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LA FILLE DU BANDIT

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Le 1er juillet de l’année 1840, un touriste qui paraissait à peine avoir dix-huit ans, entrait pédestrement, à la fin de la journée, dans le village de la Rochette.

Il était légèrement et simplement vêtu, et n’avait pour tout bagage qu’une petite valise en cuir noir, qu’il portait en bandoulière. Mais ses pieds et ses mains de race annonçaient qu’il appartenait aux classes élevées, aux régions oisives de la société.

Le village de la Rochette occupe l’extrémité d’un riche bassin, au confluent de deux petites rivières, le Gelon et le Jourdon.

Il est situé sur la route de terre qui aboutit, d’un côté, à Aiguebelle, ville de la Savoie, et, de l’autre côté, à Allevard, ville du Dauphiné.

En 1840, il était voisin de la frontière de convention qui séparait alors le royaume de Piémont et le royaume de France.

Sans questionner personne, notre touriste gravit le rocher qui domine le village de la Rochette.

Au sommet de ce rocher est une vaste plate-forme où l’on remarque les derniers vestiges d’un ancien château-fort, demeure féodale des seigneurs de la contrée, que Louis XIII fit raser pendant que l’armée française occupait militairement une partie de la Savoie.

La vue que l’on a de cette plate-forme est d’une merveilleuse beauté. Elle embrasse un immense paysage aux aspects changeants et pittoresques.

De quelque côté que l’on s’oriente, on aperçoit un assemblage aussi splendide que varié de rochers dont la cime se perd dans les nuages; de montagnes couronnées de forêts; de pics élevés éternellement chargés, de neige; de ravins profonds creusés par des torrents où l’onde, écumeuse et bondissante, court plutôt qu’elle ne coule, et de riantes collines superposées les unes aux autres, comme des rangées de gradins disposés en amphithéâtre, magnifique bordure de la riche vallée du Gresivaudan, où croissent sur le même sol le chanvre, le froment, le maïs et le mûrier, où du tapis vert des prairies, mêlée aux arbres fruitiers, la vigne grimpe le long des échalas, avec ses grappes abondantes:

Après s’être arrêté quelques instants sur l’Isère, qui traverse, anime et fertilise cette luxuriante vallée, le regard va se perdre sur le hameau de Sainte-Hélène, nid de verdure assis au bord d’un lac charmant et au pied d’un délicieux mamelon.

Au milieu du lac s’élève un ravissant petit îlot couvert de sapins.

Un vaste château moderne couronne le haut du mamelon.

Le 1er juillet 1840, il avait régné dans toute la Savoie et tout le Dauphiné, une chaleur tropicale.

Le thermomètre avait marqué quarante degrés centigrades.

Aucun nuage n’avait tempéré l’ardeur des rayons brûlants du soleil.

Aucun vent n’avait rafraîchi l’atmosphère, qu’il inondait et qu’il embrasait de ses jets de flamme.

Tout voyageur qui avait, ce jour-là, par goût ou par nécessité, parcouru à pied l’une des routes poudreuses de la Savoie ou du Dauphiné, avait dû souffrir horriblement de cette température sénégalienne.

Tel avait été le sort du jeune touriste qui arpentait alors la plate-forme du château démantelé de la Rochette.

Aussi respirait-il avec bonheur l’air pur et rafraîchissant qui, à ce moment-là, commençait à circuler sur cette plate-forme.

Il n’est donc pas étonnant qu’après avoir vécu, plusieurs heures, dans une sorte de fournaise, il s’oubliât et s’attardât à humer délicieusement, à pleins poumons, cette bienfaisante brise du soir qui venait enfin caresser son visage, sur la hauteur d’où il pouvait en même temps admirer de si merveilleux et de si splendides paysages.

Déjà, les dernières clartés du jour s’éteignaient dans les premières lueurs du crépuscule. et il ne songeait pas encore à la retraite.

Il se plaisait dans la contemplation du spectacle pittoresque et grandiose qu’il avait sous les yeux. Doué d’une nature poétique et d’un esprit romanesque, il rêvait de relever le château des anciens seigneurs de la Rochette et d’en faire sa résidence de prédilection.

On aurait pu l’entendre murmurer tout bas, se parlant à lui-même: «Comme on serait heureux ici près d’une femme aimée!»

Ce fut seulement lorsque l’ombre grandissante ne lui permit plus de rien distinguer autour de lui qu’il songea à redescendre vers le village.

Il se rendait à Allevard.

Il demanda sa route à un enfant de dix ans, qui la lui indiqua mal ou qu’il écouta distraitement, si bien qu’il ne tarda pas à s’égarer dans ces régions alpestres, où, même le jour, il est prudent d’être accompagné d’un guide.

