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IV

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La vie militaire exige une abnégation complète, un entier oubli de soi-même. Aussi faut-il, non pas entrer, mais se précipiter dans cette existence. On n'est vraiment soldat qu'après s'être éloigné de sa famille; je commençai à m'en rendre compte, en constatant mon isolement parmi mes compagnons de route, que semblait unir une réelle fraternité.

Certaine liaison existait bien entre eux et moi; je leur avais fait les honneurs de Toulouse, où ils étaient étrangers; mais j'avais par là obéi à un sentiment de courtoisie, plutôt qu'au double besoin de me distraire et de me livrer, car, pour satisfaire inconsciemment mon coeur, j'avais tous les jours une heure ou deux à passer au milieu des miens. La Rochefoucauld l'a dit sans l'avoir inventé: les affections naissent, se développent et se maintiennent sous l'influence de mutuels intérêts. L'expansion de mes camarades établissait entre eux une communion inspirée par le désir d'oublier tout souci personnel, tout regret intime, autant que par l'envie d'amuser les autres et de leur plaire. Ce naïf égoïsme, étant général, ne choquait personne. Il établissait au contraire une égalité d'humeur parfaite et nivelait des esprits d'origine et d'éducation bien diverses.

Gabriel Toubet, à la physionomie intelligente rendue étrange par des yeux tigrés, au corps si grand, si maigre, que la capote bleue paraissait flotter dessus comme autour d'une perche, avait abandonné l'étude du code pour le maniement du chassepot.

Né d'une Espagnole qu'il n'avait jamais connue, Louis Nareval avait dès les premières hostilités quitté à Lisbonne son père qui l'avait emmené à bord d'un vaisseau où il était mécanicien. Nareval avait hérité de sa mère un coeur ardent. Jaloux aussi, et vindicatif, il s'était engagé sous l'impulsion du patriotisme et en même temps avec l'âpre désir de gagner l'épaulette. Il offrait en un mot un mélange de nobles élans et de petites passions. D'un esprit, vif, mal, cultivé, il avait rapporté de ses voyages quelques souvenirs intéressants, quoiqu'il les gâtât par trop de prétention à éblouir tout le monde.

Il trouvait à qui parler dans la toute jeune personne d'un Parisien de dix-sept ans. Le petit Royle était ainsi qualifié à cause de son âge, bien qu'il fût long comme une asperge. Il s'était gaillardement évadé d'une imprimerie pour courir à la frontière, mais non pas à la frontière espagnole. Sa déconvenue avait exalté le sentiment d'irrespectueuse indépendance ancré au coeur de tout Parisien. Outre que par son bagou faubourien il submergeait aisément la science factice de son partenaire, il le froissait dans sa conscience d'autoritaire, car Nareval prétendait que l'on respectât les galons auxquels il aspirait.

Ces discussions entre deux natures violentes eussent à tout moment mal tourné, sans la bienfaisante influence du doyen de notre compartiment. Bacannes, arraché à un congé de semestre, avait rendossé la tunique encore ornée des insignes du caporalat, et qu'il ne pouvait plus boutonner. Légèrement grêlé, le nez en trompette, l'oeil vif et mobile, les lèvres assez épaisses toujours souriantes, il donnait envie de rire en se montrant, et comme il avait une verve intarissable, un esprit facile, pétillant, bouffon, force était d'éclater quand il parlait. Or il ne se taisait guère. Il était bien secondé par Linemer, un compatriote de Toubet, à l'esprit fin et railleur, un pince-sans-rire.

Le public était représenté par un brave garçon, paysan à demi dégrossi, à face large, épanouie, respirant la franchise et la bonté. Sans aucune prétention personnelle, Dariès écoutait et riait tout le temps de bon coeur, encourageant ainsi naïvement la verve des autres compères.

La jovialité de ces bons vivants me gagna d'autant plus vite qu'ils ne s'imposèrent point. S'étant bien aperçus, au départ, que j'avais le coeur gros, ils avaient respecté mon silence sans y paraître prendre garde. Comment ne pas leur en savoir gré? Comment d'ailleurs entendre Bacannes pendant une heure sans se dérider?

