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LA PREMIÈRE MONTRE OU DEVOUEMENT ET RECONNAISSANCE.
ОглавлениеLA PREMIÈRE MONTRE.
L’obscurité commençait à couvrir Fournassey, joli petit village des environs de Saint-Germain, malgré la lune qui se levait à la surface des eaux, teintes encore des derniers feux d’un beau soleil couchant: c’était l’heure de la veillée pour ceux qui se reposent, dans le plaisir, des travaux du jour; mais l’heure du sommeil pour les villageois, les enfants et les vieillards. Sous la clarté douteuse d’un ciel étoilé, les tilleuls et les odorants acacias entremêlaient leur feuillage, et formaient une masse sombre et parfumée. Les chaumières disparaissaient derrière les touffes pressées de ces beaux arbres en fleurs; en un mot, Fournassey ressemblait à un bouquet oublié sur le gazon.
Depuis longtemps déjà nul bruit ne troublait plus le calme profond des champs, lorsque le galop de deux chevaux résonna soudain sur le pavé de l’unique rue qui traversait ce gentil village. C’était un jeune homme, suivi d’un petit laquais, qui tous deux parcouraient avec rapidité cette espèce de route sinueuse qui devait sans doute les conduire au but de leur voyage.
Tout autre que notre jeune inconnu, se laissant subjuguer par la douceur de la brise et la poésie du paysage, eût converti sa course en une rêveuse promenade; mais, à la façon presque convulsive dont celui-ci aiguillonnait son cheval, on pouvait deviner aisément qu’il avait hâte d’arriver au terme de sa course. Aussi en un instant nos cavaliers eurent-ils franchi la rue montueuse du village, puis, après quelques détours, ils s’arrêtèrent enfin devant la grille d’une superbe maison de campagne. Le petit laquais y sonna discrètement; mais presque au même instant, et comme s’il eût été placé là en vedette, un vieux serviteur vint ouvrir.
A cette vue notre jeune voyageur parut éprouver une vive contrariété.
— Mon oncle est-il déjà couché, que vous puissiez venir ainsi à ma rencontre, Germain? demanda-t-il avec inquiétude.
— M. le baron n’est pas jeune, et de plus il est souffrant, répondit Germain en secouant la tête d’un air chagrin; et vous ne devriez pas oublier ces deux choses-là, Monsieur Lionel.
Regardez un peu quelle heure s’est d’un geste gentilesse, elle sous les yeux une délicieuse petite montre
— Et ma sœur? est-elle couchée aussi?... fit Lionel en dissimulant la mauvaise humeur que venait de faire naître en lui la brève mais mordante leçon que lui avait donnée Germain.
— Mademoiselle vous attend, répondit celui-ci, et c’est pour lui faire plaisir que je suis venu ainsi au-devant de vous.
Dans ces quelques mots échangés entre le vieux serviteur et le jeune homme, un observateur eût deviné facilement une hostilité sourde, mais profonde. Aussi la conversation s’interrompit-elle aussitôt; Lionel, laissant son cheval à son domestique, marcha vivement vers la maison, et, en évitant de faire le moindre bruit, monta rapidement l’escalier qui le conduisait à la chambre de sa sœur. A peine la porte en fut-elle ouverte, qu’une jeune et jolie fille se jeta à son cou.
— Vous voilà donc enfin, méchant garçon! s’écria-t-elle; regardez un peu quelle heure il est. Et d’un geste rempli de grâce et de gentillesse, tout en secouant tristement la tête, elle lui mit sous les yeux une délicieuse petite montre qu’elle portait attachée à sa ceinture.
— Bientôt minuit!... s’exclama Lionel avec douleur... Et mon oncle est furieux contre moi, n’est-ce pas?... Puis tout à coup, et comme s’il eût été honteux de montrer ainsi son inquiétude à sa sœur, il reprit avec un sourire: — Mais qui donc t’a fait le joli présent de cette montre charmante?... C’est un prince pour le moins, car elle est, Dieu me pardonne, enrichie de diamants; allons, raconte-moi tout cela, ma petite Bérangère.
Bérangère regarda son frère avec tristesse.
