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LA PREMIÈRE COMMUNION OU LA VISION DU CŒUR.

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Table des matières

histoire véritable.

LA PREMIÈRE COMMUNION.

J’avais été engagée par une jeune femme de mes amies à venir passer quelques jours avec elle à la campagne, et ce petit voyage avait pour but, beaucoup moins de me faire respirer l’air pur et frais des champs, que de me procurer la douce joie d’assister à la première communion de sa fille, charmante enfant que j’aimais comme si elle eût été mienne. Aussi avais-je répondu avec empressement à cette invitation.

La veille de ce grand jour, qui unit la créature à Dieu, non-seulement la pieuse enfant, qui se disposait à le célébrer avec toutes les joies de son âme, mais nous autres aussi, nous étions plongés dans un dè ces doux recueillements qui semblent vous détacher de la terre et vous élever vers la divine patrie promise aux cœurs vertueux, et tout naturellement notre conversation suivait le cours de nos pensées. Les douceurs de la religion, les consolations sans bornes qu’elle apporte toujours et à toutes choses, tel en était le fond, brodé plus ou moins bien par plus ou moins d’élégance et d’imagination, mais invariablement conservé et agrandi par l’expérience de chacun.

— Quant à moi, dit tout à coup une bonne et aimable dame qui n’avait point encore parlé, j’ai eu sous les yeux une preuve convaincante que la religion sincère, la religion de l’âme, est un moyen infaillible pour conserver la vertu et atteindre au bonheur dans la place, même la plus éloignée de ces deux choses, où la Providence ait pu nous mettre, et cela, malgré toutes les embûches que puisse tendre l’esprit du mal; et, si vous le voulez, je vais vous en raconter la curieuse histoire, histoire que je puis vous certifier véritable en tous points, —

La perspective d’entendre conter une histoire plaît toujours, surtout quand on la dit curieuse; aussi nous acceptâmes avec empressement la proposition qui nous était faite, et, entourant la dame, nous écoutâmes en silence ce qui suit:

«C’était vers 1809, à peu près; dans un pauvre village de la Basse-Bretagne, sur le bord de la mer, vivait un humble ménage de marins: Parnek, le mari, conduisait une barque de pêcheurs, et sa femme, Yvonne, travaillait au varech, petite plante maritime que les laborieux habitants des côtes ramassent sur les rochers, à la marée basse, et qui sert, soit à fumer les terres, soit à donner une soude très-utile aux arts et que l’on en obtient par la combustion. Le travail de ce modeste ménage balançait sa misère et le faisait vivre, sinon heureux, du moins tranquille, quand une forte levée d’hommes, dans laquelle fut: compris le pauvre Parnek, vint enlever à Yvonne et son bonheur et son appui, la laissant sans argent, sans ressource, avec une petite fille de cinq ans à nourrir.

» D’abord elle tomba dans un profond désespoir, puis levant les yeux vers le ciel, seul appui des malheureux, et les reportant sur son enfant endormi à ses côtés, — Je travaillerai, dit-elle. —Yvonne avait du courage, elle se résigna; mais ne voulant pas continuer à habiter un pays qui. lui offrait peu de chance pour y gagner sa vie, et qui en outre lui renouvelait sans cesse les regrets du passé, elle partit un matin, emportant son enfant dans ses bras et un petit paquet accroché sur son dos, paquet renfermant son unique fortune, c’est-à-dire un peu de linge pour pouvoir en changer toutes les deux. Elle s’embarquait ainsi pour venir à Paris, endroit qui pour le villageois semble devoir être le paradis promis sur la terre.

» Le jour elle demandait l’aumône sur son chemin, le soir elle obtenait un peu de paille dans la grange de quelque ferme, et cela souvent même après avoir partagé le souper de la famille, car elle inspirait, non-seulement la pitié, mais aussi l’intérêt, et ce dernier sentiment naissait à la vue de son précieux fardeau. La petite Marie atteignait cinq ans à peine, et rien de plus joli ne se pouvait voir: elle avait de beaux cheveux bouclés et dorés comme les épis de blé mûr, des jolis yeux d’un bleu semblable aux clochettes des champs, et une petite bouche toute rouge et toute ronde imitant une cerise. Aussi, ainsi que je viens de vous le dire, partout où Yvonne se présentait, on regardait son enfant et on lui faisait bon accueil.

» Moitié en mendiant, moitié en gagnant quelque argent dans les fermes où l’on consentait à l’occuper quelques jours, Yvonne arriva enfin à Paris. Ayant amassé en route une petite somme qui lui semblait une fortune. Elle trouva promptement à se loger dans une espèce de grenier qui lui parut un palais, puisque l’espérance y entra avec elle; puis, comme elle était intelligente et laborieuse, et que la petite Marie fit naître dans le cœur de ses voisines le même intérêt sympathique dont elle avait éprouvé les effets durant son voyage, elle obtint facilement du travail.

