’en avoir détruit par centaines; le père Remigius d’avoir voué au feu, dans un espace de cinq mois, cinq cents complices du démon. Un rapport libellé en 1664 par le conseiller fiscal de Flandre assure qu’une multitude prodigieuse de sorcières furent consumées en Flandre, en Brabant et dans le pays de Liège, que la ferveur catholique dépeupla des localités entières .

Cette pieuse terreur dut troubler sans le moindre doute et ralentir la convalescence d’un peuple infortuné, auquel, pendant cinquante ans, on n’avait pas laissé une pierre pour reposer sa tête. Mais le flot de mort, qui roulait tant de cadavres, ne fixa point les regards de la haute société, ne comprima point dans la nation le retour à la vie. Les innocents qu’on faisait mourir appartenaient presque tous aux basses classas; ou on crut à leurs enchantements et on approuva leur supplice, ou on détourna les yeux. Une séve longtemps accumulée jaillissait dans les rameaux supérieurs de la nationalité flamande: rien n’en pouvait suspendre l’élan.

Les Archiducs, d’ailleurs, avec un sentiment qu’il faut louer, cherchèrent à guérir les maux dont leurs provinces étaient accablées. Le pays offrait un navrant spectacle. «La discorde avait dépeuplé les villes et laissé les campagnes sans culture. Des bandes de loups affamés se montraient aux portes des cités désertes: les bandits exploitaient les routes; des légions de mendiants assiégeaient le seuil des églises et des monastères .» — «En Flandre et en Brabant, écrivait le duc de Parme dès 1586, on n’a pas ensemencé les champs; Bruges et Gand ne sont guère moins que dépeuplées. La disette des grains est excessive, et la cherté des subsistances augmente chaque jour. C’est la chose du monde la plus triste que de voir combien ce peuple souffre.» Albert et Isabelle firent ce qu’ils purent, dans les limites de leur intelligence, pour ressusciter l’agriculture, l’industrie, le commerce et la navigation. L’arbitraire avait détruit les coutumes locales, sans les remplacer par des lois permanentes: les souverains nommèrent une commission qui rédigea un code très-imparfait sans doute, mais très-précieux à une époque dénuée de jurisprudence, et le publièrent en 1611, sous le titre d’Édit perpétuel. On rebâtissait les maisons détruites, on consolidait les maisons ébranlées, on osait labourer les champs; les manufactures reprenaient peu à peu leurs travaux, les boutiques se rouvraient, les navires commençaient à ranimer les ports longtemps déserts. On ne pouvait dire qu’on était heureux, mais on vivait. Les naufragés se contentent de peu, quand la mer, qui a failli les engloutir, les jette sur la côte et leur laisse quelques ressources.

Les nouveaux princes étaient de pieux monomanes, de sanguinaires dévots, comme Charles-Quint et Philippe II, mais non des bélîtres. Comme Charles-Quint et Philippe II, ils avaient du goût, ils aimaient la peinture et s’y connaissaient. Ils encouragèrent donc les artistes avec beaucoup de discernement; ils protégèrent même la science timide et respectueuse: Juste-Lipse étonné les vit un jour entrer dans la salle où il professait, à l’université de Louvain, et lui prêter l’oreille jusqu’au bout de sa leçon. La célèbre imprimerie fondée par les Plantin, à Anvers, prospérait sous la direction de la famille Moretus. Le jésuite Bollandus commença pendant le règne des archiducs les Acta Sanctorum.

La dévotion outrée d’Albert et d’Isabelle, pernicieuse pour la nation, ne le fut point pour les beaux-arts. Leur prodigalité envers les religieux dépasse toute idée. Dans un laps de trente ans, ils fondèrent, suivant un de leurs panégyristes, plus d’établissements pieux qu’il ne s’en était formé durant trois siècles. Bruxelles renfermait vingt couvents, lorsqu’ils montèrent sur le trône; à ces antres de paresse, d’astuce et de cupidité, ils en ajoutèrent douze, et restaurèrent les précédents. Toutes les espèces connues de moines et de nonnes s’abattirent sur la Belgique pour la dévorer. Les Archiducs firent construire plus de trois cents églises: une seule, Notre-Dame de Montaigu, coûta 300,000 écus d’or. Les prêtres étaient comblés de dons, de bienfaits, de priviléges. Les domaines, les hôtels vacants par l’extermination des propriétaires devenaient leur butin; on vidait le Trésor pour satisfaire leur avidité. Les Jésuites mettaient la Flandre au pillage; quand finit le règne des princes espagnols, les révérends pères avaient en Belgique trente maisons professes et trois cents collèges. Ils se faisaient même adjuger les biens des hospices. Une si haute fortune n’empêchait point la légion cléricale de lésiner, de songer âprement à l’économie. Les prélats, évêques et autres religieux obtinrent qu’ils seraient logés gratuitement par les villes et les bourgs, quand ils se mettraient en voyage. La population fut donc soumise à l’impôt des logements ecclésiastiques, outre celui des logements militaires; pour s’affranchir de cette double exaction, Bruxelles prit l’engagement de payer aux Archiducs 25,000 florins du Rhin par année.

Mais tant d’églises, de chapelles, de monastères, que l’on élevait, que l’on décorait avec faste, exigeaient la coopération d’un grand nombre d’artistes. Les travaux dont on a besoin, que l’on demande, que l’on presse d’exécuter, sont pour les maîtres du pinceau, de l’équerre et du ciseau le plus fertile des encouragements. Les œuvres de caprice ne stimulent point l’imagination avec la même force et la même continuité. Les églises paroissiales, les couvents, les chefs religieux sollicitaient donc les architectes, les peintres, les sculpteurs, les graveurs, offraient à leurs talents une carrière illimitée. Les souverains éclipsaient toutes les fabriques, tous les prélats, tous les monastères par leur zèle. J’ai rapporté le chiffre des monuments qu’ils bâtirent; le nombre des tableaux et des verrières donnés par eux serait incalculable, et pourtant un vitrail coûtait de cent à quatre cents florins. Leur exemple et celui du clergé stimulaient d’une autre part les associations industrielles, qui, reprenant dans une certaine mesure leur activité, réparant leur fortune, désirant peut-être faire preuve d’orthodoxie sous le gouvernement d’un inquisiteur, jalouses enfin d’orner leurs autels, que les Iconoclastes avaient dénudés, s’adressèrent avec empressement aux artistes. La Belgique entière devint donc un immense atelier, où pendant tout le règne des Archiducs, les hommes de mérite trouvaient sans cesse l’emploi de leurs forces intellectuelles. Chez un peuple doué d’une imagination puissante, des mobiles moins propices auraient fait jaillir les talents du sol. Une phalange d’hommes extraordinaires se forma donc rapidement, pour l’immortel honneur des provinces méridionales. Sur le tombeau de la nation, le génie flamand, comme un soleil qui se couche, illumina le ciel d’éblouissantes clartés.