— L’histoire de ma montre et celle de la colère de mon oncle sont trop liées ensemble pour que je puisse les séparer. Écoute-moi donc bien attentivement, mon pauvre Lionel, car tout ton avenir est entre tes mains.
Lionel frappa du pied avec colère en entendant ces paroles; mais Bérangère l’attira vers elle, et, le faisant asseoir à ses côtés, elle lui dit avec une sévérité et une raison au-dessus de son âge:
—Ce n’est pas avec ces petites façons d’enfant gâté que tu répareras tes fautes, mon frère, mais en devenant un homme sérieux, et surtout en t’éloignant des amis qui te perdent. Tu as bientôt vingt-deux ans; il est temps, il me semble, de songer et surtout d’agir avec sagesse. Je te le répète encore, écoute-moi bien attentivement, pour savoir ce qui te menace.
Et vaincu par cette réflexion sensée, notre jeune fou se résigna à entendre le récit de sa sœur. Voici ce qu’elle lui raconta:
«J’étais hier toute seule dans ma chambre, occupée à étudier mon piano, quand mon oncle me fit dire de descendre auprès de lui. J’obéis aussitôt. Mais quand j’entrai dans le petit salon où il se tient ordinairement, il cacha précipitamment dans le tiroir de son bureau une lettre qu’il froissait entre ses mains, et je demeurai frappée de terreur en voyant l’air de mécontentement et de douleur qui régnait sur sa figure. Sans doute il s’aperçut de mon impression, car il essaya un sourire, et, me tendant la main, il me dit avec bonté :
» — Soyez sans inquiétude, Bérangère; je n’ai aucun reproche à vous adresser,... au contraire... Et tout en parlant ainsi, il marchait à grands pas dans le salon; tandis que moi, atterrée de ce que je voyais, et surtout de ce que je ne savais pas comprendre, j’étais tombée assise sur un fauteuil, où, du regard, je suivais machinalement sa promenade.
» Sans doute alors mon oncle oublia ma présence, car durant un temps assez long il garda le plus profond silence; puis il m’aperçut, je le crois, et tout à coup il s’arrêta devant moi.
» — Vous avez dû me trouver bien injuste envers vous, ma pauvre enfant, me dit-il d’une voix émue; mais pardonnez-le-moi, j’en suis bien cruellement puni: mon favori... mon bien-aimé Lionel... — comme on l’appelle, — votre frère enfin, est un mauvais sujet... est un joueur!...
» En entendant ces paroles, Lionel, j’oubliai et la terreur que me cause la présence de mon oncle et le respect que je lui dois, et je m’écriai, en devenant rouge de honte et de douleur de te voir accuser ainsi injustement:
» — C’est un affreux mensonge... et je m’étonne que vous, qui lui servez de père, vous ayez pu y ajouter foi.
» — Hélas! ma pauvre enfant, reprit mon oncle avec douleur et sans se montrer mécontent de mes paroles, j’ai dit comme toi: — «Cela est un affreux mensonge;» — et il m’a fallu la preuve pour y croire... Veux-tu que je te la montre à ton tour?
» Et il s’avançait vers son bureau, sans doute pour y reprendre la lettre que je l’avais vu y enfermer, quand je l’arrêtai d’un mot.
» — Je vous crois, lui dis-je; mais Lionel est si jeune!... il y a donc tout espoir de le corriger encore...
» En m’entendant parler ainsi, le pauvre homme s’avança vers moi, me tendit les bras, et, m’attirant à lui, il me serra tendrement sur son cœur. Émue de cette caresse paternelle que je recevais pour la première fois, des larmes de joie s’échappèrent de mon cœur. Mon oncle s’en aperçut.
» — Je suis bien coupable envers toi, ma pauvre entant, mais moins pourtant que je ne le parais. Écoute-moi, et tu une jugeras.
