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Aux caresses de la brise d'Orient, aux rayons du soleil qui les éclaire en même temps qu'Athènes et que Rome, les hommes, sous ce beau climat, semblent imbus de sentiments artistiques, et animés d'ardeurs libérales; ils aiment ce qui est beau et désirent ce qui est grand; mais la mâle vertu et l'indomptable énergie des peuples antiques leur font défaut généralement. Le vent d'Italie paraît leur insuffler surtout l'indolence des lazzaroni, qu'ils secouent par saccades. Leur ordinaire occupation consiste à discourir en buvant dans les vastes cafés de la Loge, plus vastes que la place qu'ils bordent. Les thèmes à déclamations ne manquaient pas alors. Les voix s'élevaient trop haut, les discussions s'échauffaient trop vite, pour permettre de réfléchir sagement sur l'inconstance de la fortune. Aux yeux de ce public sévère au malheur, l'armée avait fait banqueroute. Le retour des échappés des premiers désastres était l'occasion d'anathèmes.

Que ces vaincus eussent eu la faiblesse, comme notre sous-lieutenant, de signer la capitulation; qu'ils eussent acheté leur liberté au prix d'une blessure, ou qu'ils l'eussent reconquise par évasion au risque d'être massacrés, tous étaient regardés, ou peu s'en faut, comme des traîtres et des lâches. Capitulards, ce seul mot disait tout. Et ceux qui le lançaient, aveuglément, cruellement, croyaient avoir le droit, s'étant revêtus de l'uniforme hybride de la garde nationale, de condamner l'armée avant de s'être donné la peine de faire leurs preuves.

L'armée, quant à elle, ayant longtemps fourni des gages de sa valeur, ne s'expliquait pas bien l'infidélité de la gloire; mais elle savait, à n'en pouvoir douter, qu'elle avait racheté ses défaites par plus d'héroïsme et de sang que ne lui en avaient coûté les victoires d'antan. Elle ne pouvait subir de bonne grâce l'attitude parfois insultante de la population.

Pourtant les pioupious, comme les moutons, sont endurants et modestes, tant qu'on ne les fait pas trop enrager. Mais l'arrivée du dépôt de cuirassiers envenima la situation. Ces hommes avaient appartenu à la garde impériale, ce qui, dans l'esprit de certains Perpignanais, était aussi honteux que de sortir du bagne. Or ces forçats libérés étaient sans vergogne; ils avaient l'air avantageux qui caractérise tout bon cavalier. Quand ils se promenaient par deux dans la ville, le bonnet de police penché sur l'oreille, les rues, qui retentissaient du bruit de leurs grandes bottes éperonnées, paraissaient trop étroites, et ils ne se rangeaient guère pour faciliter la circulation aux pékins, ceux-ci fussent-ils en gardes nationaux. De là, un accroissement d'hostilité et, dans les cafés, un redoublement de fureur bavarde. Dans le récipient que formait l'enceinte fortifiée, tous ces petits sentiments, toutes ces vulgaires passions cuisaient et bouillonnaient. Un éclat faillit toutefois se produire en dehors des murailles.

Tous les Pyrénéens-Orientaux ne songeaient pas à attendre les Prussiens au pied du Canigou. Une compagnie de francs-tireurs s'étant recrutée dans le département, les dames du chef-lieu voulurent lui offrir un drapeau brodé de leurs mains brunies. L'autorité avait décidé que la remise en serait faite solennellement, un dimanche, sur le Champ de Manoeuvres, qui s'étendait en vue de la citadelle.

Le temps favorisa la cérémonie. Par toutes les portes de la ville, la foule se dirigea vers le terrain en ses plus beaux atours. Depuis les plus vieux barbons de la garde nationale jusqu'aux tout jeunes pupilles de la République, sans parler des francs-tireurs eux-mêmes, toute la population masculine était en armes, et notre régiment avait été convié à la fête. Nous n'avions à notre tête qu'un simple chef de bataillon, tandis que l'armée sédentaire était commandée par un monsieur dont le bonnet était orné d'au moins cinq galons: très larges, très espacés, ils couvraient presque toute la coiffure, et il était à peu près impossible de les compter, tant s'agitait, comme la mouche du coche, d'un bout à l'autre du polygone, ce pseudo-colonel. A peine étions-nous alignés du côté laissé libre, qu'il s'élança d'un air farouche, au galop secoué de sa maigre haridelle, pour enjoindre à notre commandant de se ranger d'une tout autre manière. Toujours peu endurant, notre chef riposta par un commandement bref et net, qui fut d'ailleurs admirablement exécuté: «Par le flanc droit et par file à gauche. En avant, marche! A la citadelle!»