Enfin, dernière circonstance favorable, au moment que diverses causes bonnes et mauvaises préparaient, en associant leur influence, une glorieuse époque, la race indigène enfanta un esprit créateur d’une richesse, d’une souplesse, d’une vigueur que nul artiste n’a peut-être égalées, qui concentra dans sa main victorieuse les éléments disséminés de l’art belge, fonda une nouvelle école, mena vers son but, comme un guide sublime, la peinture indécise et fourvoyée. On doit désirer savoir comment fut instruit ce rédempteur et quels maîtres présidèrent à ses débuts, lui communiquèrent les résultats de leur expérience: l’éducation de Pierre-Paul Rubens ne peut être une chose indifférente.

Tobie Verhaegt, peintre de paysage, lui donna les premières leçons. Né à Anvers, en 1566, il avait onze années seulement de plus que son élève. C’était un homme remarquable, selon le témoignage de Van Mander et l’éloge versifié de Cornille de Bie. La famille de Rubens ne l’eût pas d’ailleurs, selon toute apparence, confié à un individu sans talent. Cornille loue ainsi ses ouvrages: «Comme chaque objet s’adoucit dans le lointain! Comme les arbres sont bien touchés, sont peints d’une manière vivante! Quels terrains légers et faciles! Quel air sauvage ont les rameaux entrelacés!» L’adresse de Tobie Verhaegt lui acquit l’estime et la faveur du grand-duc de Florence. Il n’obtint pas un moindre succès à Rome: on y admira beaucoup une Tour de Babel, où il avait prodigué la patience et les détails. Charmé de la sensation causée par ce tableau, il peignit le même sujet trois ou quatre fois. Une des variantes ornait l’église de Lierre; Sébastien Vranex avait exécuté les personnages. Le seizième siècle, époque de trouble et de révolutions, aimait, comme nous l’avons dit, cet épisode de l’Ancien Testament, symbole du désordre auquel il était lui-même en proie. On ne sait rien de plus concernant Tobie Verhaegt, sinon qu’il termina ses jours dans l’année 1631.

Adam van Noort, le second maître de Rubens, excite par ses étranges habitudes un assez vif intérêt: il personnifie toute une classe d’hommes. On trouve dans les pays du Nord des individus qui en sont la représentation fidèle: le climat produit sur eux les mêmes effets que sur la nature. Ce sont des caractères orageux comme les mers septentrionales; des esprits sombres comme le jour qu’un ciel terne laisse pénétrer sous les branches des sapins; des âmes pleines d’humeurs farouches, que tourmentent de brusques variations, pareilles aux caprices de l’atmosphère boréale. Quand on les approche, ils vous causent une sorte de malaise; on sent que la discorde, qui règne au dehors parmi les éléments, règne aussi entre leurs facultés, leurs passions, leurs projets. Sans pouvoir dire ce qu’on éprouve, on devient triste, comme pendant l’hiver, sur un sol blanchi parla neige, lorsque le soleil a disparu, que des nuages aux tons cuivrés brillent à travers les rameaux dégarnis des bois, qu’une troupe de corbeaux tourne dans la lumière mourante avec des cris funèbres. Un petit vent glacé, monotone, se lamente sans repos dans les buissons flétris; une brume violette monte du fond des vallées, où dorment immobiles les étangs captifs. L’ombre vient, morne et tragique; il semble que tout va périr et que la campagne soit un grand cimetière.

Adam van Noort fut un de ces hommes moroses, qui ont une si chagrinante influence. Le dénûment, la tristesse, les privations de sa famille, que nous raconterons tout à l’heure, avaient peut-être fait sur lui, pendant son jeune âge, une impression terrible, une de ces impressions qui ne s’effacent jamais. Triste et sauvage, il recourait au vin pour dissiper sa mélancolie; le vin lui procurait une gaieté factice, qui éclairait un moment son âme indomptable et s’éteignait d’elle-même, après les orages de l’ivresse. Quand il n’avait pas bu, il maltraitait tout le monde; son talent, affaibli au milieu de ses colères, devenait, pour ainsi dire, la proie de sa mauvaise humeur. Un tel maître ne convenait pas à l’esprit lucide et tranquille de Rubens. Jacques Jordaens, Sébastien Vrancx supportaient mieux ses accès farouches. Le premier avait une raison très-forte pour montrer de la patience: il aimait la fille de l’artiste et, quand le père le brutalisait, un sourire, une douce parole de la gracieuse enfant lui rendaient le courage. Il épousa sa consolatrice.

Adam van Noort était né en 1557, à Anvers. Il prit les leçons de Lambert van Noort, son père, qui avait reçu le jour à Amersfort, en Hollande, vers l’année 1520. Cet émigré possédait du talent comme peintre et comme architecte. On voit de lui au musée d’Anvers quelques productions passables, où règne le style du seizième siècle . En 1549, il devint franc-maître. Le 30 avril de l’année suivante, il obtenait le droit de bourgeoisie dans la grande cité commerciale. En 1569, il prit pour domicile, rue des Peignes (en flamand Cammerstaet), une maison surnommée, d’après l’image qui la désignait, La Fuite en Égypte. Cette maison appartenait à la cathédrale d’Anvers, et le peintre continua d’y demeurer jusqu’en 1570. Il y menait la sombre existence du pauvre, qui gagne péniblement son pain quotidien. Les comptes de la fabrique, dressés en 1571, relatent qu’il y est mort en grande misère et dénûment, que par suite le trésorier a fait, pour l’amour de Dieu, remise à ses enfants du loyer de l’année échue. Voulant lui venir en aide, l’année précédente, l’administration lui avait confié la besogne de colorier les portes et les boiseries des nouvelles orgues, tâches vulgaires qui donnent la mesure de son indigence.

Son fils obtint le titre de franc-maître en 1587, et il montra aussitôt, selon toute vraisemblance, un talent remarquable pour l’enseignement. Cette même année, il reçut un élève et en forma depuis un très-grand nombre. En 1602, cinq entrèrent à la fois dans son atelier. On trouve souvent son nom orthographié Van Oort. Ses œuvres sont si rares que j’ai vu seulement quatre morceaux peints par lui. Le premier, qui orne l’église Saint-Michel, à Gand, représente un Malade guéri par l’intercession de la Vierge. Le patient, couché sur une civière, tourne ses regards vers le ciel et laisse pendre ses bras d’une façon tragique. C’est une œuvre peu attrayante, sur laquelle, sans la date, sans le nom de l’auteur, on ne ferait que promener ses regards. La maladresse de l’ordonnance gâte l’aspect général du tableau. La madone et l’enfant ne sauraient plaire ni par leurs têtes laides et communes, ni par leurs draperies lourdes et sans grâce. Les dos, les vêtements de quelques personnages et d’autres accessoires insignifiants occupent trop de place. Toutefois, deux hommes d’un âge mûr et un vieillard, qui regardent la Vierge, ne manquent pas de vérité, non plus que d’expression. Le coloris offre les teintes sombres des peintures méridionales et ne semble pas provenir d’un artiste néerlandais. Il prouve que l’auteur avait étudié avec passion, dans les principautés ultramontaines, les créations des maîtres italiens .

