Читать книгу La peinture et les peintres italiens - Anna Brownell Jameson - Страница 6
GIOTTO
ОглавлениеNé à Vespignano, près Florence, en 1276, mort en 1336.
«Credette Cimabue nella pittura
Tener lo campo, ed ora ha Giotto il grido;
Sicchè la fama di colui oscura.» (DANTE.)
«Cimabue croyait tenir le sceptre de la
peinture; et maintenant il n’y a qu’un cri pour
Giotto, et le nom de Cimabue est éclipsé.»
Ces lignes si souvent citées du Purgatoire de Dante doivent nécessairement l’être encore ici: car il est curieux de remarquer que ces vers, vrais au temps de Dante, c’est-à-dire il y a cinq cents ans, le sont encore à notre époque. Si l’on ouvre une histoire de la peinture écrite, comme il y en a tant, par des esprits superficiels, nous y verrons toujours donner la première place à Cimabue et le mettre à la tête d’une révolution dans l’art; le rôle qu’il joua comme artiste dans cette révolution est pourtant presque nul ou même tout à fait nul, mais celui qu’il joua comme homme est tout différent; n’est-ce point lui qui devina le talent et protégea l’obscur petit pâtre qui, plus tard, devint Giotto? Aucun homme, certes, n’a jamais plus que celui-ci exercé sur les sciences et sur les arts une influence plus immédiate, plus vaste et plus durable. Un changement total dans la direction et dans le caractère de l’art devait, d’ailleurs, selon toutes les probabilités, avoir lieu tôt ou tard, puisque tout, dans cette étonnante époque, tendait à une régénération complète. L’architecture, en lutte contre les formes byzantines, s’en dégageait en quelque sorte, pour revêtir les formes gothiques, semblable en cela à une plante puissante qui élève jusqu’au ciel ses bourgeons et son feuillage abondant; le langage des peuples, les langues vulgaires, comme on disait alors, revêtaient leur forme actuelle, et l’on commençait à s’en servir pour exprimer et immortaliser la beauté, l’amour, l’action, le sentiment et la pensée; alors aussi vint Giotto. La peinture jusqu’alors n’avait été employée que pour façonner des idoles; Giotto fut l’instrument dont se servit la Providence pour rendre cet art capable d’interpréter les sensations et les facultés infinies de l’âme humaine, ainsi que la vie dans tous ses aspects. Giotto fut le premier peintre dont les toiles semblaient être le miroir de la nature. Le plus grand droit de Cimabue à la reconnaissance de la postérité, c’est d’avoir légué un homme comme Giotto à sa patrie et au monde entier.
Vers l’an 1289, Cimabue, déjà vieux, et arrivé au faite de la gloire, parcourait un jour à cheval la vallée de Vespignano, à environ quatorze milles de Florence; son attention fut attirée par un enfant qui gardait des moutons, et qui, pendant que son troupeau paissait l’herbe alentour, paraissait lui-même dessiner attentivement, avec un bout de pierre pointue, sur un morceau d’ardoise unie, l’un des moutons qui broutaient devant lui. Cimabue se dirigea vers l’enfant, et, considérant avec étonnement son travail, lui demanda s’il voulait le suivre et s’instruire; à quoi l’enfant répliqua qu’il ne demandait pas mieux, si son père y consentait. Le père, un berger de la vallée, nommé Bondone, ayant été consulté, consentit avec joie à confier son fils au noble étranger, et Giotto, de ce moment, devint l’hôte et l’élève de Cimabue.
Ce charmant récit, fait d’abord par Lorenzo Ghiberti, le sculpteur (né en 1378), et depuis par Vasari et mille autres, repose heureusement sur un fait aussi évident que possible pour cette époque grossière et reculée; il mérite donc notre croyance, comme il flatte notre imagination. Il a été le sujet de bien des tableaux, et se trouve aussi dans le poëme de l’Italie de Rogers:
Parcourons les champs
Où Cimabue trouva le jeune pâtre
Traçant sur le sol les images de son esprit vagabond .
Giotto était âgé d’environ douze à quatorze ans lorsqu’il fut reçu dans la maison de Cimabue. Pour lui faire acquérir la connaissance des belles-lettres nécessaire à un artiste, son protecteur le confia à la direction de Brunetto Latini, qui était également le précepteur de Dante. Lorsque Giotto, à l’âge de vingt-six ans, perdit celui qui fut son ami et son maître, il était déjà célèbre par son talent et remarquable par ses connaissances variées et par l’influence de son esprit vaste et original dont l’empreinte se fait même sentir dans les dernières œuvres de Cimabue.
Le premier ouvrage de Giotto dont il soit fait mention est une peinture sur le mur du palais del Podestà, ou chambre du conseil de Florence; il fit entrer dans ce tableau les portraits de Dante, de Brunetto Latini, de Corso Donati et d’autres personnes illustres. Vasari cite ces ouvrages comme les premières tentatives heureuses de portrait dans l’histoire de l’art moderne. Cette peinture fut bientôt après recouverte de plâtre ou badigeonnée, lorsque triomphèrent les ennemis de Dante; et pendant de longues années, quoique son existence fût connue, elle resta ensevelie et cachée à la vue. L’espoir de recouvrer ces portraits qui offraient un si haut intérêt avait été longtemps entretenu, et plusieurs tentatives infructueuses avaient été faites à différentes époques, lorsque enfin, en 1840, ils reparurent au jour, grâce à l’ardente persévérance d’un Italien, M. Bezzi. Si l’on compare le portrait de Dante, à l’âge de trente ans, lorsqu’il vivait dans la prospérité, jouissant de la plus haute considération dans sa ville natale, si l’on compare, dis-je, ce portrait avec ceux qu’on a faits de lui quand il était exilé, épuisé, ruiné, aigri par les revers, et par les déceptions qui avaient froissé son amour-propre, on est aussi touché de la différence d’expression que frappé de l’identité incontestable des traits. L’étude que dans son enfance Giotto semble avoir faite de la nature paraît dans ses premières productions. Il fut le premier qui eut l’idée de grouper ses personnages de manière à présenter une situation, un trait d’histoire compréhensible, et à donner à leurs attitudes et à leur visage l’expression voulue. Ainsi, dans un de ses plus anciens tableaux, l’Annonciation, il imprima au regard de la sainte Vierge un air de crainte; dans un autre, exécuté quelque temps après, celui de la Présentation, il peignit l’Enfant Jésus se détournant en tremblant du grand prêtre, et étendant ses petits bras vers sa mère. C’était la première tentative vers ce genre de grâce et de naïveté d’expression que Raphaël, plus tard, porta jusqu’à la perfection.