» D’abord tout alla très-bien dans le petit ménage. Yvonne passait les journées entières assise sur sa chaise et appliquée à son ouvrage, tandis que sa gentille enfant cherchait à se rendre utile aux uns et aux autres; mais quand vint l’âge de la croissance pour Marie, la pauvre petite, habituée dès son plus bas âge à courir au grand air sur le bord de la mer et à travers les chemins, s’étiola à l’air vicié de leur pauvre logis, et comme une plante loin du soleil vivifiant, elle pencha la tête et tomba en langueur.

» Yvonne fut bien longtemps avant de s’apercevoir du changement qui s’opérait sur la douce figure d’ange de la pauvre enfant qui, dans la crainte d’affliger sa mère, souffrait en silence et se laissait mourir; mais quand la vérité se découvrit à ses yeux, elle fut cruellement atteinte au fond de l’âme! car sous la rudesse et la grossièreté elle cachait un bon cœur et un amour sincère pour sa petite Marie; aussi, oubliant tout, et travail et pratiques, elle courut éperdue pour chercher un médecin. Malheureusement celui-ci était un homme peu charitable, aussi quand il se fut aperçu et du dénûment du pauvre ménage et de la triste situation de l’enfant, il secoua la tète d’un air mécontent, ordonna quelques médicaments et ne revint plus.

» Yvonne, au lieu de voir dans la conduite de l’homme de l’art un procédé humiliant pour elle et un pronostic fâcheux pour son enfant, se persuada au contraire, tant l’espoir est doux au cœur! qu’elle s’était trop promptement alarmée sur la position de sa fille; aussi, tout en continuant à lui donner quelques soins, elle la laissa libre de ses actions, et pour son compte reprit ses occupations journalières.

» Alors Marie avait atteint dix ans, et le bon curé de la paroisse, la voyant si chétive et si souffreteuse, et lui croyant peu de temps d’existence, avait permis qu’elle suivît les exercices de la première communion, afin qu’elle pût se disposer à recevoir le divin sacrement avec les autres enfants du quartier. Elle continua donc, autant qu’elle le put, à retourner au catéchisme, et jamais bon grain ne tomba sur un terrain meilleur! Pourtant la pauvre Marie, ignorante comme l’était sa mère, apportait peu d’intelligence aux instructions pieuses qui lui étaient données; mais elle y ouvrit son cœur, et Dieu y descendit.

» Pendant ce temps, loin de s’amoindrir, le mal qui dévorait la malheureuse enfant faisait chaque jour de nouveaux progrès. Quand elle était seule elle pleurait et souvent poussait des cris déchirants, tant les douleurs qu’elle ressentait étaient violentes; mais lorsque sa mère revenait auprès d’elle, la douce fille dévorait ses larmes et souffrait en silence. Ce fut à travers ces souffrances qu’elle se disposa au saint jour dont enfin le beau soleil vint à luire pour elle.

» Modestement, pour ne pas dire pauvrement, vêtue d’une robe blanche, Marie, comme un fantôme Virginal, se traîna derrière toutes ses compagnes;car ses forces étaient épuisées, elle se sentait mourir! mais au pied de l’autel toute sa vigueur sembla lui revenir, et ce ne fut que de retour dans son humble logis, qu’elle retomba sous le mal qui la déchirait et qu’une fièvre violente vint la forcer à se remettre dans son lit de douleur.

» En voyant la pâleur, en devinant la souffrance de sa fille, encore une fois la pauvre Yvonne pressentit la vérité : Marie, son enfant bien-aimée, mourait sous ses yeux frappée d’une consomption terrible! alors encore elle oublia tout, travail, nécessités de la vie, misère, pour se fixer au chevet du pauvre ange qu’elle tremblait de voir s’envoler au ciel.

» Une nuit, fatiguée des soins incessants qu’elle donnait à sa chère malade, Yvonne se laissa malgré elle emporter par le sommeil; la lampe fumeuse venait de s’éteindre, la chambre froide suintait l’humidité, et la petite martyre sentait redoubler ses souffrances. Tout à coup une lumière douce vient éclairer le pauvre grabat, un parfum divin se répand dans l’air, et Marie aperçoit, debout à côté d’elle, une femme d’une beauté divine, tenant dans un de ses bras un petit enfant au regard d’ange, et de la main restée libre une branche de roses blanches.

» — Je suis ta patronne, Marie, lui dit la sainte vision avec le plus doux sourire; je te protège et je t’aime! Sois toujours sage, sois toujours pieuse, remplis fidèlement l’engagement que le jour de ta première communion tu as pris au pied de l’autel, et tu viendras plus tard auprès de moi. En attendant je t’apporte la santé, sois guérie!...