Le second morceau porte le même témoignage. Il appartient à la famille Dubus de Ghisignies, qui habite Bruxelles, et dont le chef, mort récemment, joignait la science d’un naturaliste au goût d’un vrai connaisseur en peinture. Il avait eu l’idée patriotique de se former une galerie où les toiles flamandes seraient seules admises. Le tableau d’Adam van Noort qu’elle contient offre la signature de l’auteur: A. V. N., et met en scène la fameuse parole de Jésus: Laissez venir à moi les petits enfants. Sur cette page, l’imitation de l’art italien se trahit de la manière la plus évidente, et certains endroits prouvent que l’homme du Nord avait pour Paul Véronèse une affection particulière. La meilleure figure du tableau, une femme placée à gauche, remémore sur-le-champ, par sa tournure et ses formes, les personnages du maître vénitien. Adam van Noort, malheureusement, ne lui avait emprunté que des similitudes d’exécution: le génie, la verve, l’audace, la profonde science anatomique, le sentiment tragique du peintre méridional sont absents. L’œuvre porte les signes bien reconnaissables de la médiocrité. La composition n’atteste pas grande force inventive; l’originalité, le caractère manquent aux types mal choisis. La couleur est belle, mais rude et sans transitions; les divers objets se découpent l’un sur l’autre.

Que devient donc le propos attribué à Rubens par Descamps? Il prétendait, selon le biographe, «qu’Adam van Noort aurait surpassé ses contemporains, s’il avait vu Rome et s’il avait étudié les bons modèles.» Puisque l’artiste anversois connaissait les chefs de l’école transalpine, son glorieux élève n’a pu tenir ce discours.

Le troisième tableau de sa main que j’ai vu se trouve au musée de Bruxelles . Il figure aussi le Christ appelant à lui les petits enfants. Le principal groupe est agencé devant une muraille, à laquelle il semble adhérer; ni air ni perspective. A droite, pour faire compensation, le regard plonge dans une grande rue triste, aux maisons sévères, que domine un ciel nuageux, morne et grisâtre, presque sans lumière. Le peintre a voulu donner à Jésus l’expression d’un homme inspiré, mais n’a pas réussi. En vain le Fils de l’homme tourne les yeux vers le ciel, au lieu de regarder les petits enfants, ses traits n’indiquent pas d’émotion réelle, n’ont pas les nobles lignes qu’exigeait son caractère divin. Sa figure n’est même pas intelligente: la bouche prosaïque, les lèvres épaisses du Messie ne correspondent nullement à la grâce poétique de son action et de ses paroles. Les apôtres étonnés font cercle autour de lui, manifestent leur étonnement par leurs regards, leur physionomie et leurs gestes. Plusieurs femmes s’approchent avec des enfants de divers âges. La composition, le dessin, la couleur révèlent un talent pratique, de l’adresse de main, de la justesse d’esprit; mais la distinction, l’énergie et la verve font défaut. La tiédeur de la médiocrité affadit partout l’exécution. Un trait à noter, c’est que les personnages sont drapés à l’antique: la Renaissance triomphe, le costume national a disparu .

Le tableau le plus important, le plus considérable d’Adam van Noort est probablement celui que possède, à Anvers, l’hospice des Orphelins, fondé au quatorzième siècle par un marchand de denrées coloniales. Il figure le Sauveur descendu de croix, que l’on se prépare à ensevelir. Mais tout d’abord, quand on approche, on ne voit rien, on ne démêle rien. Un manque absolu de lumière, de perspective et de clair-obscur produit l’effet de ces ténèbres souterraines, auxquelles il faut d’abord que l’on habitue ses yeux, avant de saisir aucune forme. A peine si la terre se distingue du ciel. Quand on a étudié, analysé la toile, voici ce qu’on finit par découvrir.

La victime est étendue sur un linceul, en pleine campagne, non loin du gibet sacrilège, autour duquel planent des anges désolés, conception très-belle sans le moindre doute. Marie soulève la tête du Fils de l’homme, tandis que saint Jean, accroupi en face d’elle, près des pieds, se penche pour le mieux voir. Joseph d’Arimathie, Madeleine et Marie Salomé occupent l’espace intermédiaire. Voilà comment l’auteur a disposé la scène, qui pourrait être grandiose, tragique et saisissante, mais qui est glacée par une froideur générale. Ce cadavre étendu à la renverse, sur la terre, vous paraît-il le corps d’un Dieu ou la dépouille d’un homme? Rien, ni dans les traits, ni dans l’attitude, ni dans la dernière expression que laisse la mort, ne révèle par quelque trace le mythe sublime de l’Incarnation. Marie se désole très-modérément; le disciple bien-aimé regarde le Sauveur d’un air tranquille; Madeleine cause sans la moindre affliction avec Marie Salomé. Le personnage le plus ému est encore Joseph d’Arimathie, vieillard en cheveux blancs, dont l’attitude et la figure expriment en réalité une vive douleur.

Et tout, sur cette page obscure, dénote l’imitation des maîtres italiens. La couleur, vigoureuse et belle, eût produit de l’effet, si quelques rayons de lumière, quelques oppositions de clair-obscur en diminuaient les ténèbres. C’est en somme une œuvre exécutée dans le sentiment et la gamme de Janssens.

Deux estampes de Pierre de Jode prouvent que le maître anversois ne traitait pas uniquement de graves motifs et de pieuses scènes. La première nous montre une jeune dame, parée d’une immense collerette et jouant du clavecin, tandis qu’un élégant cavalier, assis sur une chaise, pince de la guitare pour l’accompagner, et qu’un petit garçon, debout, chante près d’elle. Un second gentilhomme éclaire la musicienne avec un flambeau qu’il porte, et un troisième écoute la mélodie en regardant les mains de la dame. La scène est composée, traitée avec naturel, comme par un homme qui avait déjà peint des motifs du même genre. A quelle époque l’auteur, qui vécut très-longtemps, avait-il exécuté l’original? Eut-il le caprice d’imiter les Hollandais contemporains ou leur avait-il montré la route ?

La seconde pièce n’est pas des plus chastes et donne lieu de penser que le farouche Adam van Noort se laissait, comme les lions, séduire et amollir quelquefois par la volupté. Cette planche figure un homme à genoux, qui presse dans ses bras une jeune femme pâmée, glissée à terre: le costume énorme de la belle protège sa pudeur comme un puissant rempart; mais le moment de la défaite semble arrivé, tous deux vont céder aux impulsions de la nature. Un autre couple s’éloigne, qui paraît fort ému aussi: le galant tient sa dame par la taille. Ce n’est point une image vulgaire: il y a du charme et de la grâce dans l’exécution, et ces mérites semblent avoir influencé Pierre de Jode, qui a finement gravé la planche .

