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LA PREMIÈRE PIÈCE D’OR OU LA CHARITÉ PORTE BONHEUR,
ОглавлениеLA PREMIÈRE PIÈCE D’OR.
A un quart de lieue de Fontainebleau, et donnant en partie sur la forêt qui entoure, comme d’une riche ceinture de reine, l’antique palais si plein d’historiques souvenirs, on aperçoit une magnifique propriété dont la belle avenue, en terrasse et plantée de tilleuls, conduit à un château d’une magnifique apparence: de grandes nappes d’eau servent de réservoir à des canaux qui se promènent dans tous les sens au milieu de ce domaine vraiment seigneurial. Le parc, d’une étendue immense, change d’aspect à chaque pas: ici c’est un jardin anglais, là un verger, là-bas de petites îles qui nagent comme des nids de cygnes à la surface d’une eau mourante; puis des collines artificielles, des grottes charmantes, des allées pleines d’ombre et de mystère, des cabanes en coquillages au bord des pelouses vertes et fraîches. Enfin cette demeure quasi-royale semblait le paradis terrestre en miniature.
Un matin que la fraîche rosée perlait encore les herbes de ses brillantes gouttelettes si semblables à des pierreries, que les oiseaux à leur réveil chantaient leur hymne d’amour au Créateur, deux jeunes et jolies filles, de quatorze à quinze ans à peine, descendaient en sautillant sur la pointe du pied, comme pour éviter de mouiller leurs coquettes pantoufles, les marches du perron placé devant le château, tout en livrant au vent leurs cheveux à peine rattachés et leur petite bouche rieuse et vermeille.
— Décidément Lia, fit celle qui semblait avoir dû prendre l’initiative de cette sortie matinale, tu vois que tu as bien fait de suivre mon conseil; mademoiselle Mullois, notre vénérable gouvernante, dort encore du sommeil de l’innocence, et au moins nous pouvons respirer, tout à notre aise, le grand air, sans entendre à chaque instant une voix nazillarde qui nous crie: «— Mademoiselle, tenez-vous donc plus droite; «— Mademoiselle, relevez donc vos cheveux; «— Mademoiselle, ne sautez donc pas comme un garçon,» et autres gentillesses de ce genre. Aussi je veux en prendre à mon aise ce matin.
Et tout en parlant ainsi, la mutine enfant bondissait, comme une jeune biche effarouchée, à travers les pelouses et même les fleurs qui se rencontraient sur son passage; tandis que sa compagne la suivait, bien moins pour imiter son exemple que pour l’engager, au contraire, à rentrer au bercail. Mais, tout en courant et en jouant, car à son tour Lia avait fini par sembler prendre plaisir à leur escapade, nos deux jeunes filles arrivèrent jusqu’à l’avenue s’élevant en terrasse sur la route qui conduit à Fontainebleau, et là, essoufflées et le front ruisselant de sueur, elles se laissèrent tomber sur un banc pour se reposer un instant à leur aise. Durant ce temps nous allons faire connaissance avec elles.
Non-seulement nos gentilles amies étaient sœurs, mais encore elles étaient jumelles, et pourtant il régnait entre elles une dissemblance complète. Lia, blonde, pâle, faible et douce, semblait une fleur charmante que le moindre souffle du zéphire peut briser; tandis que Valentine, au contraire, était forte, brune et jouissait d’une santé qui paraissait la mettre à l’abri de tous les orages. La même différence existait dans leur caractère: ainsi, autant Lia était bonne, soumise et dévouée; autant Valentine montrait d’orgueil, d’égoïsme et d’insubordination. Mais pour mieux les connaître, écoutons leur conversation, car maintenant qu’elles ont repris haleine elles laissent déborder leurs pensées. C’est encore Valentine qui commence à parler:
— Est-ce que tu es satisfaite de ce que ma tante nous a donné hier pour le jour de notre naissance? fit-elle en avançant sa petite bouche de cerise de la façon du monde la plus dédaigneuse.
— Mais, oui, j’en suis enchantée! s’écria Lia, dont les yeux brillèrent de plaisir; c’est ma première pièce d’or, et je l’aime, pour sa primeur, comme un enfant chéri. Aussi, vois, ma sœur, elle ne m’a pas quittée depuis hier, la mignonne, elle a dormi sous mon oreiller, et maintenant la voici dans ma poche.