Ces œuvres, ainsi que d’autres encore, exécutées dans sa ville natale, étonnèrent tellement, par leur beauté et la nouveauté du genre, ses concitoyens et tous ceux qui les contemplaient, qu’ils semblent avoir manqué de paroles pour exprimer l’excès de leur joie et de leur admiration, et ils persistaient à dire que les figures de Giotto trompaient tellement la vue, qu’on les prenait pour des réalités; éloge banal, qu’ont seuls mérité les peintres les plus médiocres et les plus routiniers. Giotto exécuta dans l’église de Santa Croce un couronnement de la Vierge entourée d’anges, que l’on y voit encore. Dans le réfectoire, il peignit une cène, qui existe aussi maintenant; la composition en est majestueuse, solennelle et simple; et si on la considère comme le premier effort, tendant à donner de la variété à l’expression et aux attitudes des personnages—tous assis, et tous, à l’exception de deux, animés d’un même sentiment, ce tableau est vraiment extraordinaire. Giotto exécuta dans une chapelle de l’église del Carmine, à Florence, une série de sujets tirés de la vie de saint Jean-Baptiste. Ils furent détruits par un incendie en 1771; par bonheur, un graveur anglais, nommé Patch, qui étudiait alors à Florence, en avait fait des copies exactes au dessin. Il les grava et les publia. Un fragment de l’ancienne fresque, représentant la tête de deux des apôtres qui se penchent pieusement et avec tristesse sur le corps de saint Jean, se trouve maintenant dans la collection du poëte anglais Rogers. Cette fresque justifie certainement tout ce qui a été dit sur l’expression que Giotto savait donner à ses figures, et quand on la compare avec ce qui reste des productions de ses prédécesseurs, on ne s’étonne plus de l’admiration et de l’enthousiasme que ses contemporains professaient pour lui.
Le pape Boniface VIII, ayant entendu parler de son merveilleux talent, l’invita à venir à Rome; et l’histoire dit que l’envoyé de Sa Sainteté, désirant avoir une preuve que Giotto était vraiment l’homme qu’il cherchait, voulut voir un échantillon de la perfection de son talent: là-dessus, Giotto, prenant une feuille de papier, y traça d’un simple jet de la main un cercle si parfait, que «c’était miracle de le voir;» et, quoique nous ne sachions ni comment ni pourquoi, ce spécimen semble avoir donné tout à coup au pape une si haute opinion de Giotto, qu’il le proclama supérieur à tous les autres peintres. Cette histoire donna lieu au proverbe italien si connu: Più tondo che l’O di Giotto. «Plus rond que l’O de Giotto,» et a quelque ressemblance avec un trait que l’on raconte d’un peintre grec. Pour en revenir à Giotto, il alla à Rome et y produisit une foule d’œuvres qui portèrent son renom de plus en plus haut; il fit entre autres, pour l’ancienne basilique de Saint-Pierre, la célèbre mosaïque de la Navicella, ou la Barca, comme on l’appelle souvent. Elle représente un vaisseau, avec les disciples, sur une mer orageuse; les vents, personnifiés, sont représentés sous la forme de démons, et font éclater leur fureur. Au-dessus, on voit les patriarches de l’ancien Testament; à droite est Jésus-Christ relevant saint Pierre du milieu des vagues. Le sujet est une allégorie qui exprime les troubles et les triomphes de l’Église. Cette mosaïque a souvent été transférée d’un endroit à un autre, elle a été restaurée tant de fois, qu’il ne reste de la main de Giotto que la conception originale. Elle se trouve aujourd’hui dans le vestibule de Saint-Pierre de Rome. Giotto fit aussi pour le même pape Boniface le tableau de l’institution du Jubilé de 1300, qui existe toujours à Saint-Jean de Latran, à Rome.
A Padoue, Giotto orna de fresques la chapelle de l’Arena. Il exécuta dans cinquante carrés des sujets tirés de la vie de Notre-Seigneur et de celle de la sainte Vierge. Feu lady Callcott a publié sur cette chapelle une relation intéressante: il règne une grâce et une simplicité charmante dans quelques-uns des groupes que l’on voit esquissés dans son ouvrage, surtout dans celui qui représente le mariage de la sainte Vierge avec saint Joseph. A Padoue, Giotto rencontra son ami Dante, et l’influence qu’exercèrent l’un sur l’autre ces deux vastes génies est fortement imprimée dans la grande production de Giotto: les fresques de l’église d’Assise.
Dans l’église souterraine, et immédiatement au-dessus de la tombe de saint François, le peintre représente les trois vœux de l’ordre:—la pauvreté, la chasteté et l’obéissance;—et dans le quatrième compartiment, on voit le saint assis sur un trône et glorifié au milieu de la milice céleste. On attribue à Dante l’invention des allégories sous lesquelles Giotto a représenté les vœux du saint, son mariage avec la Pauvreté-la Chasteté retranchée dans le roc qui lui sert de forteresse,—et l’Obéissance portant le frein et le joug. Giotto peignit aussi dans le Campo Santo, à Pise, toute l’histoire de Job. Il n’en existe plus que quelques restes.
A l’âge de trente ans, Giotto arriva à une supériorité de talent inconnue jusqu’alors, et sa célébrité devint tellement universelle, que chaque ville, que chaque petit souverain de l’Italie se disputait l’honneur de le posséder et cherchait à l’attirer par la promesse des plus riches récompenses. Il exécuta pour les seigneurs d’Arezzo, de Rimini, de Ravenne, et pour le duc de Milan, un grand nombre d’œuvres remarquables qui pour la plupart ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Il travailla également pour Castruccio Castracani, le belliqueux tyran de Lucques; mais on ne s’explique pas comment Giotto se laissa séduire par les offres de cet ennemi de sa patrie. Peut-être qu’engagé dans le parti gibelin, dont Castruccio était la tête, il voyait dans cet homme un ami plutôt qu’un ennemi; quoi qu’il en soit, on conserve encore dans le lycée de Lucques un tableau que Giotto exécuta pour Castruccio: on y voit le tyran représenté avec un faucon sur le poing. Il peignit pour Guido da Polenta, père de l’infortunée Françoise de Rimini dont l’histoire est racontée d’une manière si touchante par Dante, l’intérieur d’une église; et pour Malatesta da Rimini, père de l’époux de Françoise, le portrait de ce prince: il y est représenté dans une barque, avec sa suite, et une compagnie de matelots; on voyait, dit Vasari, un de ces derniers, qui, se détournant, et tenant sa main devant son visage, semblait sur le point de cracher dans la mer. Cette figure était si animée et si naturelle qu’elle saisissait les spectateurs. Ce tableau est Perdu, mais la figure de l’homme altéré qui se baisse pour boire existe encore dans l’une des fresques d’Assise, et prouve les ressources de talent que savait employer Ciotto pour exciter tant d’admiration chez ses contemporains,—à savoir la puissance d’imitation, la vérité dans la manière de rendre les actions et les sentiments naturels, puissance et vérité auxquelles la peinture ne s’était pas encore élevée, ou n’avait pas encore daigné descendre. Cette tendance à l’actualité et au réalisme a été blâmée. Nous y reviendrons plus tard.
On dit, mais ce fait n’est pas assez évident pour y ajouter foi, que Giotto visita Avignon, à la suite du pape Clément V, et qu’il y fit les portraits de Pétrarque et de Laure.
Vers 1327, le roi de Naples Robert, père de la reine Jeanne, écrivit à son fils le duc de Calabre, alors à Florence, de lui envoyer à tout prix le fameux peintre Giotto. Pour obéir au roi, celui-ci se rendit à la cour de Naples, s’arrêtant en route, dans différentes villes, où il laissa des preuves de son talent.