Malgré le calme excessif et la lourdeur de ses tableaux religieux, qui faisaient contraste avec la violence de son caractère, malgré la paillardise un peu forte de ses toiles licencieuses, Adam van Noort jouissait d’une grande réputation et fut chargé d’entreprises considérables, pour lesquelles on le paya libéralement. Il avait peint une Assomption de la Vierge dans la coupole de Notre-Dame. Les témoignages d’estime ne lui manquèrent pas. En 1597, il fut nommé second doyen, en 1598, premier doyen de la corporation de Saint-Luc. Pendant cette dernière année, il reçut lui-même parmi les francs-maîtres son ancien élève Rubens. Le flatteur Cornille de Bie, dont le livre est un panégyrique perpétuel, ne lui marchande point les éloges. «Il a si bien cultivé l’art et d’une manière si belle, qu’une foule de personnes en demeurent surprises. L’or de Crésus ne saurait être comparé aux magnifiques dons qu’il a reçus du ciel.» Trop haut de plusieurs tons, maître notaire; il fallait baisser la voix. Adam van Noort appartenait à cette race d’hommes qui, au lieu d’étudier directement la nature, étudient la manière dont on l’a interprétée avant eux. Ayant adopté, emmagasiné, pour ainsi dire, un certain nombre de formes, d’agencements et d’effets, ils s’en tiennent à cette provision, y puisent toujours, tombent bientôt dans la convention, la routine et le procédé. L’artiste morose y tomba d’autant plus facilement que la boisson l’aveuglait, lui rendait l’étude impossible; peu à peu la soif du gain remplaça l’amour de la perfection. Il ne travailla plus que pour obtenir les moyens de continuer ses orgies. Une exécution facile et une bonne couleur furent bientôt les seuls avantages qui lui restèrent. Son portrait, gravé deux ou trois fois, notamment par Van Dyck, est l’emblème de la rudesse et de la grossièreté.

On avait espéré que le mariage adoucirait son humeur intraitable; et une jeune personne, Élisabeth Nuyts, fut chargée de cette difficile entreprise. Elle n’était peut-être point aussi hasardeuse qu’on pourrait le croire, Adam van Noort ayant des goûts voluptueux qui aident à faire bon ménage. Ses traits réguliers pouvaient plaire, quand ils changeaient d’expression. Les noces durent être célébrées vers 1586, et l’union fut presque aussitôt féconde; en 1587, elle donna le jour à un premier enfant, que suivirent trois filles et un garçon . L’aîné, Jean van Noort, fut un habile graveur, dont on cite quelques pièces excellentes . Mais si la concorde a pu régner dans l’intérieur de la famille, l’artiste, depuis son mariage, était devenu plus quinteux, plus sombre et plus violent. Toute société humaine paraissait lui être odieuse.

Adam van Noort mourut à Anvers en 1641. Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans et avait vu briller autour de son élève toute une constellation de grands hommes.

Rubens lui dut vraisemblablement une précoce admiration pour Paul Véronèse; mais ce fut là toute sa part d’influence. Le dernier maître du grand homme, son véritable initiateur, exerça une action bien plus vive sur son esprit.

Quand on se promène dans le musée de Bruxelles, que de judicieuses acquisitions devraient enrichir sans cesse, on aperçoit un portrait plein d’élégance, à moitié caché par une ombre injuste. C’est l’image d’un homme sur le retour, une figure extrêmement régulière, encadrée d’une large fraise. L’ensemble et les détails en sont pleins de finesse et de distinction. Quoique l’âge ait blanchi la barbe et les cheveux, cette tête possède encore une beauté peu ordinaire et même une certaine fraîcheur juvénile. L’expression est grave, douce, réfléchie, un peu mélancolique. Elle décèle une âme bienveillante, adroite, comprenant la poésie et le monde, s’élevant à l’idéal et sachant manier les affaires. Ce sont les traits caractéristiques d’Otho Venius, le maître de Rubens. Le tableau a été peint par Gertrude, fille de l’artiste, et nous intéresse doublement, comme souvenir d’un homme fameux d’abord, puis comme preuve du talent qu’il avait légué à sa fille.

L’histoire écrite sur son visage n’est point une histoire mensongère. Il a réuni les qualités dont sa figure est, pour ainsi dire, la promesse. Il fut un peintre habile, un esprit sage et un aimable cavalier. Ces mérites de diverse nature semblaient plutôt le destiner à être le père que l’instituteur de Rubens. A défaut de liens matériels, il y eut entre eux une véritable parenté d’âme et de talent.

Othon van Veen, qui, en latinisant ses deux noms, se fit appeler Otho Venius, reçut le jour dans la ville de Leyde, en 1558. Son père y exerça les fonctions de bourgmestre en 1565; il était seigneur de Hogeveen, Desplasse, Vuerse, Drakenstein, etc. Par son aïeul, Jean van Veen, enfant naturel de Jean III, duc de Brabant, il descendait d’une maison souveraine . Corneille, le père d’Otho, se montrant fidèle à sa galante origine, procréa douze enfants. Quelques-uns jouèrent dans le monde politique un assez beau rôle; Ghisbrecht aima mieux étudier la gravure que pratiquer les hommes; Otho, saisissant la palette, chercha la gloire dans ce qui lui ressemble le plus, dans les images sans réalité de la peinture. Pierre cultiva également l’art du coloris, mais en simple amateur. Leur mère appartenait à une des meilleures familles d’Amsterdam. Otho avait quatorze ans déjà et une instruction assez étendue, lorsqu’on le mit sous la discipline du peintre Isaac Nicolaï ou Claesz, c’est-à-dire fils de Nicolas. Sur les bancs de la classe et devant la toile, il montra une double aptitude, mais c’était à l’art qu’il donnait la préférence. Les guerres des Pays-Bas vinrent troubler son calme juvénile et suspendre ses progrès. Corneille van Veen, sommé en 1572 de prendre parti contre Philippe II, eut la sottise de se déclarer pour les Espagnols, de se dévouer même pour ces ineptes dominateurs; les États de Hollande lui retirèrent ses charges, confisquèrent ses biens et le bannirent du pays. Son hôtel servit de prison aux récalcitrants. Un prêtre septuagénaire y fut même soumis à la,torture par le comte de Lumey, persécuteur fanatique des ultramontains, qui croyait pouvoir leur emprunter leur système de conversion.

Corneille alla chercher un refuge près du cardinal de Groesbeeck, prince-évêque de Liège, qui le reçut favorablement et s’attacha son fils en qualité de page. Sur les bords de la Meuse, Otho rencontra Lampsonius, élève de Lambert Lombard et son biographe. Outre la peinture, ce nouveau maître lui enseigna la poésie, les mathématiques, le blason et l’histoire naturelle . Au milieu de ces travaux, il atteignit l’âge de dix-sept ans. Il fallut bien alors qu’il allât voir l’Italie: un artiste qui n’eût pas fait ce voyage eût passé pour un homme sans valeur et même sans conscience, puisqu’il aurait négligé l’occasion de s’instruire et de se perfectionner. Tandis que Corneille se rendait en ambassade auprès de Rodolphe II , son fils prit le chemin de Rome, emportant des lettres de recommandation adressées par l’évêque de Liége au cardinal Madruccio.

Le jeune homme dut éprouver une poétique émotion, quand il entra dans la ville éternelle. Le dignitaire de l’Église lui fit le meilleur accueil. Frédéric Zuccharo fut le maître qu’il choisit. A cette école, il se fortifia et dans l’art d’exprimer sur la toile les rêves de l’imagination, et dans les sciences dont il avait franchi seulement le péristyle. Bientôt il passa pour un grand érudit, pour une des plus vigoureuses intelligences de son siècle. On n’avait pas une opinion moins bonne de ses talents d’artiste.