» Quand; après la mort de mon frère, votre pauvre père; je me chargeai de vous deux, malheureux orphelins sans fortune, je vous aimais également; mais plus tard, réfléchissant que Lionel était le dernier rejeton de notre famille, je me laissai prendre par l’orgueil, et résolus de faire de lui un parfait gentilhomme. A cet effet, des maîtres de toutes sortes lui furent donnés: je m’amusai d’abord de ses progrès; puis peu à peu je me pris à mon œuvre, et Lionel devint mon favori. Alors une guerre sourde se déclara dans mon intérieur. Germain, mon vieux serviteur, plus encore mon fidèle ami, car il m’a suivi dans l’émigration, et là nous avons vécu en frères, Germain, dis-je, te prit sous son affectueuse protection, et sans cesse me reprocha mon injustice. Mais, loin de me rapprocher de toi, cette opposition journalière m’en éloigna encore; et j’en étais arrivé à te regarder comme une étrangère dans ma maison, quand je me vis frappé dans mes plus chères espérances. J’appris que ton frère était un joueur... Mon rêve d’avenir... de bonheur... était détruit... C’est alors que je pensai à toi; Bérangère, et je me dis que si tu étais telle que Germain te dépeint sans cesse à mes yeux, je remplacerai l’orgueil par le bonheur... Je rejetterai Lionel loin de moi, et je te déclarerai ma seule, mon unique héritière.
» — Oh! mon oncle!... mon oncle!... m’écriai-je en tombant à genoux devant lui, je serai pour vous une fille dévouée et heureuse; mais n’éloignez pas Lionel, je vous en conjure; et, croyez-moi, à nous deux nous le guérirons de ses folies de jeune homme, et nous en ferons le parfait gentilhomme que vous avez rêvé.
» Mon oncle, avant de me répondre, se prit à réfléchir durant quelques instants, puis voici ce qu’il me dit avec une gravité qui montre une résolution bien prise.
» — Jusqu’à présent, sous le prétexte de faire son droit, à chaque instant ton frère vient me demander de l’argent pour prendre des inscriptions nouvelles: il doit venir demain encore, je lui en donnerai comme de coutume; mais si, au lieu de s’en servir pour ce qu’il me dit faire, il en détourne la moindre somme pour jouer, je le jure sur l’honneur!... aussitôt je te marie et te donne ma fortune tout entière, et cela par contrat de mariage, afin de m’ôter le moyen de pouvoir lui pardonner jamais.
» Et sans me laisser le temps de lui répondre encore, d’un geste qui ne souffrait aucune réplique, mon oncle me congédia. Je ne le revis pas de la journée; mais ce matin il est entré dans ma chambre, et de l’air le plus affectueux:
» — Bonjour, ma fille, me dit-il; je t’apporte un petit bijou, qu’il est honteux à une jeune personne de ne pas avoir encore à ton âge; car on pourrait croire que tu ne l’as pas mérité. — Et il me donna la montre charmante que tu viens d’admirer tout à l’heure.»
En écoutant sa sœur, l’émotion de Lionel avait été des plus vives, et sans doute pour la cacher il avait laissé tomber sa tête entre ses mains; mais quand elle eut fini sa narration, Bérangère, inquiète de lui voir prolonger son silence, s’écria avec douleur:
— Tu me le promets, mon frère, tu ne joueras plus, n’est-ce pas?...
En s’entendant interpellé ainsi, Lionel leva vivement la tête, et honteux de voir ses sottises dévoilées aux yeux de sa sœur qu’il regardait encore comme une enfant, il répondit avec embarras:
— Tu ne peux comprendre ma conduite, ma pauvre Bérangère!... Ainsi épargne-moi tes conseils. On a des amis... on va avec eux... on est entraîné... On a peur, si l’on ne fait pas comme ils font, de passer pour un hypocrite... pour un sot...
— Comment! c’est par une mauvaise honte que l’on se perd?... s’écria Bérangère avec un étonnement mêlé de mépris... Mais sais-tu comment cette honte s’appelle, Lionel?... elle s’appelle lâcheté !...
— Oh! ma sœur, tais-toi, s’écria à son tour le jeune homme en relevant la tête comme le cheval à qui une main rude fait sentir le mors qui le blesse, tais-toi, ou tu ne me reverras plus...