Il visita également Orvieto, il voulait y voir les sculptures dont les frères Agostino et Agnolo décoraient alors la cathédrale. Non-seulement il loua lui-même les sculpteurs, mais il obtint pour ces deux artistes l’éloge et la protection dus à leur mérite. Il y a à Gaëte un crucifiement que fit Giotto, soit à son passage pour se rendre à Naples, soit à son retour. Le peintre s’est représenté lui-même, à genoux au pied de la croix, dans l’attitude d’une grande piété et d’une profonde contrition. Cette introduction du portrait dans un sujet aussi imposant, n’est pas une innovation dont il faille lui savoir gré, et ne mérite certes pas les mêmes éloges que l’on doit accorder aux changements heureux qu’il effectua dans l’art de la peinture. Rien ne rend plus remarquable et plus digne d’éloges le sentiment que Giotto avait, de la vérité et de l’expression convenable au sujet, que le changement opéré par lui en traitant le terrible mais populaire sujet du crucifiement. Dans l’école byzantine, le seul but semble avoir été de représenter l’agonie physique, et de la rendre, par toute espèce de contorsions et d’exagération, aussi affreuse et aussi repoussante que possible. Giotto fut le premier qui adoucit l’expression redoutable et douloureuse de la figure du Crucifié, par un air de résignation divine et par une préoccupation plus grande de la beauté des formes. Un crucifiement peint par lui servit de modèle à tous ses élèves, et se multiplia par l’imitation dans toute l’Italie. Margaritone, peintre de l’école grecque, célèbre par ses christs, ami et contemporain de Cimabue, fut vivement ému par cette innovation qu’il dédaignait et en même temps désespérait d’imiter. Assez vieux d’ailleurs pour être ennemi de tout ce qui était nouveau, il tomba malade de chagrin, infastidito, et en mourut.
Mais revenons à Giotto que nous avons laissé sur la route de Naples. Le roi Robert le reçut avec de grands honneurs et lui donna des fêtes magnifiques. Ce monarque, qui possédait des connaissances en tous genres et aimait la société d’hommes instruits et distingués, découvrit bientôt que Giotto était non-seulement un grand peintre mais aussi un homme du monde dont l’instruction était variée et profonde, et qui méritait la réputation d’esprit et de promptitude de répartie qu’on lui avait faite. Il visitait quelquefois l’artiste dans son atelier, et, tout en voyant son travail s’avancer rapidement, il jouissait en même temps de sa conversation pleine dejugement et de grâce.—Si j’étais a votre place, Giotto, lui dit le roi, un jour qu’il faisait très-chaud, je laisserais là le travail, et je me reposerais. C’est ce que je ferais, sire, répliqua le Peintre, si j’étais à la vôtre!
Une autre fois, le roi lui demanda en plaisantant de lui peindre son royaume; là-dessus Giotto esquissa aussitôt un âne chargé d’un énorme bât, et flairant d’un air de convoitise un autre bât qui était à terre et sur lequel se trouvaient une couronne et un sceptre. Le peintre satirique voulait ainsi exprimer la servilité et l’inconstance des Napolitains; le roi comprit aussitôt l’allusion.
Pendant son séjour à Naples, Giotto exécuta dans l’église degl’Incoronati une série de fresques représentant les sept sacrements suivant le rite romain. Ces peintures existent encore, et se trouvent au nombre des ouvrages de Giotto les plus authentiques et les mieux conservés. Le sacrement de Mariage contient des figures de femmes admirablement dessinées et groupées; les têtes et les draperies flottantes sont d’une grâce remarquable. Ce tableau représentait, dit-on, le mariage de Jeanne de Naples avec Louis de Tarente; mais Giotto mourut en 1336, et ces fameuses épousailles n’eurent lieu qu’en 1347; c’est ainsi qu’une date impitoyable détruit quelquefois la plus agréable supposition. Dans le sacrement de l’Ordre, il y a un groupe d’enfants de chœur; Giotto les peignit dans les différentes attitudes du chant avec cette vérité d’expression qui faisait de lui un objet d’admiration pour ses contemporains. Ses peintures del’Apocalypse dans l’église de Santa Chiara furent recouvertes d’une couche de blanc, par ordre d’un certain prieur du couvent: ce barbare trouvait que ces peintures rendaient l’église trop sombre!
Giotto quitta Naples vers 1328, et revint dans sa ville natale chargé d’un surcroît de richesses et de réputation. Il continua à travailler avec une application infatigable, et en se faisant assister par ses élèves, car son école était devenue la plus célèbre de toute l’Italie. Comme la plupart des anciens artistes italiens, il était architecte et sculpteur aussi bien que peintre; son dernier ouvrage fut le célèbre campanile ou clocher de Florence, commencé en 1334; il en avait fait tous les dessins et exécuté de sa propre main les modèles Pour la sculpture des trois divisions du bas. Suivant Kugler, ces modèles forment une série régulière de sujets qui représentent le développement du progrès par la religion et par les lois, et sont conçus, selon la même autorité, avec une profonde sagesse. Lorsque l’empereur Charles-Quint vit cette élégante construction, il s’écria «qu’elle devait être mise sous verre.» Giotto exécuta dans le même goût allégorique un grand nombre de peintures représentant les vertus et les vices: ces allégories sont ingénieusement imaginées et rendues avec un naturel et une expression admirables. Dans ces derniers ouvrages comme dans d’autres, on retrouve distinctement l’influence du génie de Dante. Peu de temps avant sa mort, il fut invité à venir à Milan par Azzo Visconti. Il peignit d’admirables fresques dans l’ancien palais des ducs de Milan; mais elles sont perdues. Enfin revenu à Florence, il mourut bientôt après et rendit son âme à Dieu en l’année 1336, ayant été, ajoute Vasari, «non moins bon chrétien qu’excellent peintre.» Il fut enterré, avec de grands honneurs, dans l’église de Santa Maria del Fiore, où son maître Cimabué avait été déposé avec la même solennité trente-cinq ans auparavant. Laurent de Medicis fit placer sur sa tombe son effigie en marbre. Giotto laissa quatre fils et quatre filles, mais on ne dit pas qu’aucun de ses descendants se soit distingué dans les arts ou autrement.
Avant de nous étendre davantage sur le caractère personnel de Giotto et sur l’influence que le grand peintre exerça, comme homme ou comme artiste, et dont bien des traits amusants et intéressants nous sont parvenus, arrêtons-nous à considérer de nouveau cette révolution dans l’art. Commencée avec Giotto, elle s’empara tout à coup de toutes les imaginations, de toutes les sympathies; Dante, Boccace et Pétrarque l’ont célébrée dans des vers immortels, ou dans une prose également immortelle; pendant tout un siècle, elle remplit l’Italie et la Sicile de disciples formés à la même école et pénétrés des mêmes idées. Avant Giotto on se contentait d’imiter quelques modèles existants; les reproduire avec perfection, tel était le seul but que l’art se proposait: il n’y avait pas de méthode nouvelle: on voyait partout les types grecs plus ou moins modifiés. Un tableau présentait, au milieu la sainte Vierge, de chaque côté des saints grêles et maigres; ou bien encore, des saints portant soit des symboles, soit leurs noms écrits au-dessus de leurs têtes, soit des textes de l’Écriture à la bouche; tout au plus quelques figures, placées de manière à rendre à la rigueur une histoire passablement intelligible. L’arrangement était en général traditionnel et arbitraire: tel semble avoir été le plus haut point auquel la Peinture ait atteint avant 1280.