Il demeura cinq ans au delà des monts, intervalle considérable et d’une extrême importance à l’âge où il se trouvait. Un peu plus, et il serait devenu un peintre italien, comme Denis Calvaert. Il fit alors un grand nombre de travaux que personne n’a recherchés, ni décrits ni jugés. L’histoire de la peinture flamande et hollandaise ressemble aux vastes bruyères de la Campine . Égaré sur ces landes incultes, on aperçoit à peine de loin en loin quelque poteau isolé ; il faut faire des lieues pour découvrir le toit d’une chaumine et rencontrer un paysan qui vous apprenne où vous êtes. Faute de travaux préparatoires, nous ne pouvons donc caractériser le style du peintre hollandais à cette époque. Il est probable qu’il étudia de la manière la plus patiente les harmonieux tableaux du Corrége .

D’Italie, Venius passa en Allemagne, où l’empereur essaya inutilement de le fixer à sa cour. Il abandonna ce prince pour l’électeur de Bavière et l’électeur de Bavière pour l’archevêque de Salzbourg. Mais le Danube et ses bords magnifiques ne purent eux-mêmes l’arrêter; il n’y voyait ni la coupole de saphir du ciel italien, ni le dôme d’opale qui s’arrondit au-dessus des plaines néerlandaises. Il regagna donc son pays et entra au service du prince de Parme. Alexandre le nomma ingénieur en chef et peintre de la cour, Jost van Winghen ayant résigné ces dernières fonctions . L’illustre capitaine se prit d’amitié pour l’artiste et lui montra une faveur si grande que tous les courtisans recherchèrent ses bonnes grâces ; car, dans ces hautes régions, la servilité descend du maître à ses créatures.

Ce fut alors que Venius exécuta le curieux travail exposé au Louvre: il représente toute sa famille et porte lemillésine de 1584. Charmé de revoir les siens, l’artiste voulut employer son talent à conserver leurs traits. Il peignit donc sur la même toile son père, sa mère, sa propre image, les neuf frères et sœurs qu’il avait à cette époque et les enfants de ceux qui étaient mariés, en tout dix-neuf personnes. On le remarque au centre du tableau, assis devant un chevalet et tournant la tête vers le spectateur. C’est un jeune homme de taille moyenne, avec des cheveux châtains d’une nuance très-claire, des moustaches tout à fait blondes et peu fournies; l’orbite de l’oeil est très-plein et se couronne de pâles sourcils. Ce portrait confirme la date de sa naissance, car le peintre paraît tout au plus âgé de vingt-six ans. On devait rester longtemps jeune dans sa famille: son père n’a pas encore les cheveux gris, quoique sexagénaire.

Ghisbrecht Venius est un joli garçon, appuyé sur une table et tenant à la main une plaque de cuivre, indice certain de la profession qu’il exerçait: la planche nous offre l’ébauche d’une église.

Le dessin et la couleur de ce tableau rappellent la manière un peu sèche de Frans Floris; on n’y admire pas les tons moelleux, le savant usage du clair-obscur, par lesquels se distingua Otho Venius, après son retour d’Italie. Ce sont des groupes de bons portraits, que l’on doit croire fidèles, mais que ne recommande nulle qualité supérieure. J’en excepte l’image de Corneille. Assis dans un fauteuil, vêtu d’une pelisse fourrée, d’un chapeau à grand fond, à petits bords, qui se rapproche du nôtre, il attire immédiatement les regards. Ses traits réguliers, ses beaux yeux, son nez délicat, sa longue barbe blonde forment un ensemble parfait. Ce visage a une expression de tranquillité, de bonhomie, que l’on retrouve dans le caractère et dans les tableaux de son fils. On y observe une finesse de touche, une suavité de coloris, un naturel, une vie profonde et intime sous le calme de l’extérieur, qui font immédiatement songer aux chefs-d’œuvre brugeois. Le portrait de Jean, le fils placé debout derrière Corneille, charme la vue et l’esprit par des qualités presque aussi grandes.

Il est bien étrange que Venius ait peint ce morceau après son retour d’Italie; sans les dates, qui s’y opposent, je l’aurais cru exécuté avant son départ.

Deux cartouches, renfermant des inscriptions latines, occupent les angles inférieurs de la toile; celle de gauche peut se traduire ainsi:

«Ce tableau, dédié à la mémoire sacrée de Dieu, Otho Venius l’a peint en 1584, pour lui et pour les siens, avec l’intention que, s’il lui arrive de mourir sans laisser d’enfants mâles, il reste dans la famille de son frère aîné, tant que sa descendance masculine existera, et qu’après l’extinction de cette dernière, il revienne toujours au frère le plus rapproché de lui par l’âge et à sa famille, aussi longtemps que sa postérité mâle subsistera»

Le second cartouche renferme le nom de tous les personnages, avec les renvois tracés en lignes blanches au-dessus de leurs têtes .

Notre artiste ornait le château du prince de Parme, lorsque celui ci mourut d’épuisement et de fatigue, le 3 décembre 1592. Othon van Veen transporta son chevalet de Bruxelles à Anvers, où il déploya une courageuse activité. Prodiguant les œuvres de sa main, il embellit les monuments pieux, les hôtels de la noblesse et les demeures bourgeoises. La plupart de ces tableaux subsistent encore, soit dans les chapelles des églises, soit dans les salles du musée. Ils permettent d’apprécier le talent du peintre, talent qui lui fit obtenir, en 1594, les priviléges de la maîtrise. On le nomma doyen en 1603, et il exerça les fonctions attachées à ce titre jusqu’au 18 octobre 1604. Ses comptes administratifs sont tous signés Otho et non pas Otto, comme on orthographie souvent son prénom. Il habitait la maison dite du Prince, où demeure de nos jours M. Storms, dans la rue appelée alors Vuilnis Straet, et maintenant Venius Straet.

Otho n’est guère connu hors des Pays-Bas; le Louvre ne possède que deux tableaux de sa main, celui que nous venons de décrire et un morceau acquis depuis peu, sur lequel on n’a point encore osé mettre un nom: il représente le Galiléen descendu de croix, pleuré par sa mère, par saint Jean et d’autres disciples . Extrêmement bien conservée, cette œuvre offre réunis tous les caractères spéciaux, qui distinguent la manière de Venins, et pourra servir désormais de type aux Français, quand ils voudront apprendre à la connaître. Joseph d’Arimathie soulève par les aisselles le buste du Sauveur, qui gisait sur le sol. La tête du Christ, fort belle de traits et de caractère, penche sur l’épaule gauche et conserve dans l’inertie de la mort une noblesse divine. Toute la peinture manifeste une vive sensibilité, que trahissent rarement les œuvres de l’auteur. La Vierge, qui tombe en syncope d’une façon tragique, est soutenue par Nicodème et par Marie Salomé. Prosternée à terre, dans une attitude qui empêche de voir sa face, Madeleine couvre de ses cheveux bruns les pieds du Messie. Près d’elle, saint Jean désespéré, affaissé sur les talons, exprime sa douleur par un geste dramatique. Une sainte femme placée près de lui lève les mains avec une aussi grande émotion. La couleur a une force, une intensité, une harmonie que nul tableau n’éclipserait. Les artistes qui veulent le copier ont une peine extrême à en reproduire les tons vigoureux, à soutenir cette gamme énergique. On regrette seulement de trouver sur tous les visages, et dans leur type même, un caractère de naïveté, qui ne dénote pas une intelligence suffisante.