-— Il est de mon devoir de te montrer la route où tu marches, et le chemin qui te conduit à ta perte, fit la jeune fille avec dignité, et quoi qu’il puisse en advenir je remplirai ce devoir... Mais, ajouta-t-elle avec émotion, en te perdant, tu me perds aussi, mon frère; songes-y, c’est au nom de notre mère que je t’implore!... Rappelle-toi les paroles de notre oncle: — «Si Lionel joue encore, aussitôt je te marie,.. » — Et à qui me mariera-t-il, mon Dieu!
Lionel se prit à sourire, et serrant sa sœur entre ses bras:
— Je suis vaincu, ma Bérangère, fit-il les yeux pleins de larmes, car je devine ta bonne pensée sous cette plaisanterie. Ce n’est pas le mari, mais la donation entière de la fortune qui t’effraie. Ton cœur généreux m’a tracé mon devoir... et me voici corrigé pour toujours.. Demain mon oncle me donnera, ainsi qu’il l’a dit, de, l’argent pour payer ma troisième inscription; mais cette troisième sera la première, je lui en ferai l’aveu, et le premier jour que je viendrai je la lui remettrai acquittée... Seras-tu contente de moi, ma sœur?...
— Oh! oui, mon Lionel! s’écria la jeune fille toute joyeuse... mais maintenant bonsoir, ami... il se fait tard... Adieu.
— Adieu, et dors heureuse, mon bon ange, car tu le mérites, ma sœur. En achevant ces derniers mots, Lionel s’éloigna.
Peu de jours après l’entrevue dont nous venons de vous donner les moindres détails, le vicomte de Gurgy et l’aimable et bonne Bérangère, sa nièce, quittèrent la campagne pour venir passer quelques jours à Paris, sous le prétexte d’importantes affaires à arranger: — sa présence était nécessaire en ce lieu,—avait dit le vicomte; et pourtant, malgré toute la confiance qu’il inspirait à notre jeune amie, elle sentait instinctivement que la véritable raison de ce prompt départ devait être une surveillance plus active sur le pauvre Lionel; aussi Bérangère était-elle inquiète et troublée, et malgré la promesse formelle qu’elle avait reçue du coupable, il lui était impossible de dompter ce qu’elle regardait alors comme un pressentiment funeste.
Elle resta tout le premier jour de leur arrivée dans l’attente de la visite de son frère: — Lionel ne vint pas. — Heureusement M. de Gurgy ne parut pas s’apercevoir de cette absence, car non-seulement il fut lui-même hors de la maison une grande partie de la journée; mais encore rien, sur sa figure, ne laissait lire ni le chagrin ni la colère. Le dîner fut donc aussi gai que si aucun de nos héros n’eussent eu une préoccupation poignante, et le soir, après avoir fait un peu de musique à son oncle, comme depuis leur réconciliation elle en avait pris l’habitude, Bérangère rentra dans sa chambre bien convaincue que ses craintes étaient chimériques, et que son oncle était occupé de toute autre chose que de s’inquiéter des actions de Lionel. Elle dormit donc avec un grand calme toute la nuit, et ce fut gaie et souriante qu’elle arriva rejoindre son oncle au moment du déjeuner.
Celui-ci lui fit le plus tendre accueil, puis tous deux s’étant assis, il lui parla de choses diverses, n’ayant aucun rapport ni à elle ni à son frère; mais tout à coup prenant un air grave et sérieux, il lui dit:
— Écoute-moi, Bérangère, demain j’ai à dîner et mon notaire, homme de grand sens, et M. le marquis de Prosny, homme d’une grande noblesse. Fais-toi bien belle; car je désire que tu leur plaises à tous deux.»
En entendant ces paroles, dont elle devina instinctivement le sens, Bérangère se sentit froid au cœur, et, laissant échapper la fourchette qu’elle tenait entre ses doigts, elle joignit les mains en jetant un regard suppliant sur son oncle.
M. de Gurgy ne parut pas s’apercevoir de la muette prière qui lui était adressée. Alors la pauvre enfant prit résolument le courage d’entrer sans reculer au cœur de la question:
— J’ai cru que vous aviez pardonné à Lionel, dit-elle d’une voix aussi ferme que cela lui fut possible; et, vous le savez mieux que moi, mon cher oncle, un gentilhomme n’a que sa parole.»
