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PROLOGUE

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Table des matières

C’était le 15 septembre 1870, à onze heures du soir. La nuit était obscure. Le ciel était sombre.

Une femme en grand deuil remontait le boulevard Malesherbes, alors solitaire. Sa marche était lente et inégale.

Il y avait des moments où elle s’arrêtait tout à coup, hésitante et agitée. Puis elle continuait sa route, d’un pas plus assuré et avec une attitude plus résolue.

Quel était l’âge de cette femme? On ne pouvait le deviner.

Son long voile de crêpe noir, ramené sur son visage, en dissimulait entièrement les traits.

Cependant, malgré la légèreté de sa démarche et l’élégance de sa taille, on pouvait préjuger qu’elle n’était plus jeune.

Évidemment, il se livrait dans l’esprit de la femme en deuil qui cheminait ainsi, obsédée par une pensée fiévreuse et changeante, un violent combat.

Elle allait certainement accomplir l’un des actes les plus importants de sa vie, l’un de ces actes à deux faces, d’où peut également sortir la perte ou le salut.

C’est ce qui expliquait ses indécisions subites et rapides.

Elle se demandait parfois si elle ne ferait pas mieux de rebrousser chemin.

Mais il est probable qu’elle reprenait vite courage, puisqu’elle se remettait promptement à marcher devant elle dans la direction du boulevard de Neuilly, aujourd’hui l’avenue de Villiers où elle ne tarda pas à s’engager, après avoir passé devant la magnifique entrée du parc Monceaux.

Arrivée à la jonction du boulevard de Neuilly avec l’avenue Wagram, cette femme, aux allures mystérieuses, s’arrêta sur la place que forme cette jonction.

Elle examina attentivement les façades uniformes des quatre maisons précédées d’une grille en fer qui composent cette place.

— C’est dans celle-là qu’il demeure, se dit-elle tout bas, et, comme si tout à coup elle eût pris son parti de ce qui pourrait résulter de la démarche qu’elle allait tenter, elle se dirigea, sans hésitation, vers l’une des grilles.

Un petit jardin sépare chaque grille des fenêtres du rez-de-chaussée.

Trois de ces jardins étaient déserts. Dans le quatrième, un homme, en jaquette de drap brun, se promenait anxieux et impatient.

Il paraissait avoir environ cinquante ans. Un gilet croisé et un large pantalon de même étoffe que la jaquette complétaient son costume avec un képi de fantaisie, où l’on remarquait le signe distinctif des ambulanciers.

La barbe était noire; les cheveux, toujours abondants, étaient bruns; la tournure était distinguée; les traits étaient réguliers; la figure était énergique, mais le front était fuyant.

Au premier abord, il y avait de la séduction dans l’ensemble de sa personne, de la fascination dans la fixité de son regard.

Bientôt, on remarquait dans ce regard une indéfinissable expression qui causait une sorte de malaise. C’était celui d’un profond scrutateur des pensées humaines, habitué à dissimuler ses impressions et habile à pénétrer celles des personnes dont il avait intérêt à deviner les désirs et à surprendre les faiblesses.

On ne tardait pas également, lorsqu’on l’étudiait davantage, à découvrir dans sa physionomie des tons qui indiquaient, à dose égale, l’opiniâtreté et la dureté.

Dès que cet homme crut entendre un bruit de pas, il s’arrêta et regarda.

En voyant venir de son côté une femme portant le grand deuil de fille ou de veuve, il se hâta d’ouvrir la porte de la grille.

La femme franchit cette porte, qui se referma aussitôt derrière elle, et, toujours voilée, sans prononcer un mot, elle pénétra dans l’appartement du rez-de-chaussée.

Cette petite scène muette avait eu un témoin invisible.

La femme en grand deuil avait à peine disparu derrière la grille, dont la porte s’était si brusquement ouverte et si rapidement refermée, qu’un homme enveloppé d’un vaste paletot et coiffé d’un chapeau à large bord, s’était détaché de la muraille voisine, en murmurant d’une voix sourde:

— Elle! se donner à ce fat de Macdonald? Ah! ce n’est plus l’Edmée que j’ai tant aimée!

Puis cet homme parut tomber dans une sombre préoccupation. Il sortit bientôt de cette rêverie et, jetant un regard désespéré vers le rez-de-chaussée où celui qu’il venait d’appeler du nom de Macdonald était entré avec la femme voilée, il continua ainsi son monologue:

— Il ne m’a pas trompé ; il n’a pas menti, il y a deux heures, lorsqu’il s’est vanté à moi de posséder aujourd’hui le cœur d’Edmée, lorsqu’il m’a affirmé qu’elle viendrait le trouver chez lui, ce soir même. Ah! si je ne craignais pas que Nadine fût ma fille! Pourquoi le serait-elle? Demain, j’interrogerai la vieille amie d’Edmée, l’excellente madame Mason. Elle doit savoir la vérité. Il faudra bien qu’elle me la dise.