La Belgique renferme un grand nombre de tableaux dus au maître hollandais, et, sans sortir d’Anvers, l’historien se forme en quelques heures l’idée la plus nette de sa facture. Six morceaux, dont il est l’auteur, décorent le musée, sept la cathédrale, un autre l’église Saint-André, six volets et un panneau central l’église Saint-Jacques. Son style, quoique d’un mérite secondaire, a une originalité aussi grande que celui de Martin de Vos; on reconnaît sur-le-champ les tableaux qui leur appartiennent. Dans ceux d’Otho Venius les défauts et les qualités se balancent. La composition en est fort habile au point de vue matériel; si l’on n’y discerne aucune idée ingénieuse, aucun de ces effets qui annoncent le penseur et électrisent le public, on ne peut nier que l’espace ne soit rempli avec une extrême adresse. Nulle fraction du tableau n’est vide ou sacrifiée; partout l’œil découvre une égale quantité d’objets en saillie et en retraite.

La corrélation des lignes n’est pas ménagée avec un moindre soin, et elles forment un harmonieux ensemble; la vue passe de l’une à l’autre sans difficulté, ne trouvant que de sinueux détours.

L’ombre et la lumière, les tons des couleurs présentent le même équilibre. Aucun endroit ne sollicite l’attention au détriment des autres; sur quelque point que se porte le regard, il est satisfait.

Et non-seulement les couleurs sont distribuées d’une manière savante, mais l’artiste en a patiemment adouci les transitions. Ses ouvrages, sous ce rapport, ont la même finesse que ceux du Titien et du Corrége. Ses teintes se fondent l’une dans l’autre par une suite de gradations imperceptibles. L’ombre et la lumière sont associées avec une égale délicatesse. Venius est le premier peintre de la Néerlande qui ait étudié aussi profondément le clair-obscur et en ait tiré d’aussi beaux effets. Peu d’artistes l’emportent sur lui à cet égard: ses petits ouvrages spécialement bravent les comparaisons; le coloris en est d’une chaleur, d’un éclat, d’une intensité vraiment admirables . Il faut dire encore à sa louange qu’on ne trouve pas dans ses tableaux. d’ombres dures et opaques; elles y restent diaphanes au contraire, plus diaphanes que dans la nature, comme chez tous les peintres supérieurs.

Si l’on examine tour à tour ses productions et celles de Rubens, en un lieu qui permette le parallèle, comme la cathédrale ou le musée d’Anvers, on remarque sur-le-champ qu’ils ont employé le même système de composition pour les lignes, la lumière et la couleur. Dans la première salle du musée, deux tableaux de Venius se trouvent placés à droite et à gauche d’une fameuse page de Rubens: le Christ entre les larrons. Sur le mur opposé brille une Adoration des Mages, par le violent dessinateur. Eh bien, la force des tons, l’harmonie du clair-obscur et, jusqu’à un certain point, la beauté des nuances, sont presque égales chez le maître et le disciple. D’où il faut conclure que l’un a eu envers 1 autre des obligations essentielles, dont on n’a pas tenu compte. Seulement Venius ne posséda jamais la touche audacieuse et ferme de son élève. Sous son pinceau, les teintes prennent comme un aspect métallique et font par moment songer aux laques chinoises. Il a aussi pour l’amarante un goût prononcé que l’on ne trouve pas chez Rubens.

Mais s’il se montre habile dans la partie matérielle de son art, il est d’une grande faiblesse dans la partie morale; l’expression, la vie, l’ardeur lui échappent d’ordinaire. Une insignifiance habituelle émousse ses types; point de caractère, point de lignes vigoureuses, point de ces belles physionomies où respirent la volonté, la force et la passion. Les attitudes ont le même calme léthargique; les draperies semblent dormir sur les membres engourdis. Quant à l’âme, quant aux émotions qui agitent les traits, il n’en faut point parler: les plus terribles événements ne troublent pas le flegme et l’indolence de ses personnages. Il n’a, sous ce rapport, aucune similitude avec son fougueux élève.

Tous les tableaux d’Anvers justifient les remarques qu’on vient de lire et nous les ont inspirées: deux toiles seulement suggèrent d’autres observations. Le paisible Otho Venius s’est animé quelquefois dans sa vie, et ces moments d’enthousiasme lui ont fait produire des œuvres excellentes. Un des morceaux que nous allons étudier a pour sujet la résurrection de Lazare. Les peintres qui ont figuré cet épisode se sont préoccupés en général des circonstances matérielles, voulant surtout faire ressortir ce qu’avait d’étrange le retour d’un mort à la lumière. Quelques-uns ont poussé le trivial jusqu’à mettre auprès du jeune Hébreu des individus qui se bouchent le nez avec un air de dégoût. Otho Venius a compris ce drame d’une plus noble manière, et ses sentiments délicats lui ont porté bonheur. Lazare s’élance du tombeau, ranimé soudain par la voix toute-puissante de son maître. Il était plongé dans l’engourdissement de la mort; le Christ a parlé, le voilà vivant et plein d’espérance. Il attache sur Jésus son profond regard; au moment où il sort de la fosse avide, ce n’est pas le bonheur de renaître qui exalte son âme, mais une ardente reconnaissance. Il ne cherche et ne voit que son sauveur et son ami. Par son attitude, ses gestes, son expression, Madeleine témoigne au Christ une gratitude moins vive, mais aussi bien rendue. Le Fils de l’homme les regarde l’un et l’autre avec un affectueux intérêt; une douce majesté brille sur sa figure. Pour l’exécution, c’est un morceau que les plus grands peintres auraient été joyeux de signer. Je ne crois point que l’on- puisse mieux composer, et la couleur a une finesse, une vivacité, un éclat, qui font songer aux pierres précieuses. On essaierait inutilement de surpasser la vigueur des ombres. Les tours de force entrepris à notre époque n’ont point donné de plus merveilleux résultats.

L’autre tableau, moins complet, montre Jésus ressuscitant le fils de la Veuve. Le jeune homme était porté à sa dernière demeure sur une civière, quand l’Homme-Dieu a interrompu la marche du convoi. L’adolescent se lève à demi, et, joignant les mains, paraît sortir avec peine des langueurs de la mort. La surprise, la reconnaissance et la joie se disputent ses traits. Pour Jésus, qui vient d’ordonner au tombeau de lâcher sa proie, il en garde une secrète émotion qui augmente sa beauté. Son visage est plein de noblesse et d’harmonie. Près du brancard, la mère consolée essuie ses pleurs, et une femme lève les yeux au ciel. Une vue assez poétique de Jérusalem forme la perspective du tableau. Ces peintures décorent une chapelle de l’église Notre-Dame, à Anvers.

Elles sont, à ma connaissance, avec le tableau de Paris, les seuls ouvrages où l’artiste ait secoué sa froideur habituelle, comme un voyageur secoue la neige tombée sur son manteau.

La Cène, grande composition qui orne aussi la cathédrale d’Anvers et passe pour le chef-d’œuvre de l’artiste, n’est qu’une production habile et insignifiante, analogue à ses travaux ordinaires.