Pourtant un de nos camarades demeura tout le jour inaccessible à la gaieté générale. Nous le connaissions à peine. Il était de Toulouse et s'appelait Murette, voilà tout. L'uniforme a le grand avantage d'établir une égalité parfaite entre tous les conscrits, du jour au lendemain. Pour distinguer le noble du rustre, il n'y a plus aucune particularité étrangère aux êtres eux-mêmes. Les grossiers vêtements de soldat, aux couleurs voyantes, enlèvent même aux physionomies leur aspect ordinaire. Un observateur sagace découvre les secrets de l'âme dans les traits du visage; mais, à vingt ans, chacun est trop débordant de soi-même pour s'adonner aux patientes études de l'observation. Pour juger ses camarades, on s'en tient aux révélations qui tôt ou tard jaillissent de leur humeur.

Murette avait une jolie tête brune; le rapprochement excessif des yeux lui donnait toutefois une expression très dure, presque de cruauté. Très soigneux, il s'était installé des premiers dans un coin, et, au lieu de glisser, comme nous tous, son sac sous les banquettes, il l'avait placé sur ses genoux, le maintenant debout comme une mère eût fait de son enfant. Quand, à peine le train en marche, tous offrirent à la ronde les provisions de bouche dont parents ou amis nous avaient comblés, Murette refusa brièvement. En le voyant s'obstiner dans son mutisme, tandis que moi-même je faisais contre tristesse bon coeur et trinquais comme les autres, plusieurs furent tentés de le plaindre. Plus d'un regard sévère se leva sur l'impitoyable Royle, qui, tout en déchirant à belles dents une rondelle de saucisson, murmura:

Monsieur vit de régime, et il mange à sept heures.

Notre faim plus ou moins bien apaisée, notre soif à peine allumée, avec quel étonnement, mêlé d'un léger mépris, ne vîmes-nous point Murette tirer de sa musette une collation choisie, abondante néanmoins! Tandis qu'il s'en régalait égoïstement, le petit Parisien le nargua, sans d'ailleurs l'émouvoir:

«La prévoyance de la fourmi, dit-il, au service de l'hygiène du héron!»

Après une courte halte à Narbonne, vers le milieu du jour, il y eut comme une agréable surprise à se trouver debout, les mouvements libres, sur le quai de la gare de Perpignan. La ville est à deux kilomètres. Dans le demi-jour crépusculaire, elle nous apparut, groupée autour de sa citadelle, comme une modeste tortue endormie au pied du monstre que figurait le sombre Canigou, dont la crête seule resplendissait encore sous les derniers feux du soleil déjà invisible dans la plaine.

Le régiment s'achemina vers la ville, nos rangs formés tant bien que mal. En somme, c'était notre première prise d'armes. L'équipement était loin d'être au complet. Pour ma part, je n'avais pas de ceinturon; mon sabre-baïonnette pendait piètrement à la patte de ma capote, tournant à chaque pas sur ma hanche. Notre allure manquait peut-être d'ensemble, ou, du moins, il nous le semblait, et ce mécontentement de nous-mêmes nous indisposa contre notre nouvelle garnison. Quelques-uns d'ailleurs étaient déjà mal préparés, les distractions de Perpignan ne leur paraissant pas pouvoir lutter avec celles de Toulouse. D'autres, les bons soldats, regrettaient un déplacement qui avait entravé et retardé l'organisation des compagnies de marche: ils en voulaient à l'autorité civile, cause de tout le mal, et ils crurent voir dans les regards curieux de la population perpignanaise la manifestation de sentiments peu sympathiques.

Tout cela contribuait à nous montrer sous un jour défavorable la capitale du Roussillon. Toujours plein du souvenir de Paris, Royle n'avait pas assez de railleries pour les rues courtes, étroites et tortueuses, où notre colonne serpentait. Il ne revenait pas de l'aspect de certaines maisons à un seul étage, surplombant le rez-de-chaussée: comiquement, il se baissait dans la crainte de les voir s'effondrer. Au tournant de la ruelle, à montée rapide, qui aboutit à un premier pont-levis, il s'écria, en jurant, que jamais il n'eût cru possible de trouver un pavage plus douloureux aux pieds que celui de Toulouse.