Ce fut au tour du vicomte de rester interdit en entendant parler ainsi une jeune fille si timide toujours, si soumise jusque là, même à ses moindres caprices. Aussi répondit-il vivement:
— Votre leçon est mal adressée, Bérangère; envoyez-la à votre frère, qui a grand besoin d’en profiter, je vous assure!...»
La pauvre enfant eut le cœur saisi en entendant son oncle lui parler aussi durement qu’il le faisait par le passé ; mais elle espéra avoir détourné l’orage qui menaçait son protégé, et elle accepta courageusement cette douleur. Alors, voulant connaître toute la vérité, elle lui demanda s’il avait vu Lionel.
— Non, je ne l’ai pas vu, et n’ai pas le moindre désir de le voir! s’écria le vicomte en laissant échapper sa colère,... un paresseux,... un joueur,... qui déshonore mon nom,... et qui ferait passer après ma mort toute ma fortune entre les mains des usuriers,... des taverniers,... des marchands de chevaux et autres mauvais génies qui perdent les fils de famille!... Non!... mille fois non!... je ne l’ai pas vu... et je ne veux plus le revoir de ma vie!...
— Mon bon oncle, fit doucement Bérangère en voyant le vicomte plus calme après cette explosion, comment savez-vous que Lionel a manqué à la promesse qu’il nous a faite à tous deux?
— Des amis m’en ont prévenu.
— Mais ces amis peuvent sinon vous tromper, au moins se tromper eux-mêmes...»
D’abord le vicomte garda le silence au lieu de répondre à Bérangère; puis il parut accorder quelque confiance aux dernières paroles qu’elle avait prononcées, car il lui dit tout à coup:
— Tu as raison, mon enfant, quand on veut juger sans appel, il faut être impartial et accueillir toute preuve en faveur de l’innocence de celui qu’on croit coupable. Écris donc à Lionel qu’il vienne dîner aujourd’hui avec nous, qu’il m’apporte acquittée l’inscription pour laquelle il m’a demandé l’argent qu’il s’est engagé, sur l’honneur, à employer à cet usage; alors j’avoue mes torts envers lui... et je lui rends toute ma tendresse.»
Le vicomte parlait encore quand un domestique entra et remit à Bérangère une lettre qui venait d’être apportée pour elle. Elle l’ouvrit avec indifférence, croyant à quelque invitation ou autre banalité d’usage; mais à peine y eut-elle jeté les yeux qu’elle pâlit affreusement et la cacha avec terreur dans son sein.
— Qu’est-ce donc que ce papier? demanda M. de Gurgy, à qui rien de tout cela n’avait échappé.
— Ce n’est qu’une lettre fort insignifiante, mon oncle, quelqu’un qui quête pour les malheureux du quartier,... —fit Bérangère en rougissant de son mensonge et baissant les yeux comme pour le cacher;... puis, quelques minutes après, elle demanda à son oncle la permission de quitter la table.
— Bérangère aussi me tromperait-elle?... se demanda, en la voyant sortir, le vicomte tristement préoccupé de cet incident, si léger en apparence. Je le saurai, et alors ni elle ni son frère ne seront plus rien pour moi;... je les abandonnerai... et les oublierai,... les ingrats!...»
Pendant que son oncle se livrait ainsi à ces tris-les et injurieuses pensées pour elle, la pauvre Bérangère était rentrée précipitamment dans sa chambre, et là, après avoir mis avec vivacité le verrou qui l’enfermait loin de tous, elle se précipita à genoux et éclata en déchirants sanglots; puis, un peu plus calme, après s’être livrée sans lutte à sa violente douleur, elle essuya ses yeux pour lire encore la lettre terrible qui venait de lui apporter un nouveau malheur. Voici ce qu’elle contenait:
«Je suis un misérable, qui ne mérite ni pardon,
» ni pitié ; malgré les promesses que je t’ai faites,
» ma sœur, j’ai joué l’argent que j’avais juré à mon
» oncle d’employer à prendre mon inscription. Et
» le ciel est juste, j’ai tout perdu, et plus encore
» même que je n’avais, c’est-à-dire mon honneur
» s’est englouti dans ce gouffre immonde que l’on
» appelle le JEU. Mes funestes habitudes... les perfides
» conseils d’odieux amis, plus perfides encore!