Et en achevant ces paroles, Lia prit entre ses doigts blancs et effilés et fit scintiller au soleil les reflets d’une petite pièce d’or toute neuve.
Valentine haussa légèrement les épaules.
— Que tu es enfant, ma pauvre sœur! laissa-t-elle échapper de ses lèvres; un rien te plaît, un rien t’amuse... je suis curieuse de savoir comment tu peux être aussi contente d’une misérable petite monnaie, nous à qui rien n’est refusé. Notre père est si riche!...
— Tu as raison, Valentine, notre bon père va au-devant de tous nos désirs; pourtant il nous refuse une chose, et cette chose est de l’argent, et c’est peut-être parce que ma petite pièce d’or est du fruit défendu que je l’aime autant, ajouta-t-elle avec un fin sourire.
— Cela est pourtant vrai! fit Valentine plus gravement, après avoir gardé quelques instants le silence; et je ne m’explique pas, continua-t-elle, pourquoi papa, qui est si généreux, ne nous donne jamais d’argent. Le comprends-tu, toi ma sœur?
— Eh! mon Dieu, ce mystère est bien simple à découvrir, dit Lia avec un joyeux éclat de rire. Il n’y a qu’à écouter ce que nous dit notre bon père à chaque instant: — «Vous êtes encore trop jeunes pour connaître le prix de l’argent, mes chères filles, c’est pour cela que je ne veux pas mettre entre vos mains, avant que vous ne sachiez vous en bien servir, cette arme à deux tranchants, qui peut faire ou tant de bien, ou tant de mal. — » Ne cherche donc pas des hiéroglyphes là-dessous, ma pauvre Valentine, et prends tout simplement les mots pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils disent. Mais, ajouta-t-elle plus mystérieusement, ma petite pièce d’or a déjà reçu une destination charmante.
— Laquelle?.. ne veux-tu pas me le dire?.. fit curieusement Valentine.
— Mais si, vraiment! répondit Lia avec gaîté : écoute; j’ai vu cet hiver, dans un bal, une délicieuse guirlande portée par mademoiselle du Lédar; j’en ai demandé une semblable, et mon père a fait la sourde oreille; eh bien! ma chère petite pièce entendra mieux que papa, et dans quinze jours, pour la grande fête qui sera donnée au château, tu me verras coiffée comme mademoiselle du Lédar.
En entendant ces paroles, les yeux de Valentine jetèrent des éclairs, ses joues devinrent pourpres, et frappant joyeusement ses petites mains l’une contre l’autre, elle s’écria aussitôt:
— Et moi aussi, Lia, j’achèterai la même guirlande.. Quel bonheur!.. comme nous serons jolies toutes les deux!.. et que nos cousines seront contrariées!..
A peine achevait-elle ces mots, que Lia lui mit vivement la main sur la bouche, en lui disant tout bas et avec inquiétude:
— Chut... chut... tais-toi... il me semble que j’entends parler à côté de nous...
Et les deux sœurs, se serrant l’une contre l’autre, gardèrent le plus profond silence.
— Dieu le veut sans doute, mon enfant! disait une voix qui semblait fort émue, et il faut savoir «se résigner à ses décrets divins.
— Mais, pourtant, grand-papa, il ne peut pas vouloir que vous mouriez de faim, ici, loin de toute âme généreuse.. répliqua une voix enfantine d’un petit ton mutin; et vous voilà aussi pâle que ma pauvre maman, quand on l’a emportée de chez nous pour ne plus nous la ramener! — puis on entendit des sanglots.
Lia émue, et comprenant que c’était des malheureux et non des malfaiteurs qui se trouvaient près d’elles, s’élance du banc où elle était assise, et malgré Valentine, qui cherchait à la retenir, elle pntr’ouvre les branches des tilleuls dont l’épais feuillage lui cachait la route, et, se penchant résolument sur le bord de la terrasse, elle aperçut un vieillard dont les boucles de cheveux blancs re tombaient sur les épaules, et qui, pâle et débile, pour ne pas tomber, s’appuyait d’une main sur un gros bâton, et de l’autre sur les épaules d’un petit garçon d’une dizaine d’années, dont la figure était couverte de larmes. Tous deux semblaient bien pauvres et bien malheureux.
Oubliant ses projets et l’importance de la elle fait un eigne à l’enffant et lui jette sans regret sa pièce d’or dans la main.