Celui qui se parlait ainsi à. lui-même avait à peu près le même âge que Macdonald. Mais ce n’était plus le même caractère de figure.

L’expression du visage, attractive et rêveuse, indiquait une nature plus impressionnable que persistante, plus tendre qu’énergique.

Le front était déjà chauve. On y découvrait des rides, sillons tracés par le travail de la pensée.

La tête, d’une forme scupturale, était très-dégarnie. Le crâne était entièrement dénudé.

Le regard, d’un bleu foncé, était doux et mélancolique, pénétrant et profond.

En proie à une vive agitation intérieure et comme accablé sous le poids d’une amère désillusion, il se dirigea vers l’un des hôtels qui, bordant le chemin de fer d’Auteuil, avoisinent la place Péreire. C’était sa demeure.

A peine entré dans son cabinet de travail, avant même d’être assis, il remarqua sur son bureau un billet qu’il ne se rappelait pas y avoir laissé. Il en brisa fiévreusement le cachet, car il venait de reconnaître l’écriture de madame Mason, qui avait été autrefois l’introductrice de Nadine dans les salons de Paris.

Ce billet était ainsi concu:

«Robert, vous ne connaissez qu’un côté de la triste vie d’Edmée, vous n’en connaissez que l’époque trop courte que vous aviez faite heureuse.

» Aujourd’hui qu’elle est veuve, j’ai le devoir, moi sa seule amie et sa seule confidente, de vous initier, sans même la consulter, à tous les mystères de sa longue existence de douleur, de dévouement, de misère, de devoir et d’abnégation.

» Je vous dois d’abord la vérité sur Nadine. Vous la trouverez dans le long récit que vous recevrez demain soir, après mon départ de Paris.

» J’avais eu la pensée d’entrer dans une ambulance. Mais Edmée est accourue ce matin pour me chercher avec Nadine.

» Je n’ai pas eu le courage de les laisser partir seules. Je me décide à les accompagner en Dauphiné.

» Nous attendrons ensemble la fin de la guerre dans le domaine des Abeilles.»

Le billet de madame Mason était daté du 15 septembre 1870, neuf heures du soir.

L’heure à laquelle il avait été écrit coïncidait avec l’heure où Macdonald avait reçu la visite d’une femme voilée, portant le grand deuil des filles et des veuves, et dans laquelle Robert avait cru reconnaître celle que madame Mason dans son billet, comme lui dans sa pensée, nommait simplement Edmée.

Jusqu’à la lecture de ce billet, un doute avait subsisté dans son esprit.

La femme qui, pour lui comme pour Macdonald sans doute, portait le nom d’Edmée, n’était venue, il le savait, qu’une seule fois, dans sa vie, à Paris, où elle n’était restée que quelques jours, il y avait environ douze ans.

Depuis, elle n’avait, à aucun prix, consenti à y revenir.

Elle n’y venait même pas pour y accompagner sa fille Nadine, qu’elle confiait toujours à madame Mason.

Confinée dans son château des Abeilles, elle ne s’en éloignait pour aucun motif et sous aucun prétexte.

Avant d’avoir reçu le billet de madame Mason, il se demandait comment il se faisait que son Edmée se trouvât â Paris; il se demandait si c’était bien elle qu’il avait vue entrant chez Macdonald.

Il se plaisait encore à croire qu’il avait pu être dupe d’une illusion.

Mais, d’après ce que lui écrivait madame Mason, il avait maintenant la certitude qu’en effet son Edmée était à Paris depuis le matin.

Il resta donc convaincu que c’était bien elle que Macdonald avait reçue dans la soirée.

Sa pensée, toutefois, fut distraite de la douloureuse confirmation de ses tristes soupçons, par la phrase du billet de madame Mason qui concernait Nadine.

Il resta longtemps immobile, les yeux fixés sur cette phrase, qui semblait l’absorber.

Il était comme abîmé dans une vague et profonde rêverie.

Évidemment le nom de Nadine produisait plus d’effet et exerçait plus d’influence sur lui que le souvenir même de son Edmée.

Le lendemain, après avoir achevé sa nuit et commencé sa matinée dans une agitation qui ressemblait beaucoup au délire que donne la fièvre, il courut, vers onze heures, à l’hôtel que madame Mason habitait dans les environs de la place de l’Étoile.

Il espérait l’y trouver encore, y trouver Edmée, surtout y trouver Nadine. Mais toutes les trois étaient parties, de grand matin, par le chemin de fer de Lyon pour le Dauphiné.

Le concierge était seul resté avec sa femme, promettant de garder fidèlement l’hôtel jusqu’à la fin de la guerre.

Robert n’osa pas questionner ces braves gens pour savoir où et comment Edmée avait passé sa soirée de la veille.