C’est une perpétuelle succession et un perpétuel croisement de sentiers et de gorges, de ponts et de torrents, de rochers et de clairières, de bois et de vallons, de rivières et de coteaux, et partout de vastes solitudes, des silences profonds; partout de longs espaces sans habitation; nulle indication; rien, enfin, pour remettre dans son chemin le voyageur qui s’en est écarté, et tout pour lui donner à chaque pas des doutes renaissants sur la route qu’il doit prendre.

Le jeune touriste, que nous avons vu quitter, vers neuf heures du soir, le village de la Rochette pour se rendre à Allevard, était arrivé à l’entrée d’une vaste échancrure que des éboulements successifs avaient faite dans une masse énorme de rochers.

Il comprenait enfin qu’il s’était égaré.

Il regarda sa montre. Elle marquait onze heures.

Il entendait près de lui, sans découvrir aucun torrent, un bruit de cascade, qui indiquait qu’à l’extrémité de l’espèce de gorge qu’il avait à sa gauche, un courant d’eau, comme très-souvent en en rencontre dans la contrée, s’était frayé un passage, sur la hauteur, à travers les arbres, et que ce courant d’eau, glissant le long d’une roche perpendiculaire où il s’était creusé un lit, retombait dans une sorte de gouffre pour aller ensuite se perdre sous terre.

Un vague effroi le saisit. Il aurait voulu rebrousser chemin. Mais il ne pouvait pas plus s’orienter pour retourner au village de la Rochette que pour continuer sa route dans la direction d’Allevard.

Il prit le parti de s’asseoir sur un tronc d’arbre que le hasard avait placé au bord du sentier où il se trouvait, et il se mit à regarder le ciel, qui était splendidement étoilé.

S’il eût jeté les yeux au fond de la gorge qu’il avait alors en face de lui, il eût sans doute aperçu, aux clartés vacillantes de la lune, à deux pas du gouffre où se perdait le courant d’eau qui tombait du haut des rochers, et, à sa gauche, une misérable masure, depuis longtemps abandonnée par son ancien propriétaire.

Cette masure était adossée à un quartier de roc détaché de la masse.

Sur le seuil, deux êtres humains étaient assis, un homme déjà âgé et une toute jeune fille.

Le vieillard portait sur lui la livrée de la pauvreté. Il était vêtu de haillons, et pourtant il y avait dans sa mise cette prétention vaniteuse qui indique un déclassé de la pire espèce, un de ces déclassés que la débauche et l’oisiveté ont poussés au vagabondage et que le vagabondage a menés au dernier degré de la misère et au premier degré du crime.

Le vieillard avait, du reste, sur sa figure d’un cynisme repoussant, tous les stigmates du vice. Le teint était flétri. Le regard était fauve. Le sourire était haineux.

La jeune fille paraissait à peine âgée de quinze ans.

Malgré la rudesse des travaux auxquels elle devait être assujettie, il y avait en elle comme une sorte de distinction innée. Ses formes étaient, d’ailleurs, d’une pureté et d’une délicatesse qu’on ne rencontre guère dans les montagnes, surtout dans cette classe de la société.

Les cheveux blonds, soyeux et abondants, se séparaient en boucles négligées autour d’un front élevé, où brillait le signe d’une précoce intelligence.

Les traits étaient irréprochables. Mais la physionomie était empreinte d’une expression de tristesse si navrante qu’on ne pouvait regarder cette jeune fille sans être ému d’une pitié instinctive pour ses secrètes souffrances.

Lorsqu’elle était muette et immobile, ses beaux yeux bleus avaient un regard vague qui faisait mal. On aurait pu croire alors que ce corps charmant était privé de vie, que la pensée était absente de cette tête adorable.

Mais dès qu’elle parlait ou souriait, son regard s’illuminait, ses lèvres et ses joues se coloraient et l’on comprenait que cet apparent mutisme était le masque d’une nature ardente et passionnée; on sentait que dans cette poitrine battait un cœur tendre et dévoué ; on sentait que sous cette enveloppe ravissante, il y avait une âme aux aspirations élevées et vaillantes.

— Malheur! s’écria le vieillard. Je suis ce soir pauvre comme Job. Tu m’as volé, ma fille.

— Je ne t’ai pas volé, père, répondit la jeune fille, et pourtant, si je n’avais pas eu peur d’être battue, je l’aurais fait peut-être;

— Et pourquoi m’aurais-tu volé ?

— Mais pour acheter du pain.

— Rien que pour cela?

— Oui, rien que pour cela.

La jeune fille fit une pause, puis elle reprit:

— Dis donc, père, pourquoi ne veux-tu pas que j’aille travailler aux champs pour le compte d’un fermier? Au moins, je gagnerais de l’argent.

