Читать книгу Journal d'un sous-officier, 1870 - Amédée Delorme - Страница 4
I
ОглавлениеLe malheur aigrit. De là les récriminations qui se sont entre-croisées, violentes, acerbes, au lendemain de nos désastres. Nul n'a voulu de bonne foi accepter sa part de responsabilité. Chacun, au lieu de sonder sa conscience, a regardé autour de soi, au-dessus ou au-dessous, selon sa situation, et il lui a été facile de découvrir des griefs chez autrui, car il n'est personne qui n'ait eu quelque reproche à s'adresser. Notre faiblesse était notoire, et le gouvernement impérial fut inexcusable de lancer la France dans une folle aventure. Mais a-t-on oublié comment le peuple français avait accueilli les premières tentatives de création de la garde nationale mobile? Malgré leur fierté de compter le maréchal Niel parmi leurs compatriotes, les riverains de la Garonne reçurent mal ses décrets. Ils y répondirent en brisant les réverbères de Toulouse. Le sort des armes n'eût-il pas changé, cependant, si, à la fin de juillet, quatre-vingts légions, organisées de longue main, avaient pu seconder les efforts de la vaillante armée du Rhin?
A vrai dire, les reproches amers éclatèrent plus tard. Ce fut d'abord de la stupeur à la nouvelle des désastres de Wissembourg, de Froeschwiller et de Forbach. Précieux patrimoine, l'honneur national s'apprécie à sa valeur, comme la santé, quand il a subi une atteinte. La vie sembla s'arrêter à Toulouse. Industrie, commerce, tout fut suspendu. Les boutiques restaient à demi closes, les usines chômaient. Dès le matin, toute la population se portait sur la place du Capitole. Bourgeois modestes, ouvriers en blouse, aristocrates à la mise élégante, étudiants un peu débraillés, tous, confondus en une foule inquiète, venaient chercher vainement sur les murs de l'Hôtel de Ville l'annonce d'un retour de la fortune.
Ces hommes demeuraient mornes, silencieux, comme implantés dans le sol de la place. Ils s'en arrachaient parfois, d'attente lasse, pour aller inutilement demander si les nouvelles n'étaient pas retenues à la préfecture. Dans ce va-et-vient, personne n'osait marcher tête haute. Les amis s'accostaient tristement, avec de longs serrements de main et des hochements de tête découragés, comme pour s'annoncer mutuellement l'agonie d'un être cher. Les rares officiers laissés dans les dépôts circulaient à peine, ne se montrant plus au café. Par pitié pour eux, on les évitait. Du reste, la honte de la défaite appesantissait le front de tous les Français, indistinctement, et ils n'osaient plus se regarder en face.
Énervantes journées que ces journées d'attente du mois d'août, pendant lesquelles on voulait douter, on voulait espérer encore. Il fallut se résigner. Les premiers revers furent confirmés, avec l'aggravation des plus navrants détails. Pourtant le maréchal de Mac-Mahon ralliait à Châlons les débris héroïques de Froeschwiller; Bazaine massait autour de Metz l'armée du Rhin, que Forbach avait à peine entamée. La victoire, si longtemps attachée à nos armes, nous reviendrait peut-être. Mais il n'y a pas de douleur si cruelle qu'il ne faille s'en distraire, parce que s'impose l'obligation de vivre. Le marchand forcément revint à son comptoir, l'ouvrier reprit ses outils, en proie à une sourde rancoeur. Seuls, dans un si grave péril, les oisifs durent continuer à subir le sentiment de leur inutilité.
Pour moi, j'allais avoir vingt ans. Jamais je n'avais rêvé batailles, et, à mon grand regret, je ne comptais pas des lieutenants généraux, ni le moindre mareschal de camp dans mes ascendants. Mon père était un actif industriel; il avait le désir d'étendre le cercle de ses opérations à mesure que chacun de ses quatre fils serait en âge de le seconder. Je commençais à m'initier aux affaires, quand la guerre éclata. Rien ne m'avait donc préparé à l'idée d'être soldat un jour; mais le malheur suscite des vocations soudaines, et il y a des grâces d'état.
La Marseillaise avait alors une signification poignante, car le flot envahisseur grossissait sans répit. Chaque jour, les hordes allemandes nous débordaient plus nombreuses; de terrifiantes rumeurs circulaient déjà sur leurs exactions, et leurs hardis éclaireurs étaient signalés à d'énormes distances. Qu'importait d'ailleurs le point sur lequel portait la souillure: elle entachait le sol de la France; la patrie était violée. Comment demeurer le témoin impassible d'une telle honte? Ne devaient-ils pas moins souffrir ceux qui, luttant au péril de leur vie, mettaient au moins, quelle que dût être l'issue finale, leur conscience en repos?
Partout, dans les casernes, dans les établissements privés, des écoles s'étaient ouvertes spontanément, dès la déclaration de guerre, pour l'instruction des cadres de la garde nationale mobile. Je m'étais fait inscrire au gymnase Léotard, et j'avais d'abord suivi les cours sans plan déterminé, par imitation de mes camarades qui aimaient mieux devenir officiers que simples gardes. Mais je ne tardai pas à me passionner pour le maniement du fusil, pour l'école de peloton et de compagnie, pour l'escrime à la baïonnette. La nuit venue, j'allais, accompagné d'un de mes jeunes frères, faire de longues courses au pas gymnastique, pour m'assouplir et m'entraîner. Nous rentrions rouges, haletants, épuisés; mais ces efforts avaient déjà leur récompense. Ils m'épargnaient les insomnies durant lesquelles je ne cessais de repasser tous les détails désespérants apportés par le télégraphe. Après un bon somme, l'idée fixe des progrès à faire pour hâter le départ me reprenait au réveil, et je retournais de bonne heure au gymnase.
Avant de décrocher les fusils du râtelier, nous nous pressions autour des moniteurs, pour avoir des nouvelles du maître de la maison. Léotard, le célèbre acrobate, était atteint de la petite vérole. Chez cet athlète, alors dans la force de l'âge, la maladie avait pris tout d'un coup une violence extrême. Il délirait sans repos, et, ce qui nous attachait le plus à lui, c'est que son délire se changeait en fureur patriotique. Il ne voyait que des Prussiens autour de lui, dans ses hallucinations. Malgré l'affaiblissement de la fièvre, les restes de sa vigueur le rendaient encore redoutable; il ne fallait pas moins de deux hommes robustes pour le veiller sans cesse, et, presque d'heure en heure, ils avaient à lutter corps à corps avec lui, afin de le maintenir dans le lit d'où il voulait s'élancer pour courir sus aux ennemis de la France. Il mourut un matin dans un de ces terribles accès.
Cependant, la légion des mobiles de la Haute-Garonne s'organisa et mes camarades du gymnase y obtinrent tous des grades. J'estimai dès lors qu'il n'était pas trop ambitieux de ma part de prétendre faire ma partie comme simple soldat. Le soir, à la table de famille, j'annonçai mon intention de m'engager.