A cette vue, le cœur de Lia se serre douloureusement, et oubliant et ses projets et l’importance de la somme qu’elle donnait ainsi, elle fait un signe à l’enfant et lui jette sans regret sa pièce d’or dans la main.
Ebloui d’une telle générosité, le vieillard la combla de bénédictions.
— Qui que vous soyez, s’écria-t-il en levant les yeux vers le ciel, je supplie Dieu de vous récompenser pour la bonne action que vous venez de faire; car votre don nous sauve la vie, à mon petit fils et à moi, puisqu’il nous donne le moyen d’arriver à Paris, où nous devons trouver de l’ouvrage.. — Puis il ajouta, en voyant la charmante figure de la jeune fille, qui, ainsi encadrée par les branches fleuries du tilleul, semblait presque une apparition surnaturelle: —Mais qu’avez-vous besoin de mes prières?... n’êtes-vous point un des anges que le bon Dieu envoie pour me secourir?
En entendant ces paroles, Lia se retira vivement.
— Eh bien!tu as, en vérité, fait une merveille! lui dit sèchement Valentine: donner une pièce d’or au premier vagabond que tu rencontres!... Certes, papa a raison en te refusant de l’argent, car, avec ta stupide générosité, sa fortune n’y suffirait pas pour enrichir tous les passants.
— J’avoue, fit Lia en baissant la tête et comme honteuse de sa bonté, que la somme était forte; mais je n’avais rien autre à donner, et si tu avais vu comme moi la vénérable figure du vieillard et la douce figure de l’enfant, à qui mon aumône sauvait la vie, tu te serais laissé entraîner comme moi à l’élan de ton cœur, et tu n’aurais pas calculé, non plus, de combien de pièces d’argent se compose une pièce d’or.
— Vraiment, ma sœur, tu parles comme un livre, s’écria Valentine, mécontente de la leçon qui lui était donnée.. mais en même temps, ajouta-t-elle avec un sourire narquois, tu fais preuve d’une philosophie fort grande, car il faut que tu dises adieu à la guirlande qui devait te rendre si jolie; et tu n’as pas l’air de te le rappeler non plus.
— Pour cela, tu as raison, fit Lia en partant d’un franc éclat de rire, voilà ma guirlande restée pour orner le pays des chimères: et pourtant je ne lui envoie pas le moindre regret... Je mettrai tout simplement ou un ruban ou des fleurs naturelles dans mes cheveux, et si je suis moins jolie que toi je ne serai pas moins joyeuse.
— Non pas, mon enfant, dit une voix qui sortait d’un bosquet près duquel se trouvaient assises le deux jeunes filles, tu ne seras pas moins jolie que ta sœur, car tu auras la même guirlande qu’elle.
Et nos deux amies virent s’entr’ouvrir une touffe de feuillage, pour donner passage à M. Bonnet, leur père. Il semblait avoir entendu toute leur conversation, car il pressa tendrement Lia sur son cœur, et jeta un sévère regard à Valentine, mais sans lui adresser aucun reproche, et aussi sans lui faire aucune caresse,
Au bout de quelques instants, pourtant, il dit à Lia, et cela d’une façon si paternellement bonne qu’il n’y avait aucun mécontentement dans ses paroles:
— Je suis de l’avis de ta sœur, ma fille, tu as disposé bien légèrement d’une somme très-forte; car une pièce d’or est quelquefois une fortune!.. — Et comme il vit un sourire sur les lèvres de Lia, il reprit plus gravement: — Oui, mon enfant, c’est la vérité que je dis là.. Tiens, regarde ce château, ces prés, ce parc magnifique, cette demeure en un mot que l’on dit princière.. Eh bien! tout cela sort d’une pièce d’or!..
— O mon père!.. s’écrièrent en même temps les deux jeunes filles, ce que vous dites est impossible...
— Rien n’est impossible avec une bonne conduite, du travail et de l’ordre, interrompit M. Bonnet en regardant ses enfants avec une noble fierté, et pour vous faire mieux comprendre mes paroles en y apportant une preuve à l’appui, ce soir, je vous raconterai l’historique de ma fortune si laborieusement acquise: tu verras, Lia, que je ne traitais pas une pièce d’or aussi légèrement que tu viens de le faire, ajouta-t-il avec un doux sourire. Mais pourtant, reprit-il, —et en parlant ainsi il jeta sur Valentine un regard empreint de mécontentement, — je préfère la charité exagérée qui part d’une belle âme, à la raison n’ayant pour source que l’égoïsme et la sécheresse du cœur.