Giotto parut, et presque dès le commencement de sa carrière, non-seulement il secoua la routine des anciens peintres, mais il se mit encore en opposition avec eux. Il ne se contenta pas de perfectionner son art, mais il y fit de nombreux changements; il se plaça sur un terrain tout à fait nouveau. Il adopta les principes que Nicolas Pisano avait appliqués à la Sculpture; il puisa aux mêmes sources, c’est-à-dire qu’il étudia la nature et les restes de l’art antique. N’est-ce point l’étude de cet art qui lui montra qu’il fallait prendre pour modèle la nature elle-même? Son séjour à Rome, pendant qu’il était jeune encore, et dans la première ardeur de ses facultés créatrices, a dû exercer une influence incalculable sur les ouvrages qu’il produisit par la suite. Son côté faible fut la reproduction des formes; son talent ignora toujours ce genre de beauté ; mais il y avait un sentiment exquis de grâce et d’harmonie dans l’expression qu’il savait donner à ses têtes, et dans sa manière de grouper ses personnages; et à mesure qu’il perfectionnait son art, ses lignes se développaient plus dégagées et plus moelleuses. Mais, ce à quoi il s’efforçait surtout, c’était à rendre l’expression propre aux caractères et aux sensations, afin de rendre intelligibles les scènes nouvelles et les allégories religieuses qu’il avait inventées.
Un écrivain, qui se rapproche de son époque, dit comme une chose nouvelle et étonnante, que dans les peintures de Giotto «les personnages qui sont affligés ont un air triste, et ceux qui sont joyeux ont un air gai.» Il créa pour les têtes de ces personnages un nouveau type, exactement opposé au modèle grec: forme longue, yeux à demi clos; nez long et droit; menton très-court. Les mains sont assez délicatement dessinées, mais il n’avait pas le même talent pour les pieds; aussi les hommes qu’il représente sont-ils autant que possible chaussés de souliers ou de sandales; quant aux femmes, leurs pieds sont toujours cachés par des draperies flottantes. La disposition de ses draperies offre un caractère tout particulier; elle se distingue par un certain prolongement et un certain rétrécissement dans les plis, qui néanmoins ne nuit ni au goût ni à la simplicité, quoique cette disposition s’écarte également de l’antique et de la médiocrité si compliquée des modèles byzantins. Il est curieux de remarquer que cette manière de draper en longs plis perpendiculaires offre tous les caractères de l’architecture gothique, et qu’elle est née et a disparu en même temps qu’elle. Aux membres roides et guindés, aux figures immobiles de l’école byzantine, Giotto substitua la vie, le mouvement, et l’apparence au moins de la souplesse. Quant à sa manière de grouper et de donner de l’ensemble, il paraît l’avoir empruntée aux anciens bas-reliefs, car il y a dans ses compositions une grâce et une simplicité tout antiques. Comme le reste, son coloris et son exécution étaient une innovation contraire aux méthodes reçues: il rendit ses couleurs plus claires et plus transparentes qu’on ne l’avait fait jusqu’alors; le fluide qu’il employa Pour les mélanger était moins épais, et l’on s’en servit plus facilement; ses fresques ont dû être exécutées avec une rare habileté pour avoir résisté comme elles l’ont fait. Il est vrai cependant que l’on ne peut comparer leur durée avec celle des peintures égyptiennes; mais ces dernières ont été pendant des siècles à l’abri de la lumière et de l’air et dans un climat aride et sablonneux: celles de Giotto au contraire ont été exposées à toutes les intempéries et surtout à l’humidité ; elles ont été replâtrées et maltraitées de toutes sortes de manières; néanmoins, les fragments qui en restent sont encore d’une fraîcheur étonnante, et ses peintures à la détrempe sont toujours dignes d’admiration. Il n’existe pas dans la Galerie nationale d’Angleterre une seule œuvre de Giotto ou de ses élèves: le plus ancien tableau que l’on possède en Angleterre date de près de deux cents ans après sa mort. La seule peinture de Giotto qui se trouve au Louvre, un saint François de grandeur naturelle, est contestée et vraiment indigne d’un tel artiste. Il y a dans la galerie Florentine trois tableaux de lui: le Christ au mont des Oliviers, une de ses meilleures productions; et deux madones avec des anges gracieusement dessinés. Dans la galerie de l’Académie des Arts, de la même ville, se trouvent plus de vingt tableaux de lui, tous de petite dimension. Hâtons-nous de dire que les meilleures œuvres de Giotto sont sur une petite échelle, et que ces tableaux dont nous venons de parler n’ont à peu près qu’un pied de haut: deux séries de tableaux du même genre et de la même dimension se trouvent à Berlin. Ils représentent des sujets tirés de la vie et des actes de Jésus-Christ, de la sainte Vierge ou de saint François. Les lecteurs pourront consulter les gravures faites d’après Giotto, dans les planches de la Storia della pittura de Rosini; dans celle de l’Histoire de l’Art par les monuments, d’Agincourt; et enfin dans Ottley’s Early italian school, dont il se trouve une copie au British Museum.
Le caractère et le naturel de Giotto ne contribuèrent pas peu à la révolution qu’il effectua. Comme Rubens, Giotto réunissait les qualités qui se rencontrent rarement dans le même individu; un génie extraordinairement inventif et poétique, un jugement sain, pratique, vigoureux, joint à une activité et à une énergie infatigables. Certes, il fallait bien une pareille réunion de différentes qualités pour lui faire secouer le joug de l’ancienne école, et lui faire produire le nombre surprenant de tableaux qu’on lui attribue avec raison. Ce n’était pas seulement dans les choses qui concernaient son art que se manifestait l’indépendance de son caractère. Il semble avoir eu peu d’égards pour les opinions reçues, quelles qu’elles fussent. Il ne partageait en aucune façon l’enthousiasme superstitieux de son époque, bien qu’il mît son talent au service de cette même superstition. Chargé de décorer les intérieurs des églises et des monastères, peut-être dut-il à cette circonstance de voir surgir en son esprit subtil, clairvoyant et indépendant, des réflexions qui lui ôtèrent quelque chose de ce respect Pour les mystères que cachaient les murs sacrés.