» Et en prononçant ces mots l’ombre divine toucha avec la branche de roses les yeux fatigués de l’enfant, dont les souffrances disparurent aussitôt et qui s’endormit du plus profond sommeil.

» Peu d’instants après, Yvonne, sortie de la somnolence qui l’avait engourdie, rallume la lampe, s’approche du lit de sa petite malade, une tasse de tisane à la main, et reste saisie de joie en la trouvant plongée dans un repos doux et calme, au lieu de lui voir ce sommeil fiévreux que la maladie et la fatigue entraînent avec elles, et qui depuis si longtemps venait seul appesantir la paupière endolorie de la pauvre enfant.

» Depuis plusieurs heures le jour déjà brillait au ciel, quand Marie ouvrit les yeux; en voyant sa mère, elle lui sourit joyeusement.

» — Je suis guérie, chère maman, lui dit-elle; —et aussitôt elle raconte à Yvonne toute sa vision de la nuit.

» — C’est la bonne sainte Vierge qui a eu pitié de toi; et si tu veux lui plaire tu seras toujours bien sage, — fit en souriant l’ouvrière, qui crut que sa fille avait fait un rêve.

» — Oh oui! je serai bien sage! s’écria l’enfant en frappant ses petites mains l’une contre l’autre, et puisque la sainte Vierge est ma marraine, je tâcherai toujours de lui plaire. —

» Et sous l’impression de cette pensée, la petite Marie, qui, songe ou vision, avait repris tout-à-fait à la vie, chaque soir ne se couchait jamais sans dire avant de s’endormir:

» — Bonsoir, ma marraine; j’ai été bien sage, tu es contente de moi, n’est-ce pas? —

» Et tous les matins en se levant elle répétait encore bonjour à sa sainte patronne, lui promettant d’être aussi sage que la veille.

» Aimer et obéir était toute la religion de l’innocente enfant.

» Quand la convalescence de sa fille eut fait de rapides progrès, on conseilla à Yvonne de lui faire prendre beaucoup d’exercice, afin d’éviter une rechute; car, disait-on, l’ennui et le manque d’air étaient, bien certainement, les uniques causes de cette langueur morbide qui avait failli conduire la pauvre enfant au tombeau. Effectivement, dans le grenier étroit qu’elles habitaient toutes deux, l’air et le jour entraient à peine, puisqu’une toute petite fenêtre à tabatière laissait seule glisser à travers son ouverture étroite quelques rares et pâles rayons du soleil reflétés par les toits voisins, et la petite Marie était comme une de ces plantes qui pour vivre ont besoin de chaleur et de jour et que l’obscurité et le froid étiolent et font mourir.

» L’ouvrière bretonne comprit bien toute l’opportunité du conseil qui lui était donné ; mais comment faire, hélas! pour le suivre? son temps, c’est-à-dire son travail, n’était-il pas le seul gagne-pain de toutes deux, et pouvait-elle le perdre en promenades, quelque utiles qu’elles pussent être à la santé de sa fille? Pour les pauvres gens les minutes sont des heures; d’ailleurs c’était avec bien de la peine déjà que la laborieuse Yvonne arrivait, et cela tout au bout de la journée, à gagner les vingt-cinq sous strictement nécessaires pour leur existence de chaque jour. Puis, d’un autre côté, il lui répugnait complétement à laisser sa blonde et gentille Marie courir les rues et les promenades toute seule comme une petite vagabonde. La perplexité de la pauvre mère était donc bien grande!

» Sur le même carré qu’elle logeait la veuve Jalurot, femme de ménage et de confiance du directeur d’un des petits théâtres du boulevard. Ainsi que toutes les personnes de sa profession, la respectable veuve était quelque peu curieuse et bavarde; mais comme à ces défauts elle joignait un bon cœur, elle avait su promptement se faire aimer de ses voisines, surtout de notre petite héroïne qu’elle attirait souvent chez elle, le soir, quand elle rentrait de son ouvrage, et cela à l’aide d’un morceau de sucre, de chocolat ou de toute autre chaterie du même genre; et peu à peu elle-même s’était presque maternellement attachée à sa petite protégée; aussi plus que personne elle fut touchée de l’embarras de la mère et de la pâleur de l’enfant menacée de retomber encore malade faute d’exercice et d’air. Mais elle cherchait vainement comment elle pourrait leur venir en aide, elle, absente la journée entière, ce qui rendait impossible tout son désir de promener sa petite amie, quand, après une nuit d’insomnie, une idée lumineuse lui traverse la cervelle. Se jeter à bas de son lit, et accourir auprès d’Yvonne fut pour elle l’affaire d’un instant.