La citadelle, de loin, apparaît comme un monticule inoffensif. De près, elle semble inexpugnable. Au lieu d'admirer comme moi, Royle haussa les épaules, peut-être pour secouer, sans en avoir l'air, le sac qu'il commençait à trouver lourd. Le Mont-Valérien, dit-il, a une autre tournure, et comme le spectacle majestueux de la double enceinte, la vue des chaînes des portes m'imposait, il ajouta qu'il se moquait pas mal de sa nouvelle prison. Les murs de pierre qui supportent la terre du rempart suintaient comme un caveau; le vent s'engouffrait avec nous en sifflant lugubrement, et je me souvins plus tard de l'impression rapide, mais pénible, que me fit, à cet instant précis, dans la nuit tombante, la voix cynique du gavroche déguisé en soldat.

La cour d'honneur, assez vaste parallélogramme, est formée par de hauts bâtiments qui peuvent abriter environ 3 000 hommes. Le dépôt du 22e de ligne en occupait une partie au midi, près du donjon, qui date de six siècles. Nous fûmes distribués dans le principal corps de logis qui règne à l'est. Le lendemain matin, des fenêtres du second étage, nous découvrîmes toute une plaine verdoyante bordée par une ligne d'un bleu vif que piquaient de tout petits points blancs. C'était la Méditerranée.

A partir de ce jour, je connus pleinement la vie de caserne, dont la monotonie était rompue par la variété des corvées. Il fallut d'abord s'approvisionner pour la nuit au magasin des lits militaires, et chacun s'en revint avec sa paillasse sur la tête à un premier voyage, avec un matelas au second. Corvée de pain, corvée de bois. Et jusqu'à la grande peinture à fresque avec le gros pinceau que tout le monde doit manier sans études préalables!

Le plus pénible, c'était la lutte pour la vie. Comme il n'y avait pour tout le régiment que deux ordinaires, le repas d'environ six cents hommes se préparait dans une seule cuisine; il était réparti au petit bonheur dans les gamelles alignées sur plusieurs tables après un lavage très sommaire. Il n'était pas question de retrouver la sienne; mais, pour en obtenir une quelconque, il se livrait chaque jour, sous l'oeil indifférent ou goguenard des cuisiniers aux tabliers sordides, de véritables pugilats. Ces combats à l'eau graisseuse me faisaient reculer. Déjeunant d'une botte de radis, j'allais, pour quelques sous, dîner le soir avec un de mes camarades dans un modeste cabaret de la ville. Après la retraite, la chambrée retrouvait, réunis, les dix compagnons de route.

Il nous manquait les glorieux récits de la veillée, tous les vétérans ayant disparu à Sedan. Mais Bacannes se chargeait toujours d'égayer les heures où le sommeil nous fuyait. Ayant vite saisi les travers de Nareval, il les exploitait, de complicité avec Linemer, au profit de la gaieté générale. Chaque soir, ils l'amenaient à faire le complaisant étalage de sa petite science. Ils se faisaient ignorants et naïfs jusqu'à la bêtise, et lui se perdait en des définitions minutieuses, en des détails oiseux, en des descriptions enfantines. Toujours de sang-froid, les interlocuteurs accompagnaient leurs questions de pantomimes folles, exécutées sur la table, en bonnet de coton et en caleçon, à la lueur vacillante d'une chandelle fumeuse, qui projetait sur les murs et au plafond des ombres mouvantes, grotesques. Aveuglé par l'amour-propre, Nareval s'exécutait indéfiniment, en toute conscience. Il se persuadait que nous avions recours à lui parce qu'il était naturellement désigné pour nous primer, nous diriger, pour devenir enfin notre chef.