Il existe un poëme de Giotto, intitulé : Chant contre la pauvreté ; ce poëme devient plus piquant encore et nous montre d’une façon toute particulière la tournure d’esprit propre à Giotto, quand nous nous rappelons que c’était lui qui avait peint «la Glorification de la pauvreté comme épouse de saint François.» A cette époque d’ailleurs des chants en l’honneur de la pauvreté étaient aussi à la mode que la dévotion à saint François, «le patriarche de la pauvreté.» Giotto était réputé également et pour sa gaieté et pour ses réparties promptes et caustiques. Il était, dit-on, aussi économe de ses biens temporels qu’il était empressé à les acquérir. Boccace raconte de lui une anecdote, peu importante il est vrai, mais comme elle contient des traits caractéristiques fort amusants, nous la donnerons ici:
«Chères et belles dames! (c’est ainsi que le conteur s’adresse toujours à son auditoire), il est étonnant de voir combien de fois la nature s’est plu à cacher sous les formes les plus disgracieuses les trésors les plus merveilleux de l’âme, ce qui est évident dans la personne de deux de nos concitoyens dont je vais vous entretenir brièvement. Messer Forese de Rabatta, l’avocat, personnage d’une sagesse extraordinaire, et versé dans les lois plus que tous les autres, était cependant chétif et difforme de corps; sa figure était plate et son air méchant; et messer Giotto, qui n’était, physiquement parlant, en rien plus favorisé que ledit messer Forese, avait un génie d’une telle supériorité, qu’il n’y avait rien dans la nature, qui est la mère de toutes choses, qu’il ne pût imiter si merveilleusement avec son pinceau toujours docile, que non-seulement c’était ressemblant, mais que cela semblait être exactement la même chose que celle qu’il avait copiée; il trompait ainsi le rayon visuel de l’homme, qui croyait voir devant lui une réalité, tandis que ce n’était qu’une peinture. Et si je pense que c’est à Giotto que nous redevons la connaissance de cet art, qui avait été enseveli pendant tant de siècles par la faute de ceux qui en peinture s’attachaient à plaire aux yeux du vulgaire plutôt qu’à l’intelligence des connaisseurs, je l’estime digne d’être placé parmi ceux qui ont rendu célèbre et glorieuse notre ville de Florence. Cependant, quoiqu’il fût si grand par le talent, il ne l’était guère par la taille, et, comme je l’ai dit, il était assez mal de sa personne. Or, il arriva que messer Forese et Giotto possédant tous deux des terres à Mugello, qui se trouve sur la route de Florence à Bologne, y allèrent un jour pour leurs affaires respectives. Messer Forese était monté sur une mauvaise haridelle de louage, et l’autre n’était pas mieux partagé. C’était en été, et il se mit à pleuvoir subitement et à torrents; ils se hâtèrent de chercher un refuge dans la maison d’un paysan qui était connu d’eux; mais l’orage continuant, et nos voyageurs, sachant qu’ils seraient absolument obligés de retourner à Florence le même jour, empruntèrent au paysan deux manteaux de pèlerins, vieux et usés, et deux chapeaux également vieux et crasseux, et ainsi accoutrés, ils se remirent en route. Ils n’avaient pas encore fait beaucoup de chemin qu’ils se trouvèrent déjà transpercés par la pluie et couverts de boue; mais, après quelque temps, le ciel s’éclaircissant un peu, ils reprirent courage, et, de silencieux qu’ils avaient été, ils commencèrent à discourir sur divers sujets. Messer Forese ayant prêté l’oreille pendant quelque temps à Giotto, qui était réellement un homme d’une rare éloquence et d’une grande vivacité d’esprit, ne put s’empêcher, pendant qu’il chevauchait à ses côtés, de l’examiner de la tête aux pieds, et le voyant ainsi trempé, en haillons, et éclaboussé, monté et accoutré de la sorte, ne pensant pas dans le moment à la figure ridicule qu’il faisait lui-même, il éclata de rire: Oh! Giotto, dit-il d’un ton railleur, si un étranger nous rencontrait en ce moment, pourrait-il croire, en vous voyant, que vous êtes le plus grand peintre de l’univers?—Certainement, reprit Giotto, en regardant son compagnon du coin de l’œil; certainement, il le croirait, si toutefois, en regardant Votre Grandeur, il lui fût possible de supposer que vous sussiez votre A b c d. Sur quoi messer Forese ne put s’empêcher de s’avouer qu’il avait reçu la monnaie de sa pièce.»
Cette spirituelle répartie est une de celles fort nombreuses d’ailleurs que la tradition a conservées; elle est en même temps une preuve de la promptitude d’esprit (prontezza) qu’on admirait dans Giotto. Il semble que, grâce à un mélange de profondeur et de vivacité, d’imagination poétique et de froide raison, d’indépendance d’esprit et de politesse exquise, il ait été un abrégé du caractère national des Florentins, tel que Sismondi l’a dépeint.
Les éloges hyperboliques de Boccace nous font voir quelle surprise, quel ravissement les imitations d’après nature de Giotto causaient à ses exaltés contemporains; il n’en serait certes pas de même aujourd’ hui. La description sans gêne de la personne de Giotto devient plus amusante encore quand nous nous rappelons que Boccace devait avoir, comme Pétrarque et Dante, des relations personnelles avec le grand peintre. Lorsque Giotto cessa de vivre, en 1336, son ami Dante était déjà mort depuis trois ans; Pétrarque avait trente-deux ans, et Boccace en avait vingt-trois. Quand Pétrarque mourut, en 1374, il laissa comme un héritage précieux à son ami Francois Carrara, seigneur de Padoue, une Madone peinte par Giotto, «tableau merveilleux dont les ignorants peuvent dédaigner les beautés, mais que les connaisseurs doivent contempler avec admiration. » Tous les écrivains qui traitent des gloires passées de Florence, de Florence la belle, de Florence la ville libre, tous, depuis Villani jusqu’à Sismondi, comptent Giotto au nombre de ses plus grands hommes. Les antiquaires et les connaisseurs recherchent et étudient les débris qui nous restent des œuvres de ce grand peintre; ils les regardent comme l’apogée de cette splendeur qui arriva à son comble au commencement du XVIe siècle. Pour l’observateur, pour le philosophe, Giotto est un de ces êtres rares qui, doués par le ciel, doivent leur développement à une source intérieure; ils le mettent au nombre de ces instruments providentiels qui, en croyant rechercher seulement leur propre avantage et leur plaisir, étendent leurs facultés, progressent à leur insu dans la culture intellectuelle, donnent un nouvel essor aux aspirations, et qui, semblables «à la brillante étoile du matin, avant-courrière du jour,» peuvent être éclipsés par l’éclat qui succède, mais ne seront jamais oubliés.
Avant de passer aux disciples et aux imitateurs de Giotto, qui, pendant le siècle suivant, remplirent toute l’Italie d’écoles de peinture, nous pouvons mentionner ici un ou deux de ses contemporains, non pas tant pour les productions qu’ils ont laissées que parce que des hommes bien autrement célèbres qu’eux en ont parlé, et qu’ainsi ils survivent embaumés dans les ouvrages de ces écrivains comme des mouches dans l’ambre. Dante a mentionné dans son Purgatoire deux peintres de cette époque, célèbres Par leurs enluminures de missels et de manuscrits. Avant l’invention de l’imprimerie, et même longtemps après, c’était là une branche importante de l’art; elle commença sous Charlemagne et continua jusqu’à Charles-Quint, et fut pour les laïques qui s’en occupaient une source d’honneurs et de richesses. Cependant, les plus beaux spécimens que nous ayons comme enluminures sont l’ouvrage de bénédictins dont les noms sont restés ignorés. Ils travaillaient dans le silence et dans l’obscurité du cloître, et abandonnaient à leur communauté et l’honneur et le profit qui auraient dû leur en revenir. Ce n’est pas Oderigi que nous citerons comme modèle de cette abnégation, Dante l’a représenté expiant dans le purgatoire son excessive vanité de peintre, et y donnant humblement la palme à un autre, à Franco Bolognese, dont il ne reste qu’une Madone. Elle est gravée dans l’Histoire de la peinture de Rosini. Le nom de Bolognese a cependant passé à la postérité, parce qu’il a été le fondateur de la première école de Bologne. La réputation de joyeux compagnon que Buffalmacco s’était acquise, et les contes de Boccace où il est fait mention de ses nombreuses inventions et des tours qu’il jouait à son collègue, le simple Calandrino, ont fait que son nom a survécu à presque toutes les productions de son pinceau. Cependant il paraît avoir été au nombre des bons peintres de son époque, et il a imité, dans ses derniers ouvrages, la gracieuse simplicité de Giotto. Il vécut très-honoré, et ne manqua pas d’occupation, mais ayant toujours dépensé plus qu’il ne gagnait, il mourut dans la misère, en 1340.
