Читать книгу La Maison des Deux Barbeaux & Le sang des Finoël - André Theuriet - Страница 6
III
ОглавлениеQuelques jours après, le mobilier des dames de Coulâmes étant arrivé, elles s’installèrent dans l’appartement que Germain avait loué pour elles rue des Saules. L’arrangement de leur nouvelle demeure prit une semaine entière et eut le don de déplaire à Mlle Lénette. Le salon surtout, encombré de toutes les épaves de l’ancien luxe de la veuve, scandalisa fortement la vieille demoiselle, qui n’admettait pas qu’on se permît d’avoir tant de babioles superflues quand on manquait du nécessaire. Les bibelots épars sur des étagères, le reps bleu fané des fauteuils, le tapis étendu sur le parquet, les jardinières ornées de fleurs naturelles, choquaient tous ses principes d’économie domestique. Il y avait surtout un petit lustre de fabrication moderne, à pandeloques frissonnantes, terminées par une clochette de cristal à laquelle se heurtait chaque fois la tête de Mlle Lénette; cette clochette agaçait particulièrement les nerfs de la bonne dame et attirait de vertes observations aux deux Parisiennes.
Dans les premiers temps, Mlle Lénette avait cru de son devoir de donner des conseils pratiques à ses parentes, et même de critiquer doucement leur façon de vivre. Elle leur avait insinué qu’au lieu de se lever entre dix et onze heures du matin, elles feraient mieux d’aller elles-mêmes au marché; elle s’était permis de critiquer ces longues heures employées à jouer du piano, à lire des journaux de modes ou à confectionner d’inutiles bandes de tapisserie; elle avait voulu les initier aux détails des lessives bisannuelles, telles qu’on les pratique en province, et leur enseigner des recettes pour la fabrication des conserves. Mais ses conseils avaient été reçus froidement, parfois même avec des gestes d’impatience mal dissimulée, et, comme la tante Lénette était de son côté peu endurante, elle avait pris le parti de s’abstenir de marquer à ses nièces un intérêt dont elles semblaient faire si peu de cas.
– Cela les regarde, après tout, avait-elle dit un soir à Hyacinthe, les conseilleurs ne sont pas les payeurs, et on ne me prendra plus à me mêler des affaires des autres... Ce que je vois et ce que j’entends chez tes cousines me fait bouillir le sang: la fille est mal élevée, la mère n’a pas de cervelle, et leur ménage est tenu en dépit du sens commun.
En effet, peu à peu les relations entre les deux familles devinrent assez rares; on arriva à ne plus se voir que de loin en loin et en visites de cérémonie. Le départ de Mlle Lénette pour sa ferme de Rembercourt acheva de défaire des liens qui n’avaient jamais été bien solidement noués, et avant la fin de la première année de séjour à Villotte Mme de Coulaines, complétement revenue des illusions qu’elle avait fondées sur les bonnes dispositions de ses parents de province, regrettait déjà la pensée qu’elle avait eue de s’exiler dans ce trou de petite ville.
La mère et la fille s’ennuyaient ferme dans ce pays perdu, où les distractions n’abondent point et où elles n’avaient aucune relation agréable. Les journées leur semblaient démesurément longues; elles en étaient venues, de dépit, à imiter les bourgeois de Villotte et à se coucher à la cloche de neuf heures.
Parfois Mme de Coulaines, regardant la jolie figure de sa fille, se disait: – Si seulement je pouvais marier Laurence, comme je m’en retournerais vite à Paris! – Et Laurence, promenant languissamment ses belles mains blanches sur les touches de son piano, songeait à son tour que le mariage seul pouvait la tirer de l’impasse où elle végétait. Il y avait des moments où elle se sentait prête à se jeter à la tête du premier venu, pourvu qu’il eût un peu de fortune et de tournure.
Le pis était que les prédictions de Mlle Lénette se réalisaient et que les deux femmes, incapables de régler leur dépense, ne parvenaient jamais à joindre les deux bouts. Elles avaient déjà des dettes criardes dans le quartier, et la nécessité poussa Mme de Coulaines à accepter une proposition qu’elle avait d’abord rejetée avec dédain, quand sa tante la lui avait transmise: elle se résigna à solliciter la protection de Delphin Nivard pour obtenir des copies de rôles aux contributions directes. Celui-ci, du reste, ne se fit pas prier et il mit à obliger la veuve un empressement et un zèle exceptionnels.
– Ah ça, disait Germain étonné, elles ont donc jeté un sort à Nivard?.. Quel intérêt ce diable d’homme peut-il avoir à leur être agréable?