Cette farce eût pu se renouveler longtemps; mais, un soir, Royle, ayant dîné en ville, rentra maussade; le gros vin bleu du Roussillon l'avait peut-être alourdi, et il éprouvait le besoin de dormir. Il déchaîna le fou rire que nous étouffions sous nos couvertures, en sabrant la plus belle période de Nareval d'un impitoyable: «As-tu fini, jobard?»

Nareval se le tint pour dit: Il garda sans doute quelque fiel au fond du coeur, mais il n'osa pas se fâcher, dans la crainte d'augmenter le ridicule. Une scène d'un comique plus sombre, et qui faillit tourner au drame, vint d'ailleurs faire diversion le lendemain.

Murette était resté dans notre groupe sans devenir plus expansif. Ses yeux semblaient jeter sans cesse un feu plus vif; ses traits réguliers paraissaient s'affiner. Sa réserve, ne se démentant jamais, ressemblait à de la fierté; elle finissait par imposer. Malgré le souvenir du trait d'égoïsme qui l'avait signalé dans le wagon, il commençait à conquérir par son silence une sorte de prestige, lorsqu'un futile incident nous le révéla tout entier.

Chacun, l'appel terminé, faisait son petit ménage, quand sa voix presque inconnue s'éleva, sonore et vibrante. Devant son havresac, qu'il avait vidé sur son lit, il hurlait, se déclarant volé. Il lui manquait, je crois, une paire de chaussures qu'il possédait en sus de l'ordonnance et que pour ce motif il dissimulait sous son linge. Mais la passion blessée ne connaît ni frein ni règlement. Jamais trésor ne fut regretté comme ces malheureux godillots. Impossible de rendre l'intensité de la fureur de leur ci-devant propriétaire.

Leur disparition bien constatée, il courut chez le sergent-major. Un brave homme, qui vint inviter le mauvais plaisant, s'il y en avait un, à ne pas pousser le jeu plus avant. Tout le monde se déclara innocent; mais je ne sais qui proposa de fouiller les paillasses.

Pendant la perquisition, Murette multipliait ses imprécations à mesure que l'espoir lui échappait. Il en vint même aux menaces, et il tira son sabre, jurant d'éventrer le voleur. Toutes les recherches restèrent infructueuses, heureusement. Alors le sergent-major se fâcha contre le réclamant. Peine perdue. Murette, insensible aux reproches, ne songeait qu'à la perte subie, et il se roula sur son lit, mordant de rage ses draps et son matelas, pleurant de désespoir.

Royle était son voisin. «Auras-tu bientôt fini de geindre, lui demanda-t-il, Harpagon, Grandet, Shylock de vingt ans!»

Murette, qui avait beaucoup moins de littérature, rugit cependant sous l'injure, heureux qu'une victime s'offrît à sa colère. Quoique fluet, Royle était nerveux: il arrêta son agresseur, le dompta, en continuant à l'invectiver en son parler faubourien. «Allons, allons, c'est pas tout ça! Il ne faut pas nous la faire. Tu nous as tous traités de voleurs, et tu nous as fait bousculer nos fournitures. Tes godillots n'ont pas été mangés après tout. Ils ont trop d'arêtes. Il y a encore ta paillasse à visiter. Dépêchons, il est temps de nous montrer ce qu'elle a dans le ventre!»

Et, en effet, dans les feuilles sèches de maïs, les bienheureux souliers chamois, à semis de clous d'acier, étaient cachés. Murette eut un éclair de joie d'abord, à la vue de son bien retrouvé. Puis, soupçonnant Royle de l'avoir joué, il darda sur lui un regard chargé de haine. Mais-il dut mesurer la profondeur du dégoût qu'il nous inspirait. Dès cet instant, la quarantaine s'établit; il se creusa comme un fossé autour de lui. Du reste, sa peau, comme toute sa pacotille, lui appartenant, lui était chère: il sollicita et obtint la place de brosseur auprès d'un officier que ses fonctions fixaient au dépôt. Il n'irait pas au feu, et ajoutait cinq francs par mois à l'argent de son prêt.

Journal d'un sous-officier, 1870

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