Cornille de Bie, l’élégant tabellion, paraît avoir assez bien compris l’importance d’Othon van Veen dans l’histoire de l’art flamand: il ne commet d’autre faute que de l’exagérer, selon son habitude. — «Je regarde Otho Venius, dit-il, comme la véritable cause des progrès de la peinture dans les Pays-Bas et du lustre dont elle y brille; car des guerres affreuses et des malheurs sans nombre l’avaient tellement ruinée, au delà des monts et chez nous, que non-seulement la peinture n’existait plus, mais que les peintres manquaient; c’est lui qui a ranimé cet art, qui l’a remis en fleur .»

Lorsque l’archiduc Albert fit son entrée solennelle à Anvers, en 1599, on chargea Otho Venius de diriger la construction des arcs de triomphe que l’on élevait pour exprimer la joie publique. Il déploya une rare habileté. Le luxe de ses inventions fut digne de l’enthousiasme populaire; le graveur Pierre van der Borcht voulut les reproduire dans une publication spéciale ; le prince lui-même en conçut de l’artiste une si bonne opinion, qu’il l’appela bientôt à Bruxelles et le nomma surintendant des monnaies, sachant d’ailleurs qu’il ne trouverait personne de plus estimable pour remplir ces fonctions . Quoiqu’elles absorbassent une grande partie de ses journées, il resta fidèle à sa palette. Au nombre de ses meilleurs ouvrages furent les portraits en pied d’Albert et d’Isabelle, que les princes envoyèrent à Jacques Ier , fils oublieux de Marie Stuart . Louis XIII ayant voulu lui faire quitter la Néerlande, Otho rejeta ses propositions; il refusa même de tracer des modèles de tapisseries pour le Louvre, quoiqu’on essayât de l’y déterminer par de belles promesses. En lui commence, pour ainsi dire, la brillante destinée de Rubens et de l’école chevaleresque. Il noue ces grandes relations qui devaient mêler aux puissants de la terre les peintres du dix-septième siècle. L’artiste ne fut plus désormais un humble serviteur de l’idéal, on ne se contenta plus de payer ses travaux. On reconnut enfin que les talents forment une aristocratie naturelle, qu’ils peuvent marcher de pair avec l’opulence, la noblesse de la race et les privilèges politiques. Quand on augmente l’estime des hommes pour eux-mêmes, on leur inspire une dignité de sentiments, que, par une action contraire, l’oppression et le malheur détruisent. La tête se relève, l’attitude prend une sorte de calme fierté, les gestes deviennent d’une élégance imposante, l’air, l’accent, le regard ont une expression magistrale. Elles sont bien loin les heures de détresse, où le génie était une inquiétude, où il n’osait se considérer lui-même sans effroi! Nul ne met en doute ni sa haute origine, ni les témoignages de respect qui lui sont dus. Le serf intellectuel est désormais affranchi, aux acclamations de la multitude. Un grave changement s’opère, et, à l’avenir, tout annonce dans l’homme prédestiné la conscience de la valeur. Il semble même que la joie de son âme ait de l’influence sur ses traits, que son corps s’embellisse à mesure que son esprit s’élève et se tranquillise. Les nobles, les charmantes têtes que celles de Rubens, Van Dyck, Gaspard de Crayer, Van Uden, Rombouts, François Hals, Quellyn, Rembrandt, Philippe Champaigne et tant d’autres! Un peintre dont les mœurs ne furent certes pas distinguées, mais qui appartenait à la même époque, Adrien Brauwer, a lui-même un visage plein de finesse, avec de longs cheveux bouclés et une moustache héroïque.

Vers l’année 1501, Otho épousa une riche et noble demoiselle, Anne Loots, qui lui donna sept filles, deux desquelles partagèrent ses goûts. Venius leur enseigna lui-même l’art de peindre. Charmante occupation pour un père que de guider sur la toile le pinceau de deux élèves bien-aimées, qui terminent la leçon par des caresses! L’une, appelée Cornélie, devint la femme d’un riche négociant d’Anvers; l’autre, qui se nommait Gertrude et passait jusqu’à présent pour être demeurée libre, comme Marguerite van Eyck, afin de se donner tout entière à son art, épousa un certain Louis Malo . Ce fut elle qui exécuta le portrait d’Otho Venius, portrait plein d’une grâce féminine . Il a été reproduit plusieurs fois par le burin, notamment dans l’ouvrage de Sandrart .

Le peintre habile partagea une singulière manie de son époque. On dessinait alors une foule d’allégories, à peine plus sérieuses que nos rébus: on les gravait sur bois et sur cuivre, et on les publiait accompagnées d’un texte. On nommait cela des emblèmes: c’était une distraction, un plaisir pour les dames de suivre, en feuilletant l’opuscule, tous les développements de ces ingénieuses fadaises. Les estampes représentaient aussi quelquefois des événements historiques: on y voyait se dérouler ou les circonstances extraordinaires d’une légende, ou la biographie d’un saint, ou un épisode célèbre dans les fastes d’une nation. Otho Venius raconta de la sorte la vie de saint Thomas d’Aquin, la tradition populaire des sept Infants de Lara , les luttes des Bataves contre César et les forces romaines. Horace fut commenté par lui d’après cette méthode. Il composa une suite d’images ayant pour titre: Amorum Emblemata, et pour explications des vers latins, italiens, français et flamands. Juste-Lipse approuva un si utile travail, et l’auteur le dédia à l’infante Isabelle. L’archiduchesse lui en fit ses remercîments; elle trouva ces subtilités admirables; mais, comme une vraie bigote, elle pria Otho Venius d’exécuter une œuvre pareille sur l’amour divin. Il crayonna donc un sermon théologique en différentes scènes secortées de madrigaux.

Ghisbrecht van Veen, son frère, Antoine Tempesta, Quintin Boel et Pierre de Jode sont les principaux graveurs qui ont copié ses toiles et ses dessins au crayon. Ghisbrecht ou Gilbert, le neuvième enfant de Corneille van Veen et de sa femme Gertrude Neckin, dut voir le jour au moins deux ans après Othon, qui était le septième: il ne put donc naître avant 1560 . Il n’aimait pas le burin d’un amour exclusif et maniait le pinceau en homme habile. Durant l’année 1596, il fut chargé de peindre pour la cour d’Espagne le portrait en pied de l’archiduc Albert, pendant que Raphaël Coxie brossait les images de Philippe II, de ses femmes Élisabeth de France, Anne-Marie d’Autriche, et de sa fille bien-aimée, l’infante Isabelle. Les cinq morceaux devaient être offerts en présent au duc Frédéric-Guillaume de Saxe, administrateur de l’électorat. L’œuvre de Gilbert van Veen lui fut payée 78 livres, y compris 3 livres «pour la custode de fer-blanc, avec le baston sur lequel la dicte paincture estoit enrollée et enclose .» L’année suivante, deux autres effigies, représentant les feues roynes de Portugal et d’Angleterre, furent envoyées au même prince, l’une desquelles avait été faite par Gilbert, l’autre par Raphaël van Coxie: l’acte de paiement, 152 livres 10 sous, «y comprins l’achapt de toiles et la caisse de bois pour transporter icelles painctures, » n’indique pas qui avait exécuté l’un ou l’autre morceau . En 1601, Gilbert peignit encore les deux Altesses, qui voulaient faire don de leurs images à Philippe de Croy, marquis d’Havré, surintendant des finances . Les archiducs traitaient le coloriste d’une manière assez intime, car, au mois d’août 1603, on lui remit une somme de cent cinquante livres, pour affaires secrètes, qui importaient grandement au service de Leurs Altesses . Cette même année, il ne fit pas moins de quatre portraits en pied, ceux du roi et de la reine d’Espagne, destinés à Philippe de Croy; ceux d’Albert et d’Isabelle, qui furent expédiés au roi d’Angleterre, Jacques Ier . Gilbert van Veen paraît donc s’être borné à reproduire le modèle vivant, puisque les comptes officiels ne lui attribuent aucun tableau proprement dit. Ce maître, jusqu’ici peu connu, termina sa carrière en 1628. Le bon goût de ses protecteurs donne la certitude qu’il avait du talent.