Toutes les nouvelles qui arrivaient du dehors sur la marche des armées allemandes, étaient désespérantes.

La population parisienne tout entière était livrée aux préoccupations les plus vives, aux excitations les plus diverses.

De ces excitations et de ces préoccupations, il se dégageait généralement un profond sentiment de patriotisme, un héroïque élan d’enthousiasme.

On savait que Paris allait être assiégé et bloqué par l’ennemi. Mais on ne songeait ni aux privations du siège, ni aux ennuis de l’investissement. On songeait moins encore aux périls de la lutte. On ne pensait qu’aux devoirs de la résistance.

Robert est certainement le seul Parisien qui ait passé cette journée dans une anxiété complètement étrangère aux suites déjà connues et aux éventualités trop prévues d’une guerre dont le début malheureux faisait pressentir le douloureux dénoûment.

Il ne pensait ni à la patrie en deuil, ni à l’énigme de l’avenir.

Toutes ses préoccupations étaient pour le manuscrit qui devait lui dire la vérité sur la naissance de Nadine.

Il se demanda ce qu’il pourrait bien faire pour tromper son impatience, sans être distrait de ses souvenirs, où les deux noms de Nadine et d’Edmée s’entrecroisaient avec une persistance qui était plus forte que sa volonté.

Toute conversation lui aurait paru fatigante.

Il ne songea à aller voir personne, et Macdonald moins que tout autre. Il ne voulait, ni être amené à lui adresser des questions, ni être contraint d’écouter ses confidences sur l’emploi de sa soirée de la veille.

La curiosité est l’une des plus fortes passions du Parisien.

Tout ce qui est, à un degré et sous une forme quelconques, un spectacle, a pour lui un attrait irrésistible.

Pendant les premiers jours du siège, le pont du chemin de fer de Ceinture, jeté sur la Seine, au Point-du-Jour, était devenu un observatoire où l’on allait, comme au parterre d’un théâtre, assister aux représentations que donnaient les batteries allemandes, disposées sur les bords du fleuve, de Boulogne à Meudon.

Il y avait là, du matin au soir, autant de curieuses que de curieux, et personne ne s’inquiétait des obus que lançaient les canons de l’ennemi.

Ces obus auraient pu pourtant atteindre, en ricochant, les spectateurs et les spectatrices, aussi bien que les vaillants acteurs des premières scènes de la sombre tragédie du siège.

Le 16 septembre, on n’en était encore qu’aux préparatifs de la défense.

C’était déjà un spectacle que l’on allait voir, avec une sorte de curiosité anxieuse, surtout sur les points où les travaux du génie militaire avaient le plus d’importance.

Robert s’arrêta enfin à l’idée de faire le tour de Paris, en prenant le chemin de fer de ceinture, qui ne devait qu’un peu plus tard interrompre son service.

Il le fit deux fois, entre son déjeuner et son dîner, s’arrêtant à certaines stations, comme s’il avait voulu se faire une idée exacte de l’état des travaux de la défense.

En réalité, il tenait à être seul jusqu’au soir. Il voulait éviter toute conversation qui l’aurait distrait de sa seule attente et de son unique pensée.

Lorsque, sur les neuf heures, il entra dans son cabinet de travail, il n’aurait certainement pas pu dire ce qu’il avait vu.

Le manuscrit annoncé venait d’être placé sur son bureau. Il l’ouvrit fiévreusement et, sans changer de place, il le parcourut, de la première à la dernière ligne, avec une agitation croissante.

Cette lecture dura juste douze heures.

Il voulut partir le soir même pour le Dauphiné.

Après avoir employé sa journée à prendre ses dispositions pour une longue absence, il se rendit à la gare du chemin de fer de Lyon. Il était coupé. Il n’y avait plus de train.

Il courut successivement à toutes les autres gares. Partout il arriva trop tard. Il était prisonnier dans Paris.

Condamné, par les lenteurs du siège, à une longue attente, Robert relut vingt fois, dans la solitude de son hôtel du boulevard Péreire, le manuscrit que madame Mason lui avait adressé.

Il s’y retrouvait lui-même, tel qu’il avait été, pendant plusieurs mois d’un bonheur immense et mystérieux qui lui avait fait tout oublier, et il y découvrait, comme aux rayons, lumineux d’une clarté subite, le mot d’énigmes qu’il s’était longtemps efforcé de déchiffrer, sans réussir à les deviner.

Madame Mason connaissait la vie de Robert aussi bien que la vie d’Edmée. Elle avait été successivement la confidente de l’un et la confidente de l’autre.

Elle avait donc pu mêler, dans son récit, leurs deux existences, tantôt confondues, tantôt séparées. C’était leur histoire complète à l’un et à l’autre jusqu’au 15 septembre 1870. Voici cette histoire, telle que leur vieille amie l’avait écrite.

Le chapelet d'amour

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