Cavallini travailla sous Giotto, à Rome, mais il semble n’avoir jamais complétement mis de côté le genre byzantin qu’il avait étudié d’abord. C’était un homme d’une simplicité extrême et d’une grande pureté d’esprit et de mœurs. Il éprouva des scrupules à condamner, comme artiste, les Madones devant lesquelles il s’était agenouillé pour prier. Ce sentiment de piété sincère se communiqua à tous ses ouvrages. Il y a de lui une Annonciation que l’on conserve dans l’église de Saint-Marc à Florence; la piété et la modestie empreintes sur la figure de la Vierge, et le respect gravé sur les traits de l’ange agenouillé, sont parfaitement rendus. C’est ce même sentiment de dévotion qui lui permit de s’élever jusqu’au sublime dans le grand tableau du crucifiement, qu’il exécuta pour l’église d’Assise, et qui compte au nombre des ouvrages les plus importants de l’école de Giotto. La résignation du divin martyr, la douleur des anges, la Vierge perdant connaissance, les groupes de soldats romains, tout cela est rendu avec une vérité et un sentiment extraordinaires pour l’époque. On trouve des gravures d’après Cavallini, dans l’École primitive italienne d’Ottley et dans Rosini. Il devint l’élève de Giotto, quand il avait déjà près de quarante ans, et ne lui survécut que peu de temps; il mourut en 1340. Avec Cavallini commence la série des peintres de l’École romaine, qui devint si illustre.
Parlons maintenant encore un peu de Duccio de Sienne, autre contemporain de Giotto. Quoiqu’il fût déjà établi comme peintre dans sa ville natale lorsque Giotto n’était encore qu’un enfant, les ouvrages qu’il exécuta plus tard prouvent que l’influence de cet esprit jeune et entreprenant donna une nouvelle impulsion à sa pensée. Son meilleur tableau, que l’on conserve encore et qui est décrit avec enthousiasme dans Kugler’s Handbuch, est de 1311. Duccio mourut à un âge avancé, vers 1339.
Les élèves et imitateurs de Giotto, qui adoptèrent la nouvelle méthode, il nuovo metodo, comme on l’appelait alors, sont désignés sous le nom collectif d’école Giottesca, et peuvent se diviser en deux classes: 1° ceux qui furent simplement ses aides et imitateurs, et qui se bornèrent à reproduire les modèles laissés par le maître; 2° ceux qui, doués d’un génie propre, suivirent son exemple plutôt que ses instructions, poursuivirent la route qu’il leur avait ouverte, introduisirent des méthodes d’études perfectionnées et un dessin plus correct, continuèrent dans des genres variés les progrès de l’art, et les transmirent au siècle suivant.
Il n’est pas nécessaire de parler des premiers. Parmi les hommes qui, doués d’un génie supérieur et original, succédèrent immédiatement à Giotto, il faut en mentionner trois spécialement, tant à cause de l’importance des œuvres qu’ils ont laissées, qu’à cause de l’influence qu’ils exercèrent sur ceux qui vinrent après eux. Ces trois peintres illustres sont: Andrea Orcagna, Simon Memmi et Taddeo Gaddi. Le premier, Andrea Cioni, ordinairement appelé Andrea Orcagna, n’étudia pas sous Giotto, mais il ressentit indirectement l’influence vivifiante que ce grand peintre répandit sur l’art. Andrea était fils d’un orfèvre de Florence. Les orfèvres du XIVe et du XVe siècle dessinaient généralement dans la perfection et devenaient fréquemment peintres; Francia, Verrocchio, Andrea del Sarto en sont des exemples. Orcagna apprit probablement le dessin sous la direction de son Père. Rosini place sa naissance avant 1310; en 1332, il avait déjà acquis tant de célébrité, qu’il fut appelé à continuer les décorations du Campo Santo, à Pise.
Le moment nous semble venu de donner des détails sur l’un des monuments les plus extraordinaires et les plus intéressants du moyen âge. Le Campo Santo de Pise, comme la cathédrale d’Assise, était une arène dans laquelle les meilleurs artistes du temps étaient appelés à essayer leurs forces; mais l’influence des fresques du Campo Santo, sur le progrès et le développement de l’art, fut encore plus directe et Plus importante que celle des peintures de l’église d’Assise.
Le Campo Santo, ou Champ Sacré, était autrefois un cimetière, mais il ne sert plus aujourd’hui à cet Usage. C’est un espace ouvert d’environ quatre cents pieds de long sur cent dix-huit de large, qu’entourent des murs élevés et des arcades qui ressemblent aux cloîtres d’un monastère ou d’une cathédrale. A l’est se trouve une vaste chapelle; au nord, deux chapelles Plus petites où l’on célèbre des messes et où l’on dit des prières pour le repos des morts. L’espace ouvert était rempli de terre rapportée de la Terre sainte par les vaisseaux marchands de Pise, qui faisaient le négoce avec le Levant aux jours de la splendeur commerciale de cette ville. Cet espace, autrefois parsemé de tombes, est couvert maintenant de gazon vert. Aux quatre coins, il y a quatre grands cyprès; leur air sombre, monumental, leur forme en spirale contrastent avec une petite croix basse qui se trouve au centre, et autour de laquelle le lierre ou quelque autre plante grimpante a formé un berceau luxuriant. La magnifique arcade gothique a été dessinée et bâtie, vers 1283, par Giovanni Pisano, fils du grand Nicolas Pisano, dont nous avons déjà parlé. Cette arcade est percée du côté du cimetière de soixante-deux fenêtres d’un dessin gracieux; elles sont séparées par des pilastres légers. Près de six cents monuments funéraires de nobles et de citoyens de Pise sont rangés le long des pavés de marbre; au milieu d’eux se trouvent quelques restes antiques d’une grande beauté que les Pisans rapportèrent des îles grecques. On y voit aussi le fameux sarcophage qui inspira le génie de Nicolas Pisano, et dans lequel avait été déposé le corps de Béatrix, mère de la fameuse comtesse Mathilde. Les murs opposés aux croisées furent décorés, au XIVe et au XVe siècle, de sujets tirés de l’Écriture sainte. Ces peintures sont pour la plupart à moitié détruites par le temps, l’incurie et l’humidité. Il y en a qui n’offrent plus que des fragments: ici un bras, là une tête, et les mieux conservées sont passées, décolorées, pâles comme des fantômes, mais solennelles comme les sujets qu’elles représentent. L’aspect de ce lieu est toujours singulier, mais plus encore lorsqu’on parcourt ces longues arcades à la chute du jour, quand les figures de ces murs peints commencent à se confondre les unes avec les autres et ressemblent à des spectres à travers l’obscurité ; quand les cyprès se revêtent d’une teinte plus foncée, et quand tous les souvenirs qui se rattachent à la destination sacrée de ce lieu s’élèvent peu à peu dans l’esprit, ah! c’est alors que le silence et la solitude ont quelque chose d’inexprimable, d’étrange, de rêveur, de solennel, de redoutable même. Mais lorsque c’est en plein midi que l’on examine ce lieu, les peintures perdent une partie de leur prestige, et ce qui, la nuit Précédente, nous poursuivait comme Une vision, nous l’examinons, nous l’étudions, nous allons même jusqu’à le critiquer en plein jour.
A peine le Campo Santo était-il terminé, que les meilleurs peintres du temps furent invités à décorer les murs intérieurs de sujets en accord avec la destination de l’endroit. La décoration du Campo Santo fut l’ouvrage de bien des années, et fut continuée à différents intervalles pendant deux siècles. C’est ainsi que nous avons une collection de peintures pour nous montrer et les progrès de l’art pendant son premier développement, et l’influence religieuse de l’époque, et même les coutumes et les mœurs du peuple, qui sont fidèlement rendues dans quelques-unes de ces conceptions vraiment extraordinaires.