Cette question déplaisait évidemment au vieillard. Elle amena sur ses lèvres un hideux sourire.

— Enfant, répliqua-t-il, tu es folle. Te laisser aller chez les autres! Tu serais vite perdue pour moi. Que deviendrais-je plus tard, si je ne t’avais pas?

Non, non, tu ne travailleras pas aux champs. Tu as maintenant quinze ans, et tu es trop jolie pour ne pas gagner bientôt beaucoup plus d’argent d’une autre manière.

La jeune fille ne parut pas comprendre.

Elle se contenta de répéter, presque machinalement, comme si sa pensée se fût tout à coup endormie: «Je voudrais bien travailler.»

Les derniers accents de sa voix se perdaient déjà dans le bruit de l’onde tombant du haut des rochers dans le fond du gouffre, lorsque le jeune touriste, que nous avons laissé assis sur un tronc d’arbre, au bord du sentier et en face de la gorge, en contemplation devant les étoiles, abaissant enfin son regard vers la terre et le plongeant dans l’ombre, devant lui, crut apercevoir indistinctement, à quelque distance, deux formes humaines.

Il se leva rapidement, marcha de leur côté, et reconnut avec joie qu’il ne s’était pas trompé.

— Je vous donne vingt francs, dit-il avec un empressement irréfléchi, en s’adressant au vieillard, si vous voulez me conduire à Allevard à l’instant même.

— Miséricorde! vingt francs pour un si léger service! répliqua brusquement le vieillard, dont la figure sinistre s’éclaira soudain d’une joie farouche. Vous êtes donc bien riche, jeune homme?

— Est-ce que vous refuseriez?

— Vraiment, non. Je n’aurais garde de perdre une aussi bonne aubaine.

J’ai déjà beaucoup marché dans la journée et je suis harassé de fatigue. Mais c’est égal. La pensée que je pourrai acheter une robe neuve à ma pauvre Edmée, que voici, me donnera de la force et du courage.

Aussi vrai, d’ailleurs, que je m’appelle Zorigues, vous ne pouviez mieux vous adresser.

Je vous conduirai à Allevard en moins d’une heure par un chemin de traverse qui abrégera la distance.

En prononçant ces dernières phrases, d’une voix mielleuse et d’un air hypocrite, Zorigues avait montré de la main Edmée au jeune voyageur, et c’est alors seulement que celui-ci avait jeté à la dérobée un regard distrait sur la jeune fille.

Edmée, de son côté, fixa sur lui ses grands yeux bleus, plus doux que des yeux de gazelle, et sa physionomie prit tout aussitôt une expression de terreur et de pitié qu’il ne remarqua même pas, tant il était préoccupé exclusivement de l’idée d’arriver à Allevard le plus vite possible.

— Si je suis à Allevard avant minuit, je vous donnerai deux louis d’or au lieu d’un, reprit le jeune inconnu; et il insista pour que son guide se mît immédiatement en devoir de tenir sa promesse.

— Deux louis d’or! murmura tout bas Zorigues à l’oreille d’Edmée qu’il entraîna à quelques pas plus loin, comme s’il avait eu des instructions à lui donner pour le temps de son absence.

Dis donc, ma fille, ce jeune homme doit avoir sur lui une forte somme.

Avec cette somme nous serions riches.

Retiens-le jusqu’à ce que je revienne.

Je vais là-haut chercher mon couteau de chasse, et je redescends dans cinq minutes.

— Père, tu ne feras pas de mal à ce jeune homme?

— Ma fille, souvent nous mourons de faim.

— Moi, oui; mais toi, jamais.

— C’est vrai. Malheureusement, si je bois trop un jour, le lendemain il faut que je laisse mon gosier à sec.

Du reste, rassure-toi. Je ne veux aucun mal à ce jeune homme, qui va me payer grassement le petit service qu’il me demande.

Crois-tu que je voudrais m’exposer à mettre mon cou dans la lunette de la guillotine?

Je plaisantais.

Si je vais chercher mon couteau de chasse, c’est pour défendre ton protégé, en cas de mauvaise rencontre sur la route.

— Je te crois, père.

Zorigues, revenant alors vers son hôte improvisé que ce mystérieux dialogue commençait à étonner et à inquiéter:

— Je suis à vous à l’instant, lui dit-il, et il disparut dans la masure qui lui servait d’habitation.

Dès qu’Edmée pensa que son père ne pouvait plus ni la voir, ni l’entendre, elle courut vers le jeune voyageur, et lui prenant la main par un mouvement fiévreux et convulsif:

— Venez, lui dit-elle, venez vite, et elle l’entraîna malgré lui.

Le chapelet d'amour

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