Tout en devisant ainsi, M. Bonnet et ses enfants, qui avaient continué leur promenade, se trouvèrent en face de la grille qui séparait l’avenue de la grande route, et là ils virent le vieillard et son jeune guide cheminant avec peine, quoique le bonheur fût empreint sur leurs traits.
— Je veux achever l’œuvre que tu as si bien commencée, ma fille, dit l’heureux père à Lia, en lui montrant ses protégés; va les chercher, conduis-les aux communs du château, et là, fais-les héberger jusqu’à demain, ils reprendront ainsi des forces pour continuer leur route.
M. Bonnet avait à peine fini de parler, que la jeune fille, comme une sylphide légère, s’était vivement élancée vers les deux malheureux; tandis que Valentine, honteuse et embarrassée, ne sachant que faire ni quelle contenance avoir, restait les yeux baissés auprès de son père. M. Bonnet, pensant que la leçon devait avoir porté ses fruits, feignit de ne pas s’apercevoir de sa gène, et lui parlant de choses tout-à-fait indifférentes et en dehors de la position du moment, rentra au château avec elle. Lia vint bientôt les y rejoindre, et, les yeux remplis de larmes causées par une douce émotion, elle leur raconta la surprise et le bonheur de ses chers protégés quand ils s’étaient vus ainsi commensaux de la maison.
Cette journée si bien commencée par l’une de nos héroïnes, s’écoula pour toutes les deux aussi tranquillement que celles qui l’avaient précédée: le travail, la lecture, la musique, la promenade vinrent à leur tour, et ce ne fut qu’après le dîner que, réunis ensemble au salon, elles purent obtenir de leur père l’histoire qu’il leur avait promise, quoique leur curiosité eût été assez vivement piquée pour leur donner, durant les heures d’étude, mille distractions dont leur grave gouvernante, mademoiselle Mullois, les avait très-sévèrement réprimandées.
M. Bonnet s’exécuta de la meilleure grâce du monde, et leur raconta ce qui suit:
«Je n’ai pas toujours été riche, mes enfants, il s’en faut! Je suis le fils d’un pauvre paysan de l’Auvergne, et l’aîné de douze frères et sœurs; c’est assez vous dire quelle misère regnait chez nous; aussi, j’avais à peine atteint ma douzième année, quand mon père me donna une marmotte, sa bénédiction, et me mettant un écu dans la main, me dit gravement ces paroles:
» — Te voici un homme, Jacquot, tu dois donc gagner ta vie. Va-t’en à Paris, c’est une grande ville où, quand on est bien sage, on fait fortune; sois honnête, laborieux, ménage l’argent que tu gagneras, et tu deviendras riche. Mais surtout ne mendie jamais, et fais toujours en sorte que l’argent que tu gagneras soit approuvé par ta conscience. »
» J’eus le cœur bien gros en entendant ces paroles; mais, comme mon père venait de me dire que j’étais un homme, je sus prendre le courage de cacher mon chagrin, et malgré les larmes que versait ma pauvre mère et les cris que poussaient mes petits frères, je quittai résolument la chaumière qui m’avait vu naître et que je ne devais plus revoir! Mais quand je fus assez loin pour n’être aperçu de personne, je me retournai, lui jetai un dernier regard, et tombant à genoux j’éclatai en sanglots; puis je me relevai et commençai mon voyage.
» Me voilà donc tout seul sur la grande route, la larme à l’œil et le cœur bien gonflé.
» La première personne que je rencontrai fut une grosse fermière qui, avec son fils, jeune gars de mon âge, s’en allait à petites journées dans sa cariole pour gagner Moulins, où elle avait affaire. Elle m’aperçut sur le chemin, et ayant pitié de ma jeunesse et de mon récent abandon, elle me prit avec elle, pour ménager mes jambes et mon pauvre argent. La bonne femme aimait à causer et à rire, aussi je repris bientôt ma gaîté, et je l’amusai beaucoup en lui chantant les chan sons de mon village: ce dont elle me fit tirer profit, car lorsque nous nous arrêtions pour faire une halte dans quelque auberge ou cabaret, vite elle me faisait réveiller ma marmotte et m’engageait soit à chanter une chanson, ou soit à danser une bourrée de nos montagnes; et elle savait si bien, par ses applaudissements, exciter la bonne humeur des voyageurs ou des buveurs de l’endroit, que quelques gros sous m’arrivaient toujours comme gratification et venaient augmenter mon petit pécule.
