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Par le spectacle de passions poussées au point de déséquilibrer ainsi un homme, les natures simples s'apprécient mieux. En s'éloignant de Murette, les autres camarades de la chambrée se rapprochèrent d'autant. Pourtant avec son esprit indiscipliné et frondeur à l'excès, le petit Royle nous choquait aussi. De son plein gré, il faisait bande à part; il étendait ses relations extérieures, qui d'une part lui procuraient quelques bons dîners, et lui fournissaient d'autre part l'occasion de s'exalter en compagnie de gardes nationaux farouches.

Nareval, de son côté, s'était replié en lui-même, depuis qu'il s'était reconnu mystifié. Son ambition le rendait d'ailleurs très assidu auprès du sergent-major, lequel cherchait à retenir tous ceux qui savaient tenir une plume. Mais, dans une compagnie de 5 à 600 hommes, les scribes ne manquaient pas. Le tracé perpétuel d'interminables états ne nous paraissait pas avancer la libération du territoire. Fréquemment, Bacannes, Toubet et moi, peu jaloux d'étaler un zèle superflu, nous nous échappions, et, le poste de police passé, les ponts de la citadelle franchis, nous éprouvions la joie espiègle de gamins en rupture d'école.

Tout au rebours de Royle, nous évitions la fréquentation des civils. C'était moins aisé que dans un grand centre. Au café, parfois, à l'auberge, les conversations engagées avec le patron, ou avec des clients indigènes, nous avaient édifiés sur les tendances radicales de la population. Comme s'il était vrai que l'uniforme a quelque vertu comparable à la puissance de la tunique de Nessus, nous étions déjà imbus de l'esprit militaire, au point de ne pouvoir admettre que les pékins osassent formuler sur les officiers des critiques dont l'idée nous était venue. Nous ne songions à mettre à profit nos escapades que pour nous promener.

La ville avait été vite explorée. Resserrée dans ses murs, elle n'a pu s'embellir comme des villes ouvertes, même moins importantes. Mais il y a de l'air pur au delà des remparts, et de nombreuses portes s'ouvrent sur la campagne. L'une d'elles est flanquée d'un Castillet d'aspect romantique, et que, par parenthèse, Royle, avec son instinct artistique, trouvait très chic. Il ajoutait en gouaillant qu'il aurait voulu y habiter, et le malheureux n'ignorait pas que ce joli Castillet sert de prison militaire.

Par cette porte on se rend à une belle allée de platanes, près de laquelle s'étend la pépinière départementale. Sans borner nos promenades à ces endroits fréquentés, nous parcourions tous les recoins du paysage que commande le canon de la place. Les innocentes joies du soldat désoeuvré me furent alors révélées. Combien de fois ne nous attardâmes-nous pas à choisir, tailler et éplucher des gaules dans les saussaies, pour les jeter une heure après? Quel intérêt à voir courir au fil de l'eau d'un ruisseau des brindilles de paille jetées en amont d'un petit pont et guettées à l'aval?

Malgré la saison avancée, le Roussillon était encore couvert d'une végétation puissante, où apparaissaient à peine quelques taches de rouille automnale. Nous allions à travers champs, escaladant des coteaux avant-coureurs des Pyrénées, et, de là, nous nous plaisions à regarder scintiller au loin la mer sous les rayons du soleil. Puis, allongés à l'ombre du grêle feuillage de quelque olivier, les bras repliés en oreiller sous notre tête, nous nous laissions bercer par la brise au parfum salin, contemplant la dentelle d'un vert pâle qui doucement se mouvait sur le champ d'azur infini.

Les semailles et les vendanges étant achevées, rien ne troublait la calme nature, sinon, tout près de nous, le vol de mouches obstinées ou le bruissement d'insectes cheminant dans l'herbe sèche, parfois le cri-cri solitaire d'une cigale attardée. Dans ce silence relatif, l'air était si sonore, que, de temps en temps, les notes perlées des clairons nous parvenaient de la lointaine citadelle. Ce rappel à la vie militaire nous faisait songer aux camarades étendus, comme nous, non pas sur un lit de mousse, mais à même la terre froide des provinces envahies.

A cette pensée, le far niente nous humiliait, et dans notre ignorance des difficultés de l'improvisation des armées nouvelles, nous éprouvions de l'irritation contre nos organisateurs inconnus. Le vulgaire tran-tran de la caserne nous apparaissait de plus en plus fastidieux. Pour nous forcer au retour, il fallait que le soleil eût disparu derrière la chaîne des Pyrénées. Malgré les saillies de Bacannes, la mélancolie nous tenait, tandis que, le long des haies d'aloès aux feuilles charnues à pointes aiguës, nous nous acheminions vers les murs blanchis, criblés de fenêtres sombres, qui émergeaient carrément de la citadelle, dans la lueur orangée du crépuscule.

Tout cela m'engourdissait le coeur, je m'en rendais compte: j'aurais voulu chercher des réactifs dans des exercices et des devoirs pénibles. Déjouant un jour la surveillance du sergent-major, qui n'entendait pas que les sergents missent la main sur ses scribes, je parvins à me faire enrôler dans le piquet de garde.

Sac au dos, fourniment au complet, le détachement se dirige d'un pas cadencé vers l'intérieur de la ville. En portant les armes devant le poste de police, en entendant mon pied faire résonner le pont-levis, et mon bidon cliqueter contre la poignée de mon sabre-baïonnette, j'éprouvais une sorte de béatitude de conscience, mêlée de fierté patriotique: Il en faut peu pour être fier et satisfait, à vingt ans.