» ont triomphé des bonnes résolutions que j’avais
» prises; et aujourd’hui que je vois mon crime, et
» qu’il me fait horreur, il est trop tard pour revenir
»... Je suis perdu!... Adieu, adieu, ma sœur...
» Ta généreuse tendresse ne m’avait inspiré que le
» repentir; maintenant, je connais la honte et le
» remords.»
— Que faire pour le sauver?...» s’écria la malheureuse enfant. Pour s’inspirer elle éleva les yeux vers le ciel et pria, et peu à peu elle reprit espérance; car Dieu a gardé l’espérance dans sa main pour la répandre sur les êtres souffrants qui l’implorent. Elle l’implora avec ferveur, et le Tout-Puissant lui envoya une goutte de cette rosée céleste qui releva son âme abattue. — Elle songea alors qu’un peu d’argent pouvait les sortir de peine. Mais où en prendre?... En demander à son oncle était chose impossible. Comme toutes ces pensées agitaient douloureusement Bérangère, elle mit la main sur son cœur pour en modérer les battements, qui l’oppressaient et la faisaient souffrir; alors elle sentit sous ses doigts un objet qu’elle prit machinalement: — c’était sa montre... — Elle la regarda dans le premier moment sans la voir; mais peu à peu une idée, d’abord fugitive, devint bientôt plus lucide, et fit jaillir un éclair de bonheur de ses yeux.
— Tu es belle..., tu es ornée de pierreries..., tu vas sauver mon frère, ma charmante petite montre, — s’écria-t-elle en la couvrant de baisers.
Puis la réalité cruelle arrêta ce transport. Elle n’avait pas songé à ces mille nécessités de la civilisation qui jettent, à chaque instant, une foule de petits embarras à travers les plus grands désespoirs!...
— Mais, mon Dieu! à qui dois-je m’adresser pour la vendre, cette montre?... Je ne peux pas sortir seule..., et je ne veux mettre personne dans mon secret... Mon Dieu!... mon Dieu!... prenez-moi en pitié..... inspirez-moi pour que je puisse sauver Lionel!...»
Sans doute le Ciel accueillit sa prière; car aussitôt ses yeux brillèrent d’une force et d’une résolution soudaine; et après avoir cherché à rendre à sa figure le calme qui lui était habituel, elle appela Germain.
— Mon vieil ami, lui dit-elle en s’avançant vers lui avec la câlinerie la plus charmante, vous pouvez me rendre le plus grand de tous les services... le voulez-vous?...
— Si je veux vous servir, vous, ma bien-aimée Bérangère, fit le vieux serviteur, dont le visage s’illumina aussitôt d’un éclair de bonheur, pouvez-vous me le demander? vous qui me soignez comme si j’étais votre père... vous si...»
La jeune fille l’interrompit en lui mettant doucement la main sur la bouche.
— Eh bien! fit-elle, vous pouvez me récompenser aujourd’hui de ma tendresse et de mon respect pour vous, mon bon et vieil ami.
— Parlez, mon enfant, que dois-je faire?... je suis prêt.»
A ce moment, notre héroïne hésita à parler; mais chassant aussitôt son embarras, elle dit vivement:
— Il faut, mon bon Germain, aller vendre ma montre, et cela tout de suite.»
Le vieux serviteur la regarda comme s’il n’eût pas bien compris ces paroles; mais Bérangère les répéta d’une façon plus impérative. Seulement elle ajouta, et alors sa voix tremblait, et ses yeux étaient humides comme si les larmes s’y pressaient malgré elle:
— Et de plus, si vous m’aimez, Germain, il faut, quoi qu’il arrive, garder le secret le plus profond sur cette action; jurez-le-moi, mon pauvre ami, mon repos et mon bonheur dépendent de votre silence.»