Les premières peintures exécutées dans la grande chapelle et sur les murs du cloître, vers la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, sont entièrement perdues; la plus ancienne de celles qui existent encore représente la Passion de notre Sauveur; elle est d’un genre grossier mais imposant. Nous y retrouvons ces mêmes détails qui, mis dans ce sujet dès les premiers temps, ont été employés jusqu’à une époque plus avancée, et semblent être traditionnels: les anges pleurant, les femmes affligées, la Vierge s’évanouissant au pied de la croix, deux anges à la tête du larron repentant, sont prêts à porter son âme en paradis; deux démons, perchés sur la croix du larron réprouvé, se disposent à s’emparer de son âme au moment où elle quittera son corps pour l’emporter dans les régions des ténèbres. Cette fresque, ainsi qu’une autre, est attribuée, par la tradition, à Buffalmacco, de facétieuse mémoire, dont nous avons déjà parlé ; mais on regarde maintenant cette tradition comme erronée.
Une série de sujets tirés du livre de Job fut exécutée par Giotto; mais il n’en reste que des fragments. Andrea Orcagna travailla aussi au Campo, et les sujets choisis par lui étaient en parfaite harmonie avec la destination de ces murs sacrés: ils devaient être au nombre de quatre et représenter ce que les Italiens appellent I quattro novissimi, c’est-à-dire les quatre fins dernières: la Mort, le Jugement, l’Enfer ou le Purgatoire, et le Paradis; mais de ces sujets trois seulement furent terminés. Le premier est appelé le Triomphe de la Mort, il Trionfo delle Morte. Il est plein de poésie et abonde en idées, nouvelles alors dans l’art de la peinture. A droite, on voit une société joyeuse de dames et de cavaliers qui, leurs faucons sur le poing et suivis de leurs chiens, paraissent revenir de la chasse. Ils sont assis sous des orangers, vêtus avec magnificence, et de riches tapis sont étalés sous leurs pieds. Un troubadour et une chanteuse les amusent en leur faisant entendre des paroles flatteuses; des amours voltigent autour d’eux en agitant des flambeaux. Tous les plaisirs des sens, toutes les joies terrestres sont réunis là. A gauche, la Mort, sous la forme d’une femme d’un aspect effroyable, arrive d’un vol rapide; ses cheveux sont épars, elle a des griffes en guise d’ongles, et de larges ailes de chauve-souris; les draperies qui l’enveloppent sont tissées de fil de fer. Elle brandit sa faux; elle est sur le point de moissonner les plaisirs de cette joyeuse assemblée. On croit que cette personnification de la Mort est empruntée à Pétrarque, dont il Trionfo delle Morte fut écrit vers cette époque.
Des cadavres en immense quantité et serrés les uns contre les autres sont couchés aux pieds de la Mort; à leurs insignes on les reconnaît presque tous pour avoir été les dominateurs du monde; ce sont des rois, des reines, des cardinaux, des évêques, des princes, des guerriers, etc. Leurs âmes les quittent sous la forme d’enfants nouveau-nés; des anges et des démons se préparent à les recevoir: les âmes de ceux qui ont été pieux joignent leurs mains pour prier, celles des réprouvés reculent saisies d’horreur. Les anges sont représentés sous une forme heureuse quoique étrange: ce sont des oiseaux au plumage varié ; les diables ont revêtu la forme d’oiseaux de proie ou de reptiles dégoûtants. Anges et diables combattent les uns contre les autres; à droite, les anges montent au ciel avec ceux-qu’ils ont sauvés; pendant que les démons emportent leurs proies vers une montagne de feu, que l’on aperçoit à gauche, et les précipitent dans les flammes éternelles. Auprès de la Mort se tient une troupe de mendiants et d’estropiés, qui, les bras étendus, lui demandent de terminer leurs souffrances; mais elle ne fait pas attention à leur prière, et les a déjà dépassés dans son vol. Un rocher sépare cette scène d’une autre, qui représente une seconde partie de chasse descendant la montagne Par un chemin creux: là se trouvent encore des Princes et des dames richement vêtus, montés sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, et suivis de chasseurs avec des faucons et des chiens. Le chemin les a conduits vers trois sépulcres ouverts, placés à gauche du tableau; dans ces sépulcres, on voit les corps de trois princes, présentant divers degrés de décomposition. Tout près, on aperçoit le vieil ermite saint Macaire, accablé d’années, et soutenu par des béquilles; il se tourne vers les seigneurs, en leur montrant cet amer Memento mori. La troupe joyeuse semble regarder ce spectacle avec indifférence, et l’un des seigneurs se bouche le nez, comme s’il était incommodé par l’horrible puanteur qui s’exhale des corps morts. Parmi les dames, une seule, d’un aspect imposant, est profondément impressionnée; sa tête repose sur sa main, son visage exprime une tristesse pensive. Sur les hauteurs des montagnes, pour contraster avec les partisans des joies mondaines, on voit plusieurs ermites qui sont arrivés par une vie de contemplation et d’abstinence à un état de calme béatitude. L’un d’eux trait une chèvre; des écureuils se jouent autour de lui; un autre est assis et lit; et un troisième contemple la vallée où les restes des puissants de la terre se réduisent en poussière. Il y a une tradition qui dit que parmi les personnages de ces tableaux, il se trouve plus d’un portrait de contemporains de l’artiste.
Le second sujet représente le jugement dernier. En haut du tableau, au centre, on voit Jésus-Christ et la sainte Vierge, élevés en gloire et assis sur les nuages. Jésus-Christ se tourne à gauche, vers les damnés, et tout en découvrant la plaie de son côté, il élève son bras droit avec un geste menaçant, sa figure exprime une colère majestueuse. La sainte Vierge, assise à la droite de son fils, est l’image de la miséricorde céleste; elle semble terrifiée par les paroles de damnation éternelle, et détourne ses regards. De chaque côté sont rangés les prophètes de l’ancien Testament, les apôtres et les saints; tous ont des figures graves, solennelles, pleines de dignité. Des anges, tenant les instruments de la Passion, planent au-dessus de Jésus-Christ et de la sainte Vierge: au-dessus d’eux, on voit un groupe d’archanges; Michel est au milieu, tenant un rouleau de chaque main; immédiatement devant lui, un autre archange, Raphaël, sans doute, gardien du genre humain, est accroupi et frissonnant, pendant que deux autres font retentir la redoutable trompette du jugement. plus bas, on voit la terre; des hommes sortent de leurs tombeaux, des anges armés conduisent les uns Vers la droite, les autres vers la gauche. Ici, le roi Salomon, sortant de sa tombe, semble hésiter de quel côté il doit se placer; là, c’est un moine hypocrite qu’un ange saisit par les cheveux, pour l’arracher de la troupe des élus; un peu plus loin, c’est un autre ange qui conduit en paradis un jeune homme richement vêtu. Il y a dans quelques-unes de ces têtes Une puissance d’expression étonnante et même terrible, et on dit que plusieurs d’entre elles représentent des contemporains du peintre; il est à regretter qu’aucune tradition détaillée ne nous soit parvenue. L’attitude du Christ et de la sainte Vierge fut empruntée plus tard par Michel-Ange, dans son célèbre Jugement dernier; mais, malgré la perfection de ses formes, il est bien au-dessous de la grandeur et de la majesté du vieux maître. Des peintres venus plus fard empruntèrent aussi à Orcagna ses figures de Patriarches et d’apôtres, surtout frà Bartolomeo et Raphaël.