Mon piquet allait relever le poste du Castillet. J'eus donc deux fois le plaisir d'être posé en faction sous la voûte de la porte Notre-Dame. Pour les passants, la sentinelle en armes est la garniture obligée de la guérite. Jamais je n'avais fait grande attention à cet ornement animé. Or, devenu à mon tour mannequin, je croyais remplir un sacerdoce: mon fusil bien en main, baïonnette au canon, je me sentais la Force, au service de la Loi. Pour un peu, je me fusse attribué l'honneur de l'ordre dans lequel s'écoulait le petit flot des promeneurs, allant aux Platanes, et de leur calme quand ils en revenaient.

Comme trêve à la banalité, je dus faire sortir le poste à la vue, aussi nouvelle pour moi que pour les habitants, d'un peloton de cuirassiers de l'ex-garde impériale. Il venait constituer, à Perpignan, le noyau d'un nouveau régiment.

Ces hommes superbes, à la brillante armure, étonnaient dans les rues étroites, où ils ne pouvaient s'engager plus de deux à la fois; mais, avant d'atteindre la voûte un peu sombre à l'autre extrémité de laquelle je me tenais, ils apparaissaient en pleine lumière, resplendissant au soleil, sur le fond des arbres prochains, dans la baie ogivale de la porte extérieure. Leurs palefrois, énervés par un long voyage, caracolaient bruyamment sur le tablier du pont-levis: les cimiers des casques effleuraient le cintre. Dans le cadre romantique du Castillet, avec ses deux petits bastions crénelés, ce groupe de ballade figurait assez un retour de croisade en quelque manoir féodal.

A la vérité, il n'était pas nécessaire de remonter si loin pour voir des héros dans ces hommes bardés de fer. Le souvenir récent du dévouement tragique de leurs frères d'armes, à Reichshofen, à Mouzon, les rajeunissait, sans les rapetisser.

De grands changements s'étaient produits à la caserne pendant mes vingt-quatre heures de garde. En dehors des deux compagnies provisoires de dépôt, on en avait créé quatre autres, que l'on avait honorées de l'épithète d'actives, et Nareval ne se tenait pas de joie: il avait gravi le premier échelon de la hiérarchie, caporal. Il était caporal à la 2e, tandis que je demeurais, quant à moi, simple pousse-cailloux à la 4e. Toubet, Bacannes étaient distribués dans les deux autres. De ceux qui avaient composé notre joyeuse chambrée, Royle et Dariès, les deux natures les plus dissemblables, restaient seuls avec moi. Le premier ne me recherchait pas, estimant que, si je n'étais pas encore galonné, je ne tarderais pas à l'être.

Compagnie active, ce titre était une promesse. Aussi ne marchandai-je plus ma collaboration à notre nouveau sergent-major, digne troupier qui, bien qu'il n'eût plus trop de scribes pour chaque compagnie, me laissait aller à l'exercice le matin. Mon apprentissage volontaire me valut d'être aussitôt chargé d'instruire d'autres conscrits, ce qui n'est pas, il faut en convenir, une besogne toujours facile.

L'exemple de la patience m'était cependant donné par l'officier qui nous dirigeait. D'un zèle infatigable, toujours présent sur tous les points du terrain de manoeuvres, il ne se départait jamais de son calme; mais il était sombre et triste. A Sedan, il avait signé le revers. Condamné à ne pouvoir affronter de nouveau l'ennemi, il désirait du moins lui créer des adversaires redoutables, sans que rien parût lui faire oublier le titre injurieux de capitulard que la population ne mâchait guère aux revenants de nos premiers désastres.

En le plaignant, et fier au reste d'être reconnu suffisamment instruit, j'étais de plus en plus impatient d'user du droit qu'il avait perdu. La compagnie de Toubet reçut sur ces entrefaites l'ordre de se tenir prête à partir: j'allai demander au commandant lui-même à y être versé. Mais il repoussa ma requête: premièrement, me dit-il en souriant, parce que j'étais candidat caporal, et, en second lieu, ajouta-t-il d'un ton sévère, parce que je ne portais seulement pas de bretelles.

Point mécontent d'être proposé pour le double galon de laine, tant les honneurs attirent, je n'eus plus aucun regret en apprenant que la compagnie de Toubet allait simplement relever un bataillon de mobiles, à Montlouis.

Aucun regret n'est pas le mot. Toubet était mon meilleur camarade. Lui parti, je me sentis isolé, en proie à de douloureux énervements. Le doute naissait presque en moi sur le devoir, et, quand les recrues de ma classe arrivèrent, j'en vins à me demander si mon ami Roland n'était pas dans le vrai. Qu'avais-je gagné à me séparer des miens avant l'heure, puisque j'étais encore là, impuissant et découragé!

Pour loger les nouveaux venus, on nous fit dresser la tente sur les remparts, au pied du donjon. Malgré la fraîcheur des nuits, la température était clémente, et ce campement n'était pas sans charme: mais il me semblait que ce charme m'amollissait. Trop longtemps je me perdais en contemplations devant le même paysage, où il ne m'était plus loisible d'aller fatiguer mon corps. Après l'avoir vu s'estomper dans la dégradation crépusculaire et disparaître dans la nuit, je me glissais hors de la tente avant le réveil, pour le voir encore renaître au lever du soleil.

Spectacle magnifique, auquel je revenais sans cesse à mon corps défendant. Je m'étais engagé pour agir, non pour rêver. Ce far niente relatif, sous un beau ciel, me laissait trop penser au milieu que j'avais quitté. Je redoutais d'en arriver à aimer trop la vie et craignais d'avoir peur de la perdre. Autre chose me faisait souhaiter d'aller éprouver au loin mon courage: l'air était chargé d'électricité: le ciel n'avait jamais été bien limpide, il s'embrumait tous les jours.

Journal d'un sous-officier, 1870

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