L’honnête serviteur voulut faire alors quelques questions à sa jeune maîtresse; mais elle se refusa à y répondre, et lui répéta si souvent et avec une conviction si grande que son bonheur était attaché à cette action, que moitié convaincu, moitié subjugué, le brave homme consentit à se charger de la mission mystérieuse que Bérangère lui avait destinée.
Aussitôt que Germain, emportant le précieux bijou, fut sorti de sa chambre, Bérangère écrivit à Lionel afin de lui dire, suivant les ordres de son oncle, qu’il était attendu pour dîner; mais comme elle voulait porter sa missive au vicomte et la lui soumettre, afin d’éviter à ses yeux tous soupçons de connivence entre elle et son frère, elle ne fit pas la plus légère allusion à la douleur nouvelle dont il venait de la frapper.
Six heures avaient à peine fini de sonner, et le domestique, ponctuel, comme on l’est toujours dans les maisons où règne l’ordre, ouvrait déjà la porte du salon pour annoncer que le dîner était servi, quand Lionel, les traits altérés, l’œil hagard, la toilette en désordre, entra précipitamment. Il s’avançait vers son oncle pour lui parler, sans doute; mais, plus prompte que la pensée, Bérangère s’élança vers lui et, lui faisant un signe rapide:
— Ne dis rien à mon oncle, murmura-t-elle de façon que lui seul pût l’entendre, et regarde à table sous ta serviette.
— Eh, mon Dieu! Lionel, demandait en même temps M. de Gurgy d’une voix sévère, pourquoi cette tenue, cette figure bouleversée?... Est-ce donc la joie de m’apprendre vos succès, et l’empressement de m’apporter votre inscription acquittée qui cause tout ceci?...
Heureusement l’annonce du dîner, prononcée à haute voix par le domestique, vint sauver au pauvre Lionel l’embarras de répondre sur-le-champ. Il s’inclina donc simplement et, voulant dissimuler son inquiétude, il offrit le bras à son oncle pour passer à la salle à manger, puis en s’asseyant à sa place, il releva vivement sa serviette, ainsi que sa sœur lui avait ordonné, et voyant un papier il le prit. C’était son inscription acquittée. Alors, comme pour répondre à la demande qui lui avait été adressée, il la remit à son oncle en tournant les yeux vers Bérangère voulant la remercier par son regard; mais que de reconnaissance et de promesses ce regard renfermait!...
M. de Gurgy ne vit pas ou feignit de ne pas voir la petite comédie muette qui se jouait devant lui; il félicita son neveu de la victoire qu’il venait de remporter sur lui-même, et lui traça en caractères de feu le danger qu’il aurait encouru s’il s’était laissé entraîner par la passion funeste du jeu, comme sa conduite, jusque là, avait pu le faire craindre.
En écoutant son oncle parler ainsi, le pauvre Lionel était au supplice!... Les reproches, même les les plus violents, lui eussent paru moins durs à essuyer, que de s’entendre féliciter sur des succès qu’il n’avait point obtenus... sur une victoire qu’il n’avait pas remportée... Aussi, les yeux baissés, il écoutait son oncle comme un coupable entend prononcer son arrêt par son juge. Bérangère partageait la douleur et l’embarras de son frère, et le vicomte, entraîné sans doute par son sujet, en tirait sans cesse des conséquences nouvelles, quand tout à coup un grand bruit vint l’interrompre et un domestique, pâle et tremblant, se précipita dans le salon en s’écriant:
— Monsieur!... Monsieur!... on vient pour arrêter Germain!...
— Pour arrêter Germain!... s’écrièrent en même temps M. de Gurgy, Lionel et Bérangère; mais sous quel prétexte, grand Dieu!...
— Sous prétexte de vol.., Monsieur... fit le pauvre garçon en joignant les mains avec stupéfaction.
— De vol!... s’exclamèrent encore et le vicomte et Lionel, tandis que Bérangère, pressentant la vérité sans pourtant la comprendre, se sentait mourir d’effroi, et fermait les yeux pour ne pas voir le danger qui menaçait ou son fidèle confident ou son frère.
—Mais qui vient arrêter Germain?... demanda M. de Gurgy qui avait repris un peu de calme.
— C’est un homme de la police, Monsieur?