» —Bonjour, voisine, fit-elle en entrant comme une avalanche, j’ai pensé à vous... j’ai rêvé à Marie, et me voilà. —

» Yvonne la regarda avec surprise, et Marie s’élança de son lit sur les genoux de la bonne femme, qui, après avoir soufflé un instant, comme pour donner plus de gravité à ses paroles, reprit aussitôt:

» —Vous êtes toujours triste, dame Yvonne, et la petite toujours pâlotte... Dam’ ! ça s’ comprend, y n’ fait pas gai ici... le grenier des pauvres gens, c’est pas le palais des riches. Mais, bast!... j’ai trouvé l’moyen de vous rendre le contentement à vous, et les belles couleurs à la fifille; et c’moyen, le v‘là. Mon directeur, qu’est un ben brave homme, allez, a là dans son théâtre une classe de danse, ous qu’y a des enfants aussi; j’vas lui demander de prendre Marie: il le voudra ben, j’en suis sûre, et là elle pourra gigotter ses p’tites jambes, c‘t’enfant, c’qui lui f’ra faire autant d’exercice qu’une promenade aux Tuileries ou aux Champs-Élysées. C’est-y pas vrai, ma fille, que tu r’deviendras rougeaude?... —

» Marie jeta ses bras autour du cou de la bonne femme et l’embrassa pour toute réponse, tandis qu’Yvonne la remerciait de tout son cœur de son heureuse idée.

» La mère Jalurot s’en retourna triomphalement chez elle pour se préparer à commencer ses opérations journalières, et le soir venu elle accourut toute joyeuse dans le grenier, où Marie et sa mère l’attendaient avec une grande perplexité.

» — Victoire!... victoire!... s’écria-t-elle en essuyant son front ruisselant de sueur et se laissant tomber tout essoufflée sur une chaise; victoire! Mon directeur, il a consenti à nous prendre, et demain nous entrons en danse. Mais va t’coucher; ma fille, et surtout dors bien, pour être fraîche et gentille demain matin, quand que j’te présenterai à ce brave homme de comédien. —

» Marie alla se coucher; mais dormir lui fut impossible! tant elle était heureuse à l’idée de quitter enfin la triste mansarde où elle s’était vue presque mourir. D’ailleurs, elle ne connaissait rien aux choses de la vie, et une classe de danse où elle devait rencontrer des compagnes de son âge semblait, à son imagination naïve, toute la réalisation du bonheur sur la terre. Aussi, avant le jour, voulait-elle déjà se lever, afin d’être plus tôt prête à partir, et ce fut à grand’peine qu’elle put attendre l’heure indiquée pour le rendez-vous. Enfin, huit heures sonnèrent à toutes les horloges des environs: la mère Jalurot l’appela, et toutes les deux s’acheminèrent vers le but de leur désir, c’est-à-dire vers le théâtre.

» Voilà donc Marie, la protégée du Ciel, lancée au milieu d’une troupe de jeunes filles et d’enfants sans éducation et sans mœurs.; mais comme le fruit divin de la première communion avait germé dans son âme, sa pureté d’ange n’en fut point ébranlée. Elle arrivait au théâtre au moment où la classe commençait, dansait pendant les deux heures de sa durée, et aussitôt qu’elle était finie s’en retournait chez sa mère. Ses petites camarades voulurent la détourner de son exactitude à regagner ainsi le logis, et tantôt par les plaisanteries, tantôt par les brusqueries, cherchèrent à l’entraîner à courir avec elles; mais Marie résista à leurs caresses, à leurs menaces, à leurs exemples.

» — As-tu donc peur d’être battue? lui demandaient alors les petits démons.

» — Non, répondait simplement l’enfant, mais je ferais de la peine à ma marraine, la bonne sainte Vierge. —

» Et ses compagnes de rire de plus belle en la traitant de folle!... Pourtant c’était véritablement l’unique raison qui retenait Marie dans le droit chemin, car à peine si la pauvre innocente savait distinguer le bien du mal.

» L’exercice de la danse, puis la marche nécessaire pour aller à la classe et en revenir, rendirent promptement à l’enfant ses belles couleurs et une santé parfaite. Alors elle commença à aider sa mère dans les soins du ménage, puis elle fit du filet, et bientôt put gagner jusqu’à quinze sous par jour.

» A cette même époque le directeur du théâtre, qui avait reçu Marie à sa classe de danse, touché de l’intelligence et de la gentillesse de cette charmante enfant, conseilla à la mère de profiter des heureuses dispositions de sa fille, pour la lancer dans la carrière dramatique. L’ouvrière, émerveillée de la perspective qui s’ouvrait devant elle, voulut suivre cet avis au plus vite; et comme elle apprit en même temps, par la mère Jalurot, que l’on avait besoin d’une très-jeune fille pour une pièce fort importante que montait le Cirque-Olympique, elle sollicita l’appui du maître de sa voisine, et arriva à faire engager Marie à ce théâtre, à raison de vingt sous par soirée.