Le 5 mai 1615, l’archiduchesse ayant abattu d’un coup d’arbalète le papegay fixé sur la tour de Notre-Dame des Victoires, au Sablon , voulut perpétuer le souvenir de son adresse et octroya à la grande confrérie des arbalétriers une pension annuelle de cinq cents lires durant sa vie, et une rente perpétuelle de deux cent cinquante livres après sa mort. Elle chargea en outre Otho Venius de peindre un tableau qu’elle désirait leur offrir; le milieu représentait saint Georges, on voyait sur les ailes l’image de la princesse et le portrait de l’archiduc. Ce travail fut payé à l’artiste douze cents livres. Six années plus tard, il reçut mille livres pour deux toiles où les nobles personnages étaient figurés avec le costume des ermites.

Othon van Veen garda toujours sa position près d’Albert et d’Isabelle: il eut la fidélité de la reconnaissance . Rubens, son élève, atteignit de son vivant les hautes cimes de la gloire et entraîna derrière lui toute une légion d’hommes robustes. Van Veen fut comme un aïeul qui voit prospérer ses enfants et ses petits-enfants. Sa noble postérité le suivit bientôt dans la tombe. Il mourut à Bruxelles le 6 mai 1629 , âgé de soixante-treize ans. Le siècle d’or et la grande école de Rubens étaient parvenus au point culminant, où l’art se maintient quelques années, avant de perdre ses forces et de descendre peu à peu vers la terre.

Pour atténuer, pour déguiser au public l’influence considérable d’Otho Yenius, né à Leyde, sur Pierre-Paul Rubens, et augmenter la part d’Adam van Noort, bourgeois d’Anvers, les nomenclateurs de cette dernière ville ont imaginé une fraude, qui donnera une idée des extravagances que peut faire commettre un aveugle esprit de clocher. L’église Saint-Jacques possède depuis longtemps un magnifique tableau de Jordaens, une de ses pages les plus flamboyantes, les plus originales, les plus authentiques, où l’on voit saint Pierre trouvant. dans la gueule d’un poisson le tribut de l’année, manière très-agréable de payer les impôts, soit dit en passant, et qui réjouirait fort les pêcheurs de nos côtes. Jamais le grand élève de Rubens n’a été mieux inspiré. Il faut n’avoir ni goût, ni bon sens, ni la plus légère notion sur le développement organique de la peinture dans les Pays-Bas, pour attribuer cette toile splendide à un prédécesseur de Pierre-Paul, ou ne pas reculer devant un acte déloyal, devant un faux en matière historique, pour satisfaire un amour-propre local insensé. Les rédacteurs du catalogue d’Anvers n’ont craint ni l’une ni l’autre de ces imputations, qui, je crois, leur sont applicables toutes deux, et ils ont déclaré d’Adam van Noort, d’un artiste vulgaire et plat, cette merveille de couleur, ce prodige d’un art très-subtil et très-avancé !

N. B. Cette protestation énergique, indignée, se trouve telle qu’on vient de la lire dans le sixième volume de mon Histoire de la Peinture flamande, publié en 1868. A ceux qui la jugeraient trop violente, je ferai observer combien il est fâcheux, pénible, irritant lorsqu’on a élucidé une matière, de voir toutes les données historiques, toutes les vraisemblances esthétiques renversées, foulées aux pieds par des profanes, comme une moisson à travers laquelle se rue en plein jour une bande de sangliers. Les conséquences d’une première aberration, d’ailleurs, sont souvent énormes. La folle assertion du catalogue, répétée dans la Notice des œuvres d’art qui ornent l’église Saint-Jacques à Anvers (Borgerhout, 1855), a complètement fourvoyé Eugène Fromentin. Il débute par cette phrase chimérique: «Si chez Verhaegt Rubens apprit ses élémentaires, si Venius lui fit faire ce qu’on pourrait appeler ses humanités, Van Noort lit pour lui quelque chose de plus: il lui montra dans sa personne un caractère tout à fait à part, une organisation insoumise, enfin le seul des peintres contemporains qui fût resté Flamand.» C’est juste, comme on voit, le contraire de la vérité. Le second maître de Rubens (et non pas le troisième) couvrait ses toiles assoupissantes et fades de pastiches italiens. Adoptant comme type absolu, complet, du talent de Van Noort, la Pêche miraculeuse de Jordaens, Fromentin s’anime, s’échauffe, attribue au pâle et flasque imitateur de Paul Véronèse toutes sortes de qualités puissantes et originales. «Il aimait, dit-il, les hommes sanguins et mal peignés, les vieillards grisonnants, tannés, vieillis, durcis par les travaux rudes, les chevelures lustrées et grasses, les barbes incultes, les cous injectés et les épaisses carrures. Comme pratique, il aimait les forts accents, les couleurs voyantes, de grandes clartés sur des tons criards et puissants, le tout peu fondu, d’une pâte large, ardente, ruisselante.» Je m’arrête pour ne pas trop allonger cette note: Fromentin égrène tout un chapelet d’observations justes et bien exprimées, si on les applique à Jordaens; d’une absurdité rare, prodigieuse, incomparable, si on essaie de les appliquer à Van Noort. Et mon devoir d’historien m’obligera de signaler dans ce volume bien d’autres erreurs.

Si un des maîtres de Rubens avait possédé tous ces mérites, connu toutes les recherches, étalé toutes les splendeurs de sa manière, parvenue à ses extrêmes limites, il aurait été Rubens même, il aurait fondé l’école d’Anvers, et le disciple glorieux, qui l’a fait oublier, n’aurait eu qu’à suivre humblement ses traces.

Un amateur me disait à propos des Maîtres d’autrefois:

«C’est l’histoire de l’art éclairée par un feu de Bengale, non par la tranquille et profonde lumière du soleil.

— Feu de Bengale ou non, lui répondis-je, il a fallu beaucoup de talent pour l’allumer.

— Sans doute, me répliqua-t-il; mais en histoire un mérite d’écrivain ne suffit pas: ce qui importe, avant tout, c’est l’esprit d’examen, l’étude et le sentiment de l’histoire. Autrement on décrit des personnages factices, que l’on inonde d’une lumière artificielle. Je tiens, comme vous voyez, à mes feux de Bengale.»

Rubens et l'école d'Anvers

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