Germain ne devait pas tarder à être fixé. Un jour qu’il travaillait seul au magasin avec Hya-– cinthe, ils virent entrer le chef de bureau, qui amena doucement la conversation sur les dames de Coulaines, et, après s’être apitoyé sur leur situation précaire, insinua que la veuve devrait songer à marier sa fille.
– Où en voulez-vous venir? demanda brusquement Germain. Avez-vous un gendre à lui proposer?
– Peut-être bien, répondit mystérieusement le bureaucrate avec un sourire qui plissa la peau de sa face glabre.
– Ah! ah! grommela Germain d’un ton peu enthousiaste, quel est donc l’étourneau qui s’est mis en tête d’épouser une fille sans dot?
– Ce n’est pas un étourneau, répliqua grave-ment Nivard, mais un homme mûr et offrant des garanties sérieuses.
– Son nom?
– Mon Dieu, c’est moi.
– Vous, Nivard?
Hyacinthe, dans son ahurissement, laissa tomber un pâté sur son grand livre et Germain lança un éclat de rire qui fit trembler les vitres.
– Oui, moi, répondit l’autre interloqué, qu’y a-t-il là de si risible?
– Maître Nivard, s’exclama Germain, avez-vous bien vu ma cousine?
– Certainement.
– Savez-vous qu’elle a dix-huit ans, qu’elle est en pleine séve, qu’elle est jolie comme une fleur et fringante comme une jeune pouliche?
– Eh bien!.. après?..
– Après?.. Vous êtes-vous jamais regardé, vous, dans un miroir?
Il l’empoigna soudain par le bras et le fit pirouetter devant la glace du bureau, où Nivard effaré vit tout à coup se refléter sa perruque, ses paupières sans cils, sa face blafarde et son nez enflammé.
– Regardez-vous-y bien une bonne fois, continua brutalement Germain, et demandez-vous si vous êtes le ragoût dont se soucie une fille comme Laurence?.. mais, malheureux, rien que d’y penser, cela devrait faire dresser tous les poils de votre perruque!
– Là! là! Germain, balbutia Nivard qui mordait ses lèvres minces et s’efforçait de se dégager de l’étreinte de Lafrogne cadet, ne vous échauffez pas de la sorte... Je vois suffisamment que je ne dois pas compter sur vous, et que vous refusez de me servir.
– Non-seulement je refuse, mais je vous pro-mets de vous desservir de tout mon pouvoir. Je m’en voudrais toute ma vie d’avoir prêté la main à une pareille sottise!
La conversation menaçait de s’envenimer, quand Hyacinthe jugea à propos d’intervenir. Il fit remarquer prudemment à son frère que Mme de Coulaines seule avait le droit d’examiner la requête de Delphin Nivard, et qu’elle pourrait reprocher à ses parents de ne point la lui avoir transmise. Bref, il calma le chef de bureau en lui promettant d’aller le soir même chez ses cousines, et de lui rapporter leur réponse.
L’honnête Hyacinthe s’acquitta de sa commission en conscience, mais au seul nom de Nivard, Mme de Coulaines jeta les hauts cris: – Se moque-t-on de moi! s’exclama-t-elle, et croit-on que je veuille jeter ma fille dans les bras d’un pareil carême-prenant?
Quant à Laurence, elle partit d’un éclat de rire et répondit dédaigneusement qu’elle ne se sentait aucun goût pour le métier de garde-malade.
Delphin Nivard fut blessé au vif de ce refus, sur lequel il ne comptait pas. Il s’imagina que Germain n’était pas étranger à sa déconvenue, et son amour-propre froissé lui mit au cœur une âcre rancune doublée d’un violent désir de vengeance. Il n’en fit rien voir, estimant, comme M. de Talleyrand, que la vengeance est un mets qui se mange froid; mais il se jura que le diable n’y perdrait rien, et qu’il saisirait la première occasion de faire payer aux Lafrogne l’amertume de son humiliation.
Quant à Mlle Lénette, lorsqu’elle apprit les velléités matrimoniales de Nivard et le refus de Laurence, elle haussa les épaules: – Il est fou, dit-elle, épouser une jeunesse à son âge et avec sa figure! Les hommes ne doutent de rien, ma fi! et Laurence a bien fait de lui rabattre le caquet... Je suis aise de voir que cette petite fille a encore assez de bon sens pour ne pas se donner au premier chien coiffé, et il faudra qu’un de ces jours, quand nos vignes seront chavées, je me mette en quête d’un honnête garçon qui consente à l’épouser.
Malheureusement, la tante Lénette ne devait pas voir refleurir ses vignes. Vers la mi-carême, elle prit froid pendant une longue station à l’église, et fut forcée de s’aliter. Elle avait soixante-quatorze ans, et à cet âge-là les fluxions de poitrine ne pardonnent guère. Deux jours après, elle était à toute extrémité, et le curé de Notre-Dame lui administrait les derniers sacrements.