» Ainsi placée, l’enfant comprit que l’avenir s’ouvrait devant elle. Aussi un matin, en se levant, elle dit résolument à sa mère:

» —Maintenant que je deviens grande, il faut que je devienne savante, et je veux aller à l’école pour m’instruire.

» — Mais alors tu dépenseras de l’argent et tu n’en gagneras plus, répondit avec humeur l’ouvrière, à laquelle rien ne semblait plus inutile qu’acquérir de la science.

» — Si, ma mère, j’en gagnerai autant, reprit Marie, car je ferai du filet la nuit pour payer les frais qu’entraînera l’école; mais, ajouta-t-elle avec une certaine fermeté au-dessus de son âge, la bonne Vierge veut que je sois savante, il faut donc que j’aille! apprendre pour lui obéir. —

» Et ni prières ni menaces ne purent ébranler sa résolution: un amour sans bornes pour la sainte Reine des anges et une obéissance entière à ce qu’elle croyait ses volontés; tels étaient les fruits que la première communion avait fait éclore dans le cœur de l’ignorante enfant: preuve toujours nouvelle qu’une âme pure attire à elle la bénédiction du Seigneur.

» A quatorze ans, notre héroïne était une grande et jolie fille, toujours sage et pieuse autant qu’intelligente et développée. Et comme son talent dramatique était devenu véritablement remarquable, on lui offrit un engagement très-avantageux pour un des théâtres en vogue de Paris; ce qu’elle accepta avec empressement.

» Voilà donc l’aisance et le bonheur entrés dans le. pauvre ménage. Marie voulut en profiter pour compléter une éducation que l’école avait ébauchée à peine. Elle prit des maîtres de toutes sortes, et l’étude devint le plus doux de ses passe-temps.

» Mais les jours heureux nous sont comptés d’une main avare; et le Ciel, qui, sans doute, voulaité prouver le courage et la vertu de celle qu’il avait adoptée, ne lui laissa pas longtemps son, doux repos, et vint la frapper de douleurs nouvelles. Yvonne tomba dangereusement malade: alors tout le temps et tout l’argent de sa fille furent employés à la soigner, et souvent même la pauvre Marie se refusait à dîner, n’ayant plus chez elle que quelques pièces de monnaie nécessaires pour acheter les médicaments ordonnés par les médecins; un morceau de pain lui suffisait pour toute sa journée et elle n’en était ni plus maussade ni moins soumise.

» — La bonne Vierge a bien plus souffert que moi, disait-elle à ceux qui voulaient la plaindre; et pourtant c’était une sainte! —

» Ses camarades se moquaient d’elle et cherchaient à l’entraîner dans leurs folies et dans leurs plaisirs.

» — Amusez-vous, leur répondait-elle en souriant, c’est votre goût, vous en êtes les maîtresses; mais quant à moi, j’ai une pauvre vieille mère malade à soigner; mon devoir est d’être auprès d’elle, et vous-mêmes, vous me blâmeriez, j’en suis certaine, si j’agissais autrement. —

» A ces sages paroles les folles filles répondaient par une pirouette ou par une roulade, mais n’en restaient pas moins attachées à leur douce camarade.

» Pendant deux ans que dura la maladie d’Yvonne, Marie ne varia pas une minute dans sa conduite: le théâtre et le chevet de sa mère se partageaient et son temps et sa vie. Mais malgré tous ses soins l’objet de son amour lui fut enlevé, et elle resta seule sur la terre. A cette époque elle se trouvait sans argent, sans aucune ressource, les frais de la maladie ayant tout emporté avec eux, et ce furent ses compagnes, qui l’aimaient tout en l’estimant, malgré que sa vie pure fût la critique de leur folle existence, qui se cotisèrent pour payer les frais de l’enterrement de celle que le Ciel lui avait si cruellement enlevée.

» Alors la jeune actrice venait d’atteindre dix-sept ans, elle était dans tout l’éclat de son talent et de sa beauté ; et comme son engagement avait atteint sou terme, elle obtint de son directeur et une augmentation de traitement et un congé de trois mois, dont le deuil de sa mère fut le prétexte; car la raison principale était son désir de renouveler sa première communion, et elle sentait que cela lui serait impossible en montant sur les planches.

» Aussitôt son congé obtenu, Marie alla trouver le bon abbé de G... digne ecclésiastique de sa paroisse, elle lui raconta toute sa vie, lui dit sa position et lui demanda de la confesser et de l’instruire. Le pieux abbé accueillit avec bonté cette nouvelle pénitente, développa son intelligence religieuse; mais lorsque Marie lui renouvela sa demande de communier, il lui répondit avec embarras:

» — Vous êtes au théâtre, mon enfant, et je ne peux prendre sur moi de vous administrer le divin sacrement. Mais voici une lettre pour un de nos supérieurs, vieillard indulgent et sage, qui peut-être voudra bien se charger d’une aussi grande responsabilité. Allez, ma fille, et que Dieu vous conduise.