— Eh bien, priez cet homme de vouloir bien entrer ici pour me parler. —
Le domestique sortit, et, quelques instants après, un homme d’assez mauvaise mine, tenant Germain par le bras, entra dans le salon.
— De quoi accusez-vous mon vieux serviteur, Monsieur? lui demanda gravement le vicomte.
— Je dis qu’il a volé,... et il ne le nie pas;... ainsi son affaire est claire, répondit le nouveau venu avec un rire méchant.
— Germain avoue avoir volé !... s’écria le vicomte.
— Je ne dis pas qu’il avoue,... interrompit l’homme de la police; je dis seulement qu’il ne nie pas,... voilà tout....
— Et que l’accusez-vous d’avoir volé,... je vous prie?...
— Rien que ça,... excusez!... — et l’inconnu sortit de sa poche la montre de Bérangère: — voilà ce qu’il a été vendre chez un marchand; le marchand, pour se mettre en règle, est venu le dénoncer au commissaire de police, et le commissaire de police m’envoie pour l’arrêter s’il ne veut pas me dire d’où lui vient le bijou, et comme il n’a pas voulu parler, je l’empoigne, ce n’est pas plus malin que ça,... et je remmène,... adieu... —
Et comme l’inconnu allait entraîner Germain, Bérangère s’avança avec dignité devant lui:
— Cet homme est innocent, dit-elle d’une voix brève; la montre est à moi, et c’est moi qui l’ai chargé de la vendre!... —
Ce fut au tour de Lionel à comprendre le mystère de sacrifice et de douleur qui se déroulait devant lui: il frémit jusqu’au fond de l’âme; mais il voulut, avant de prendre un parti, attendre la fin de tout ceci, afin de savoir, non pour lui, mais pour sa sœur, ce qu’il devait dire. Il ne resta pas longtemps dans son indécision, car il vit son oncle bondir de fureur, s’élancer sur Bérangère, et, la faisant ployer à genoux devant lui, s’écrier d’une voix rude et vibrante
— Malheureuse! qui abusez de mes bienfaits pour suborner mes serviteurs!... qu’avez-vous fait de cet argent?... Diles-le, ou je vous chasse à jamais de ma présence!...
— Chassez-moi, mon oncle, vous en êtes le maître;... mais vous ne m’arracherez pas mon secret,... répondit Bérangère en se relevant froidement et marchant à grands pas vers la porte.
— Arrête-toi, Bérangère! s’écria Lionel, qui s’élança vers sa sœur et l’entraîna rapidement devant le vicomte stupéfait; et vous, mon oncle, ouvrez-lui vos bras, ajouta-t-il, car elle ne mérite que votre amour, et c’est un ange que Dieu vous a envoyé pour vous bénir. — Et sans qu’il fut possible à sa sœur de l’interrompre, le coupable Lionel avoua et son crime, et l’action courageuse et noble par laquelle la généreuse enfant l’avait sauvé.
— Maintenant, adieu, mon bien cher oncle;... adieu, ma noble sœur... Je fuis cette maison que je ne suis pas digne d’habiter, s’écria le pauvre jeune homme en tendant les mains à Bérangère et éclatant en déchirants sanglots. —
M. de Gurgy comprit alors que le repentir du coupable était sincère.
— Je te pardonne encore, Lionel, lui dit-il; mais vois à quels dangers nous entraînent nos fautes... Pour te sauver, un vieux et honorable serviteur a été accusé de vol!... Ta sœur, à son tour, a failli être chassée de chez moi!... Ne l’oublie jamais, et sois honnête homme, car, tu le verras uu jour, c’est la seule route qui conduit au bonheur!... —
Puis attirant à lui Bérangère, il la serra tendrement sur son cœur en lui glissant doucement dans l’oreille:
— Je savais tout,... c’est une leçon que j’ai voulu donner à ton frère; pardonne-moi, mon enfant!...
— Oh! merci, mon père,... merci, ma sœur... Plus de jeu,... plus de faux amis,... s’exclama joyeusement Lionel; vous me l’avez fait comprendre tous deux, le bonheur est près de vous, aussi c’est près de vous toujours que je veux vivre désormais.