» J’en remerciai Dieu et ma protectrice du fond du cœur; aussi, lorsqu’il me fallut quitter cette excellente femme, j’en éprouvai un véritable désespoir. Elle aussi, ainsi que son fils, en ressentit du chagrin; et voulant avoir de mes nouvelles, elle me donna une lettre de recommandation pour une de ses parentes, marchande de volailles habitant Paris, et glissa avec la missive une petite pièce de vingt sous que j’eus beaucoup de peine à accepter, me rappelant la recommandation de mon père: mais la bonne femme mit ma conscience à l’aise en me disant que ce n’était point un don, mais un prêt qu’elle voulait me faire; m’engageant à remettre cet argent, aussitôt que je pourrais le faire sans me gêner, à la personne pour laquelle elle me donnait un mot de recommandation.
» Me voici donc, encore une fois, tout à fait seul et abandonné sur la grande route; mais je me confiai à Dieu, qui a soin même des petits oiseaux, et la bourse légère, l’avenir devant moi, je marchai avec courage. Je continuai à faire ce que la bonne femme m’avait montré, c’est-à-dire à chanter et à danser partout où je voyais du monde réuni; et cela me réussit assez bien, car j’arrivai enfin à Paris sans avoir entamé le petit écu que m’avait donné mon père.
» Une fois dans la grande ville je me crus perdu!.. et je ne sais pas ce qui serait advenu de moi, si la Providence ne m’avait pas pris en pitié.
» J’étais au milieu d’une grande promenade, entouré de petits garçons et de petites filles que j’amusais avec mes chansons et ma marmotte, quand soudain un cheval échappé qui s’avançait comme le vent vers nous, vint jeter la terreur dans mon jeune auditoire. Chacun de se sauver en poussant des cris déchirants! seule, une petite fille blonde et rose comme un chérubin, sans doute glacée par la terreur, tombe à genoux en joignant ses petites mains et criant: — Ma mère!.. ma mère!..
» Hélas! l’animal emporté allait l’atteindre avant qu’elle pût être sauvée par celle qu’elle appelait à son secours, quand, sans calculer le danger, je m’élance au-devant d’elle. Tout cela fut l’affaire d’un instant, et une ruade terrible qui me jeta violemment sur la terre vint m’empêcher de réfléchir à mon action.
» Quand je repris connaissance j’étais entouré d’une foule aussi curieuse qu’émue; mais la petite fille que j’avais sauvée avait disparu avec la personne chargée de la garder. Ce n’était pas sa mère, j’en suis certain: une mère eût voulu soigner elle-même le sauveur de son enfant!
» J’étais tout meurtri, mais heureusement je n’avais reçu aucune blessure grave, et je commençais à me remettre de ma terreur, quand hélas! jugez de mon désespoir! je m’aperçus que ma pauvre marmotte, ma fidèle compagne, mon gagne-pain, avait du même coup été tuée à côté de moi. Je jetai un cri déchirant, et prenant la pauvre bête entre mes bras, je la couvris de baisers, comme si j’avais dû la ressusciter sous mes caresses.
» Chacun eut pitié de mon malheur, et une pluie de gros sous tombait autour de moi, lorsqu’une jeune dame, à la figure douce comme celle des anges, me glissa avec bonté une pièce d’or dans la main, en me disant d’une de ces voix qui vont à l’âme:
» — Tiens, petit, sers-toi de cela pour travailler, et le bon Dieu te protégera. — Et comme je voulus la remercier, je m’aperçus qu’elle avait disparu.
» Peu à peu la foule qui m’entourait s’écoula, et je demeurai seul avec ma monnaie et ma pièce d’or, me croyant riche comme un roi. D’abord une pensée du démon se présenta à mon esprit.
» — Comme je pourrais m’amuser, avec tout cet argent! — me dis-je, en caressant dans le vide les mille plaisirs que jusque là j’avais enviés. Heureusement petit à petit mon esprit se calma, mon bon ange m’envoya le souvenir de ma mère, et je fus sauvé.
» La monnaie que j’avais recueillie me servit pour vivre, et la pièce d’or à entrer dans le commerce. J’achetai quelques menus objets de mince valeur. des jouets d’enfants, de la bimbloterie, etc., et plaçant le tout sur une sorte de petite voiture que je louai à raison de cinq sous par jour, je me mis à parcourir Paris pour offrir ma marchandise aux passants.