» Effectivement, ainsi que l’avait espéré le bon abbé de G.. la pieuse croyance de la simple enfant toucha le vénérable ecclésiastique auquel il l’avait adressée, et Marie approcha pour la seconde fois de la sainte Table.

» Quand les trois mois de son congé furent expirés, la jeune actrice dut reprendre sa chaîne, et pendant quelques années encore elle continua à suivre la carrière que les circonstances avaient ouverte devant elle; seulement depuis qu’elle avait renouvelé sa première communion, sa piété, sans être plus sincère, était plus éclairée, et à part les sacrements qui lui étaient interdits par sa position fausse, elle suivait tous les devoirs que la religion nous impose avec une dévotion profonde.

» Notre héroïne entrait dans sa vingtième année, quand un jeune homme d’une noble et aristocratique famille, touché de tant de sagesse et de vertus conservées à travers de si grands périls et des embûches sans cesse renouvelées, lui offrit sa main et avec elle un nom, une fortune et une position élevée dans le monde. Voici donc qu’un ciel sans nuage semble planer enfin sur la pauvre Marie! car pendant plusieurs années elle se voit heureuse femme, heureuse mère, et heureuse chrétienne puisqu’elle a pu rentrer dans le giron de l’Église. Mais Dieu, qui éprouve ceux qu’il aime, lui retira sa main protectrice, et l’infortunée retomba encore dans de nouveaux malheurs.

» Une banqueroute dans laquelle fut entraînée la fortune de son mari était venue lui ravir sa position nouvelle, et cela sans qu’elle le sut; car son mari, faible et bon comme tout cœur dévoué, n’avait pas osé lui faire l’aveu de son malheur, et lui laissait continuer les mêmes dépenses que lorsque la fortune souriait à tous ses vœux. Elle dormait ainsi sur le bord d’un affreux précipice.

» Un matin la jeune femme est réveillée par des créanciers avides, qui forcent sa porte pour saisir et faire vendre les meubles de l’appartement qu’elle occupait: pâle et saisie d’horreur, Marie vient de découvrir l’affreuse vérité. Que faire alors? Doit-elle laisser réduire à la misère celui qui lui a donné un nom, l’être à qui elle a donné le jour?... Puis d’ailleurs des dettes, n’est-ce pas le déshonneur?... elle doit donc sauver le blason de son mari, le pain de son enfant! elle prend aussitôt une noble et cougeuse résolution, et s’avançant avec dignité au milieu de ceux qui tenaient entre leurs mains l’avenir et l’honneur de sa famille,

» — Qu’aurez-vous, dit-elle, en vendant nos meubles? presque rien ou bien peu de chose.. eh bien moi, je vous offre mieux que tout cela: je vous donne un plus sûr garant; je rentre au théâtre, et pendant cinq ans, tous mes appointements vous seront fidèlement remis, hors une somme modique que je prélèverai chaque mois pour mon entretien nécessaire. —

» Touché de ce dévouement, chacun accepte avec empressement, et cela aux conditions les plus avantageuses pour elle, les propositions de Marie, qui quitte aussitôt son riche appartement, vend ses voitures, son mobilier somptueux, renvoie ses domestiques, rentre au théâtre; et quoiqu’elle y obtienne un engagement brillant et lucratif, elle se résigne à vivre presque dans la misère, afin de ne pas manquer à la parole qu’elle a donnée.

» Pendant les années de bonheur et de joie qui avaient embelli les jours de notre vertueuse héroïne, une douleur intime, comme le ver caché dans la fleur, venait sourdement assombrir son ciel bleu. Cette douleur était l’impiété légère avec laquelle son mari la plaisantait sans cesse sur sa dévotion et sur sa croyance; et malgré toute la tendresse qu’il lui portait, elle n’avait jamais pu parvenir à le corriger de ce qui, à ses yeux, était un crime, quand arriva le désastre qui les frappait dans leur fortune. Alors, ce que ni les conseils, ni les prières, ni l’amour même n’avaient su obtenir, la résignation et la vertu de sa femme y réussirent, et M. de L. se dit que non-seulement une religion qui donnait tant de force et de courage devait être sincère et vraie, mais encore qu elle devait être aussi bien douce au cœur qui savait la comprendre; et il résolut de chercher à s’instruire, en lisant les Pères de l’E-glise.

» A cette époque un prédicateur célèbre, nouvel aigle de la chaire chrétienne, commençait à Paris les conférences et les prédications qui ont ramené tant d’âmes vers le ciel: M. de L. fut un de ses plus assidus auditeurs. Alors la vérité l’éclaira, il se convertit entièrement, et le jour de la communion générale il se joignit à ceux qui eurent le bonheur d’approcher de la sainte Table.