Quand elle se trouva seule avec ses neveux, après le départ du prêtre: – Mes enfants, dit-elle, c’est fini, je sens que je m’en vais.
Les deux Barbeaux étaient atterrés. Habitués à voir la tante alerte, droite et robuste, ils s’étaient imaginé que leur intimité à trois ne se briserait jamais, et ils ne pouvaient croire à un si brusque dénoûment. – Ce n’est pas possible, tante Lénette, murmurait Hyacinthe en sanglotant; Dieu n’aura pas la cruauté de vous enlever; il faut que vous nous restiez... que deviendrions-nous, si vous n’étiez plus là?
– C’est vrai, reprit la tante, c’est un gros crève-cœur de se quitter quand on s’aimait comme nous nous aimions... Vous n’êtes guère habitués à vivre seuls, mes pauvres enfants!.. Hyacinthe, tu trouveras les clés des armoires dans mon secrétaire, tout le linge est rangé par douzaines... Qui s’en occupera maintenant de votre pauvre linge, et quel malheur que je n’aie pu durer au moins jusqu’à la prochaine lessive!.. Germain, mon fi, n’oublie pas de faire chaver nos vignes au commencement d’avril... Hélas! je dis nos vignes, comme s’il ne fallait pas quitter toutes les choses de la terre...
Les sanglots étouffaient les deux frères, et à ces derniers mots ils éclatèrent violemment.
Ne pleurez pas, continua plus faiblement Mlle Lénette, laissez-moi bien vous regarder encore une fois, et embrassons-nous.
Ils l’embrassèrent tous deux. L’effort qu’elle avait fait pour leur parler l’avait épuisée, elle commençait à suffoquer. Au bout d’une grosse demi-heure de silence, elle releva la tête et demanda si ses nièces avaient été prévenues.
–Oui, ma tante, répondit Germain, elles sont venues trois fois depuis hier, mais je n’ai pas voulu les laisser monter de peur de vous fatiguer..
Envoie-les chercher, murmura Mlle Lénette, ce sont nos seules parentes... Il faut être bons pour elles.!.. Je veux les embrasser aussi...
Un nouvel étouffement lui ôta la parole. Hyacinthe avait fait mander Mme de Coulaines et sa fille; mais avant qu’elles eussent fait le trajet de la rue des Saules à la rue du Bourg, l’ange de la mort, dont le vol silencieux va plus vite que les pas humains, était entré dans la maison Lafrogne et avait frôlé de son aile les yeux et les lèvres de la tante. Quand les deux nièces arrivèrent essoufflées au haut de l’escalier, Mlle Lénette avait cessé de vivre.
Le spectacle était navrant. Catherinette venait de fermer les yeux de la morte et d’allumer deux cierges à son chevet. Hyacinthe s’était affaissé dans un fauteuil; Germain, comprimant violemment ses lèvres avec son mouchoir, allait et venait comme une âme en peine à travers cette antique chambre où Mlle Lénette avait passé une bonne partie de son existence. Les vêtements qu’elle avait quittés l’avant-veille étaient encore épars sur des chaises, conservant dans leurs plis quelque chose de la personnalité de celle qui n’était plus. A côté de l’étui à lunettes, le vieux parois-sien à reliure brune était resté sur la cheminée où elle l’avait déposé en rentrant de l’église; mais la tante Lénette ne devait plus en tourner les feuillets jaunis, elle ne devait plus agrafer autour de sa longue taille l’austère robe de mérinos tant de fois portée. Toute cette bonne vie familière d’autrefois, cette tranquille intimité était à jamais détruite.
Tandis que Mme de Coulaines et Laurence, agenouillées devant le lit, murmuraient une prière pour cette vieille fille qu’elles avaient peu connue et qu’elles n’avaient guère aimée, Hyacinthe exhalait sa douleur en plaintes entrecoupées, pleines d’une naïve amertume.
– Elle est partie... Nous ne la verrons plus!.. Si seulement elle avait été longtemps malade, mais non, morte en deux jours, là, d’un coup... Ah! c’est trop dur!..
A la brune, les cloches de Notre-Dame se mirent à sonner en mort. Toute la nuit, les deux Barbeaux veillèrent près de la défunte, et le lendemain à midi, la tante Lénette s’en alla reposer auprès de sa sœur et du père Thoiré, dans le cimetière Sainte-Marguerite, plein d’arbres, plein de grandes herbes, d’où l’on voit les côteaux de vigne verdoyer et les maisons de Villotte fumer au soleil levant.