» Mon jeune âge, ma gentille figure (alors j’étais rose, frais et blond comme un chérubin); tout cela me valut une sorte de vogue dans les quartiers où je passais; aussi, bientôt j’eus non-seulement gagné assez d’argent pour renouveler ma marchandise, mais aussi pour pouvoir éprouver le bonheur d’envoyer des secours à ma pauvre famille. —Dieu regarde toujours en pitié les cœurs honnêtes!—et le Ciel me protégea. J’augmentai peu à peu mon fonds de commerce, je fis l’acquisition d’une voiture plus grande, j’y mis des objets plus précieux; bref, mes bénéfices croissant en raison de l’extension de mon industrie, j’en arrivai, au bout de quatre ou cinq ans, à pouvoir louer une boutique et m’établir marchand, et là, grâce à un travail constant, à une activité et surtout à une probité sans bornes, je ne tardai pas à acquérir une certaine aisance. Ma boutique s’agrandit, mes relations s’étendirent, mon commerce s’accrut; et quand j’eus le bonheur d’épouser votre mère, le petit Auvergnat Jacquot était devenu un riche négociant dont les marchandises parcouraient tout le globe.
» Mais quoique riche, mes enfants, je n’eus jamais la faiblesse de rougir de mon humble naissance; mon père et ma mère sont venus mourir auprès de moi, j’ai établi mes frères et mes sœurs, et il n’est pas jusqu’à la bonne fermière qui a guidé mes premiers pas en quittant ma famille, à qui je n’aie envoyé un souvenir de gratitude. Aussi quand Dieu m’appellera à lui, j’espère qu’il ne me demandera pas un compte sévère de la fortune qu’il m’a accordée. »
— Vous voyez donc bien, ajouta M. Bonnet avec un doux et paternel sourire, que c’est d’une pièce d’or que sortent et ce château et nos richesses, et qu’il ne faut pas disposer légèrement d’une somme qui peut produire d’aussi grandes choses.
Lia et Valentine remercièrent avec effusion leur bon père pour l’intéressante histoire qu’il venait de leur raconter; histoire qui les avait d’autant plus attachées encore, qu’il en était lui-même le héros; et comme la soirée s’était fort avancée durant cette causerie, chacun bientôt regagna sa chambre, et peu de temps après le château tout entier fut plongé dans cette obscurité qui est le précurseur du repos.
Pendant que tout cela se passait au salon, le vieillard et son jeune guide, bien soignés par les domestiques, suivant les ordres que leur avait donnés leur jeune maîtresse, avaient été mis, pour y passer la nuit, dans une chambre inhabitée ordinairement, et située au-dessus d’une grange immense. Déjà la nuit était avancée, et tous deux, s’étant couchés de très-bonne heure, se disposaient à se lever dans le désir de reprendre leur voyage pédestre, afin d’éviter la chaleur du jour, quand tout à coup ils crurent distinguer un mélange de voix confuses montant de la grange jusqu’à eux.
Le vieillard, inquiet de ce que ce pouvait être, se coucha par terre; et mettant son oreille sur le plancher, il resta immobile, tout en faisant signe à son petit compagnon d’être attentif comme lui.
Plusieurs personnes paraissaient former un conciliabule, et les paroles furent bientôt assez distinctes pour qu’ils pussent parfaitement entendre ce qui se disait.
— Tout dort, murmura sourdement une voix; le moment est favorable pour mettre notre projet à exécution.
— Il n’y a pas assez longtemps que la dernière lumière est éteinte, reprit une autre; je crois qu’il serait prudent d’attendre encore.
— Eh bien, soit, attendons,.. dirent plusiéurs voix en même temps;—mais es-tu bien sûr de l’endroit où M. Bonnet a mis la grosse somme qu’il a rapportée de Paris?... demanda une autre voix... c’est qu’il y a du beurre dedans, mes enfants: deux ou trois cent mille francs, n’est-ce pas?...
— Pardieu, si j’en suis sûr!... je l’ai guetté du haut de l’arbre durant toute la nuit dernière; y croyait qu’y n’y avait que des oiseaux dans la forêt, il a laissé sa fenêtre ouverte; aussi j’ai compté les billets doux, et j’ai assisté à leur enterrement.
Un éclat de rire général accueillit cette ignoble plaisanterie.