» Marie aussi, la pauvre femme, avait suivi avec bonheur ces instructions pieuses, senti descendre en son âme les douces consolations qui en découlaient; mais quand il lui fallut assister en étrangère à la touchante cérémonie qui unissait les pécheurs à Dieu, quand elle vit qu’il lui était impossible de s’unir à son mari en cette occasion suprême, elle, malheureuse excommuniée, son désespoir fut tel que, perdant toute autre pensée, quand, après avoir achevé sa messe, M. de R... quitta l’autel pour rentrer à la sacristie, elle fendit la presse et, se jetant à ses genoux, elle s’écria à travers les plus déchirants sanglots:

» — Et moi aussi, mon père, je veux communier, je le veux....

» — Pourquoi donc alors ne vous êtes-vous pas présentée à la sainte Table avec les autres fidèles? — demanda M. de R... surpris d’une semblable exaltation.

» — Hélas! mon père, c’est que je suis maudite... que je suis comédienne, répondit Marie en redoublant de larmes.

» — Le repentir amène le pardon, ma fille, dit M. de R... avec la plus touchante bonté ; revenez à Dieu et il reviendra à vous; en un mot, quittez le théâtre, et l’Église vous ouvrira ses portes.

» — Quitter le théâtre!.. s’écria la jeune femme avec angoisse. Mais le puis-je, grand Dieu?.. J’y suis rivée comme le forçat à ses chaînes. — Et voyant que le doute se peignait sur la figure du ministre de Dieu, elle ajouta aussitôt: — Voulez-vous connaître ma triste vie, mon père, peut-être alors aurez-vous pitié de ma position.

» M. de R... partagé entre l’intérêt pour le malheur de celle qui l’implorait et la crainte de ne trouver en elle qu’une imagination exaltée ou déréglée peut-être, lui répondit avec bonté :

» — Oui, ma fille, oui, je veux vous écouter et vous soutenir de toutes mes forces, mais en ce moment une longue conversation ne me serait pas possible; revenez donc demain matin, et tout ce qu’il sera en mon pouvoir de faire pour vous servir, vous devez y compter.

» Le lendemain, ainsi que cela avait été convenu, Marie vint trouver le révérend père de R... et là elle ouvrit son cœur d’où elle laissa déborder toutes les peines, toutes les angoisses, toutes les vicissitudes, toutes les douleurs, toutes les misères dont elle avait été abreuvée depuis sa naissance, et à travers lesquelles la Providence l’avait fait passer pure et pieuse comme l’enfant sur qui veille avec amour une mère éclairée. En la suivant dans ces phases diverses si opposées à la pureté du cœur, le noble prêtre admira les décrets tout-puissants de Dieu, qui, dans cette pauvre fille du peuple, devenue actrice par ignorance de la vie, avait voulu donner un si remarquable exemple de ce que peuvent la foi et la piété dans une âme droite et honnête.

A ces paroles Marie anne et tremblante tomba à génoux devant les Protecteurs et ne sachant lequel d’entre-eux elle devait remercier.


» — Maintenant, dit Marie en achevant son triste récit, me voici encore vendue pour quelques années; mais aussitôt que je pourrai être libre, je rentrerai dans la vie modeste de la famille et j’y supporterai, soyez-en sûr, mon père, avec courage et résignation la gêne, même la misère si elle doit m’atteindre, plutôt que de continuer à marcher dans une voie désapprouvée par le Ciel. Et à présent que vous connaissez toutes mes peines, ne voulez-vous pas me faire communier? s’écria-t-elle en tombant agenouillée devant le prêtre.

» —Mon enfant, répondit M. de R... en la relevant avec une vive émotion, vous satisfaire n’est point en mon pouvoir; et, croyez-le bien, j’en souffre autant que vous, car jamais âme plus digne de Dieu n’a cherché à se rapprocher de lui; mais le premier de nos devoirs est l’obéissance, et des ordres supérieurs s’opposent à ce que je puisse vous accorder votre demande. Pourtant ne vous découragez pas, ma fille, ne perdez pas tout espoir, et comptez sur moi.

» Peu de jours après cette entrevue la jeune femme reçoit une lettre qui l’appelle auprès du noble et vénérable prélat qui tenait alors d’une main si ferme et si indulgente tout à la fois l’Église de Paris entière sous sa direction éclairée. L’actrice étonnée se rend promptement aux ordres de l’archevêque. Monseigneur de Quelen l’accueille avec cette bonté paternelle, ces douces paroles qui savaient lui gagner tous les cœurs; puis il l’interroge sur sa position, ses projets et ses désirs; et Marie, entraînée, fascinée par cette indulgence presque divine, avoue avec confiance ses pensées, ses rêves et même ses espérances les plus folles; et ce ne fut qu’après un long et confidentiel entretien que le saint archevêque congédia notre héroïne. Il lui avait donné des paroles de consolation, d’espérance même; mais, hélas! il n’avait pas promis de lui accorder ce qu’elle désirait plus que toutes choses au monde, le bonheur de communier. Aussi la pauvre Marie rentra chez elle si triste et si malheureuse, que le soir même une fièvre violente s’empare d’elle et en peu de jours la conduit aux portes du tombeau.