Le retentissement de ce scandale fut grand à nos oreilles, le soir et pendant plusieurs jours. Pour affirmer son importance, la garde nationale décida d'organiser une revue, le dimanche suivant, sur la promenade des Platanes, en présence des autorités civiles. Le spectacle militaire était ainsi offert aux soldats par la population. Peu d'entre nous s'en privèrent.

La bonne tenue sous les armes, la rectitude des mouvements étaient, à vrai dire, le moindre souci de ces braves. Ils cherchaient à révéler leur mérite par des vociférations d'énergumènes et par des gestes d'épileptiques, en défilant devant la tribune municipale. Et ils recommençaient de plus belle, en se tournant ostensiblement vers les groupes de troupiers qui les regardaient.

Suspects. Nous étions suspects, non de modérantisme, mais d'hostilité. Dans ces esprits méridionaux, surexcités et exaltés, il y avait peu de différence entre la froideur à l'égard du gouvernement et l'oubli des devoirs sacrés envers la patrie. Et c'est à ce moment que le télégraphe apporta la désastreuse nouvelle de la capitulation de Metz, aussitôt suivie des commentaires douloureux de Gambetta.

La citadelle fut aussitôt consignée, les portes closes, les chaînes des ponts-levis vérifiées. La rumeur se répandit bientôt que des troubles avaient éclaté dans la ville. Aucun détail précis. Tous les renseignements manquaient; mais la rigueur de la consigne témoignait de la gravité de la situation. Au surplus, cette privation de nouvelles à un moment si critique était affreusement pénible et énervante.

D'ailleurs il n'y avait pas que de dociles moutons parmi nous. Quelques loups avaient été enfermés dans la bergerie. Pour moi, nommé caporal et adjoint au fourrier depuis deux jours, je n'avais ni l'humeur ni le temps de me mêler aux conciliabules qui se formaient dans quelques cantines. Un nouveau lieutenant avait tout récemment été mis à notre tête; malgré une assez douloureuse blessure qui à Sedan lui avait entamé l'épaule, il était d'une activité et d'une énergie peu communes: il avait précisément fixé ce jour-là au sergent-major comme extrême délai pour l'organisation complète de la compagnie. Mais, de notre bureau, nous entendions des rumeurs inaccoutumées. A plusieurs reprises nous aperçûmes les sergents de semaine occupés à disperser des groupes.

Le jour s'écoula cependant sans incident remarquable. Après la soupe du soir, le lieutenant était venu signer les pièces de comptabilité. Il paraissait très énervé, sans doute à cause des scènes tumultueuses de la ville, dont nous ne savions toujours rien de formel. Dans ses yeux brillait, par contre, une clarté d'énergie satisfaite. Il donna l'ordre de veiller à tous les derniers préparatifs, dans l'éventualité d'un départ prochain.

Tandis que le sergent-major et le fourrier couchaient dans la chambre où nous travaillions, je n'avais pas cessé d'occuper ma place dans l'une des tentes dressées sur les remparts. Il me parut bon d'aller vérifier mon havresac.

La nuit était venue, et le firmament n'en était pas moins tout éclairé. Il resplendissait comme dans l'embrasement d'un immense incendie, et cette rougeur paraissait devenir de plus en plus intense. Par toute la voûte céleste, les nuées semblaient teintes d'un reflet sanglant, depuis la dentelure noire des Pyrénées jusqu'à la ligne lointaine de l'horizon sur la Méditerranée.

Sur le rempart, le spectacle, quoiqu'à peine distinct par contraste, était saisissant. Bien que le couvre-feu fût sonné, presque tous les hommes étaient debout hors des tentes, qui dessinaient en triangles leurs silhouettes blanchâtres sur la terre noire, et quelques ombres humaines s'agitaient, gesticulaient, parlaient.

Dominant ma poignante impression, je me dirigeai vers mon bastion, en cherchant d'éloquentes paroles, pour user sur mes camarades de ma jeune et faible autorité. Mais, au pied de l'antique donjon qui se dresse là, regardant le Canigou du côté de l'Espagne, deux officiers me devançaient. Ils allaient d'un pas résolu. C'était le commandant du 22e de ligne, suivi d'un capitaine.

Ils abordèrent un premier groupe qui, à leur approche, s'était resserré. Le commandant ayant dit qu'il fallait rentrer sous les tentes, un murmure s'éleva. Les officiers s'avancèrent encore, et le groupe s'ouvrit, mais pour se refermer aussitôt comme une vague. D'autres hommes accoururent, entraînés par un courant invincible, et, en un clin d'oeil, un cercle étroit enferma les deux officiers, et le commandant tomba.

A ce moment, d'autres officiers survinrent en nombre. C'étaient les nôtres. Ils achevèrent de rompre le charme funeste qui avait plané sur la citadelle, en nous apportant l'ordre de départ pour le lendemain même.

Journal d'un sous-officier, 1870

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