— Mais c’est pas tout de rire, fit une autre voix, il faut bien prendre nos mesures pour que notre entreprise ne puisse pas échouer; c’est toi, Brûle-Tison, qui dois mettre le feu à l’aile habitée par le patron et sa famille; — toi, Grimpe-Toujours, qui dois monter à la cachette des billets doux de madame La Banque.
— Et puis, comme il n’y a que les morts qui ne parlent pas, fit une voix avinée, en joignant à ses horribles paroles un éclat de rire féroce, ce sera nous trois, Têtede-Mort, File-Doux et moi, qui pendant vos expéditions nous chargerons d’envoyer ad patres les maîtres et les valets, qui font tous dodo comme des innocents.
Le vieux mendiant et son jeune enfant retenaient leur haleine; l’épouvante et l’horreur avaient glacé leur âme... Tout à coup le vieillard fit un signe, et son petit compagnon se courba près de lui.
— Petit-Pierre, murmura-t-il, n’y a-t-il donc pas un moyen de sauver nos bienfaiteurs?...
L’enfant levait les yeux vers le ciel, comme pour reconnaître son impuissance, quand tout à coup sa figure brilla d’un vif éclat; une inspiration divine venait de l’éclairer...
— Fiez-vous à moi, fit-il; je me charge d’aller prévenir les habitants du château du danger qui les menace.
— Que Dieu te conduise, enfant! dit le vieillard attendri, en voyant Petit-Pierre ramper sur le ventre et s’élancer par la fenêtre comme un jeune chat sauvage.
Une fois dans le parc, l’enfant se glissa sur le gazon, de même qu’un serpent; et, moitié courant, moitié se cachant, il parvint ainsi, sans avoir été ni aperçu ni entendu par les scélérats complotant leur crime, jusqu’au corps de logis habité par les domestiques. Il les réveilla, leur apprit ce qui se tramait contre eux; et quelques instants après, tous, mais gardant le plus profond silence, étaient sur pied.
M. Bonnet, que l’un d’eux était allé prévenir, accourut les rejoindre, leur distribua des armes, et leur indiqua les divers postes qu’ils devaient occuper.
Cinq minutes étaient à peine écoulées depuis que ces mesures avaient été prises, quand un léger bruit se fit entendre; puis on put distinguer les pas d’une personne qui s’avançait avec précaution et mystère, et, dans l’ombre, un individu qui déposait un paquet de sarments, auquel il se préparait à mettre le feu.
Trois coups de fusil partirent ensemble, et cet homme tomba sans pousser un soupir. Presque au même instant, et sur un signal donné, toutes les fenêtres du château se trouvèrent illuminées, et l’on aperçut quatre misérables, qui, se voyant découverts, se ruaient avec fureur contre les habitants du castel. Armés jusqu’aux dents, ceux-ci n’eurent pas de peine à les repousser; et trois déjà étaient étendus par terre, quand le quatrième, qui n’avait reçu aucune blessure, s’élança, un poignard à la main, vers la chambre occupée par les filles du maître du logis.
A cette vue, un cri d’effroi s’échappa de toutes les poitrines, et l’on allait s’élancer à sa poursuite, quand une détonation terrible se fit entendre, et on aperçut accourir le vieillard, portant entre ses bras Valentine évanouie; Lia et mademoiselle Mullois le suivaient, en le comblant d’actions de grâces.
D’abord on s’empressa auprès de la jeune malade; puis, quand elle eut repris ses sens, et que chacun fut plus calme, Lia raconta qu’au moment où sa gouvernante et sa sœur, réveillées par le bruit, se disposaient à aller rejoindre leur père, un brigand entra dans la chambre, et s’élançait vers Valentine pour la frapper d’un poignard qu’il tenait à la main, quand le vieillard, qui l’avait suivi, lui cassa la tète d’un coup de pistolet, et les sauva ainsi de la mort.
M. Bonnet, après avoir témoigné toute sa reconnaissance au bon vieillard, voulut le garder auprès de lui comme intendant du château: en outre, il désira se charger de l’éducation et de l’avenir de Petit-Pierre. Et quand le souvenir de cette horrible nuit leur revenait à la mémoire, l’excellent père disait toujours en souriant:
N’avais-je pas raison, mes enfants, quand je prétendais qu’une pièce d’or était un trésor? J’y ai trouvé une fortune, Valentine la vie, et nos sauveurs le bonheur! Bénissons donc le bon Dieu, qui permet que du mal découle souvent un très-grand bien.