» Un matin, que la connaissance lui était revenue, et que, couchée sur son lit de douleur, elle cherchait à ramener sa mémoire vers les événements qui s’étaient succédé si rapidement, elle voit entrer et s’approcher d’elle une dame simplement vêtue, mais dont l’air digne et noble inspirait le plus profond respect: l’étrangère prend une chaise, s’asseoit auprès de la malade et attirant entre les siennes une des mains fiévreuses qui pendaient hors du lit:

» — Je suis, dit-elle, envoyée vers vous, mon enfant, par le vénérable prélat qui vous a reçue il y a peu de jours, et je viens de sa part pour vous engager à prendre courage et patience. Guérissez-vous donc et espérez. —

» Marie, ne sachant comment s’expliquer cette visite et ces paroles, voulut interroger l’étrangère, mais celle-ci refusa de répondre à aucunes questions; et peu de minutes après y être entrée, elle quitta l’appartement. Heureusement l’espérance y resta après elle! et notre jeune amie se reprenant à la vie, commença bientôt une heureuse convalescence. Une chose qui l’étonna encore fut d’apprendre que durant toute sa maladie un vieillard, que l’on croyait être un prêtre, venait matin et soir savoir de ses nouvelles; mais comme elle avait complétement cessé d’entendre parler de l’Archevêque et que, la santé lui étant revenue, il était de son devoir de rentrer au théâtre, elle prévint son directeur et prit jour avec lui pour fixer la représentation dans laquelle elle devrait reparaître.

» La veille du jour qui avait été choisi par eux, Marie reçoit une lettre qui l’engage à se présenter le lendemain à sept heures du matin dans les petits appartements de madame la Dauphine.

» — Certainement, ceci est une erreur! se dit l’actrice en tournant et retournant entre ses mains la lettre qu’elle venait de lire; et son mari, à qui elle la montra, partagea complétement cet avis; mais tous deux furent d’accord que la jeune femme devait se présenter à l’heure indiquée aux Tuileries, afin de faire réparer cet étrange quiproquo. Le lendemain matin Marie se présente donc à l’endroit indiqué pour le rendez-vous; mais le valet chargé de l’introduire, au lieu de l’écouter, la fait entrer dans un salon où il la prie d’attendre, et comme elle se perdait en conjectures, au bout de quelques instants elle vit venir non-seulement l’auguste fille de Louis XVI, mais avec elle le saint Archevêque et la noble inconnue qui s’était présentée pour la visiter durant sa maladie.

» — Eh bien! mon enfant, lui dit monseigneur de Quelen avec le plus doux sourire, n’avais-je pas raison quand je vous faisais dire d’espérer? suivez-moi pour vous préparer et vous aurez l’honneur de communier dans la chapelle du château, sous les yeux et auprès de la plus vertueuse de toutes les femmes. —

» A ces paroles, Marie émue et tremblante tomba à genoux devant ses protecteurs, et, ne sachant lequel d’entre eux elle devait remercier, elle éleva vers le ciel ses yeux remplis de douces larmes, en s’écriant:

» — O Marie, reine des anges, ma divine patronne, recevez mes actions de grâces!—

» En la relevant, madame la Dauphine remit à Marie et son engagement rompu avec le théâtre, et un acte qui libérait son mari de toutes ses dettes Vous peindre la joie de l’heureuse libérée serait au-dessus de mes forces.

» Et depuis ce moment la bonté de ses protecteurs ne fut ralentie que par la mort; car même durant son long exil la sainte princesse n’oublia pas sa protégée; aussi la reconnaissante Marie disait-elle souvent:

» — Dieu doit avoir des vues sur moi, puisque, née fille du peuple, il m’a fait adopter par la première dame et le plus grand prélat de France.»

Nous remerciâmes vivement l’aimable dame qui nous avait raconté cette touchante histoire. Notre jeune première communiante surtout en paraissait fort émue, et sa mère, qui s’en aperçut, lui dit en la pressant tendrement sur son cœur:

— Tu le vois, mon enfant, la piété que l’on apporte dans le jour solennel où l’on s’unit à Dieu, a une influence sans bornes sur toute notre vie; recueille-toi donc, ma fille, élève ton âme vers le ciel pour obtenir de lui la protection qu’il a accordée à l’humble et pieuse fille de la pauvre et modeste Yvonne.

Les primeurs de la vie

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