Le troisième sujet succède immédiatement au second, et nous montre l’enfer. On dit qu’il fut exécuté d’après un dessin d’Andrea, par son frère Bernardo: ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est totalement inférieur comme exécution, et même comme conception, aux deux premiers. Restreinte par aucune règle de goût, l’imagination du peintre se laisse aller dans cette composition jusqu’au monstrueux, au révoltant, et même au grotesque. L’enfer est représenté sous la forme d’un immense chaudron rocheux, divisé en quatre compartiments s’élevant les uns au-dessus des autres. Au milieu, on voit Satan sous la figure terrible d’un géant armé ; son corps est une fournaise ardente; des flammes s’en échappent qui allument des feux dans lesquels les pécheurs sont consumés et abîmés. Ailleurs, on voit les damnés embrochés comme de la volaille, rôtis et bâtonnés par les démons. La plume se refuse à décrire d’autres détails plus atroces encore. La partie inférieure du tableau a été retouchée et changée au XVIe siècle, suivant le goût du jour, mais non pas améliorée. On suppose qu’Andrea Orcagna exécuta ces fresques vers 1335. Il mourut vers 1370.
Simone Martini, généralement appelé Simon Memmi, était un peintre de Sienne. Ce qui nous en reste est fort peu de chose, mais l’amitié de Pétrarque a rendu son nom illustre. Simon Memmi travailla à Avignon, lorsque cette ville était le séjour des papes, vers 1340; c’est là qu’il fit le portrait de Laure qu’il donna à Pétrarque. Le poëte l’en récompensa par deux sonnets et immortalisa ainsi le peintre. Simone exécuta également sur les murs de Santa Maria Novella une peinture célèbre que l’on peut encore y voir. Cette peinture représente l’Église militante et l’Église triomphante, et contient un grand nombre de figures, parmi lesquelles se trouvent les Portraits de Cimabué, de Pétrarque et de Laure. Il travailla aussi au Campo Santo, et ses productions sont au nombre de celles qui se distinguent par l’exPression et par la manière dont sont groupés les personnages. Il mourut vers 1345. Il y a au Louvre un tableau qui lui est attribué. Il représente la sainte Vierge couronnée dans le ciel au milieu d’un chœur d’anges, sujet, d’ailleurs, traité fréquemment par Giotto et par ses élèves.
Pietro Lorenzetti peignit dans le Campo Santo les ermites du désert: ils sont représentés habitant des grottes et des chapelles, sur des rochers et des montagnes; les uns étudient, les autres méditent, d’autres sont tentés par des démons de formes diverses, horribles ou attrayantes; telles étaient, en effet, les visions incohérentes qui résultaient d’une existence solitaire contraire à la nature. Comme les règles de la perspective étaient alors inconnues, les différents groupes d’ermites et leurs demeures sont représentés superposés les uns. sur les autres; tous sont de la même grandeur, et ressemblent assez aux personnages qu’on peint sur les assiettes de porcelaine.
Antonio Veneziano travailla aussi pour le Campo Santo, vers 1387; et se montra supérieur par le sentiment et par la grâce à tous ceux qui l’avaient précédé ; cependant il est au-dessous d’Andrea Orcagna pour le sublime. Vint ensuite Spinello d’Arezzo, vers 1380. Il peignit l’histoire de saint Ephrem. Spinello paraît avoir été un homme de génie, mais d’un esprit déréglé. Vasari raconte de lui un trait qui montre en même temps la vivacité de son imagination et son cerveau malade. Il fit un tableau des anges déchus, dans lequel il s’était efforcé de rendre la figure de Satan aussi terrible, aussi difforme, aussi repoussante que possible. Pendant qu’il y travaillait, cette figure se fixa dans son imagination, et il crut la voir apparaître dans son sommeil. Il rêva que le prince des enfers lui apparaissait sous la forme horrible qu’il lui avait donnée et qu’il lui demandait et la cause pour laquelle le peintre le traitait ainsi, et de quel droit il l’avait représenté si affreusement laid? Spinello s’éveilla terrifié : peu après il devint fou, et mourut en cet état vers 1400.
Un grand peintre de cette époque, et dont nous avons déjà parlé plus haut, ce fut Taddeo Gaddi, l’élève favori de Giotto, et son filleul. Ses peintures sont regardées comme les ouvrages les plus importants du XIVe siècle; elles ont des ressemblances avec celles de Giotto, quant à l’expression de vérité, de naturel et de simplicité ; mais elles leur sont supérieures comme exécution; le genre en est plus beau, plus vaste et plus grand. Les tableaux de ce peintre sont nombreux: Plusieurs d’entre eux se trouvent à l’académie de Florence et au musée de Berlin.
Dans les gravures d’Ottley sur l’école primitive italienne, on voit trois grandes figures assises. Elles représentent des Pères de l’Église, et sont tirées de la fameuse fresque que Taddeo peignit pour la chapelle espagnole de Florence, appelée ordinairement Chapelle des Arts et Sciences. Il existait entre Taddeo Gaddi et Simon Memmi une vive amitié et une admiration réciproque, qui faisaient honneur à tous deux. Tout ce que Taddeo a peint dans le Campo Santo est détruit. Au Louvre, il existe quatre petits tableaux qui lui sont attribués; à Berlin, il y en a quatre autres, mais plus grands, plus importants, et surtout plus authentiques.
Il faut encore citer comme un des élèves les plus célèbres de Giotto Tommaso di Stefano, appelé Giottino, c’est-à-dire le petit Giotto, à cause du succès avec lequel il imita son maître.
Vers la fin du XIVe siècle, la décoration du Campo Santo fut interrompue par les malheurs politiques et par les dissensions intestines qui déchiraient Pise. Les travaux ne furent repris que cent ans après. Les peintures de l’église d’Assise furent continuées par Giottino et par Giovanni di Melano, mais elles furent également interrompues vers la fin de ce siècle.
Nous n’avons mentionné ici qu’un petit nombre des noms les plus illustres parmi les peintres qui fleurirent en foule de 1300 à 1400. Avant d’entrer dans un nouveau siècle, nous allons donner un aperçu sur le progrès de l’art lui-même et sur son développement.
Le progrès fait dans la peinture consistait surtout dans l’exécution des principes que Giotto avait établis sur l’expression des physionomies et l’imitation des formes. Taddeo Gaddi et Memmi excellaient surtout à rendre les diverses expressions; quant à l’imitation de la forme et des objets de la nature elle fut tellement perfectionnée par Stefano Fiorentino, que ses contemporains l’appelaient la scimia della natura, le singe de la nature.
Giottino, fils de Stefano, et quelques autres, améliorèrent les couleurs, adoucirent les lignes, et se perfectionnèrent dans le mécanisme de l’art; mais rappelons-nous que la peinture à l’huile n’était pas encore inventée, et que la perspective linéaire était inconnue. La gravure sur cuivre et sur bois, ainsi que l’imprimerie, furent des découvertes du siècle suivant.
On faisait alors rarement des portraits ou si l’on en faisait ce n’étaient que ceux de personnages très-distingués, et encore trouvait-on le moyen de les faire entrer dans de grandes compositions. L’imitation de la Nature, c’est-à-dire le paysage, considérée comme une branche de l’art, et qui aujourd’hui est une source si commune de plaisir, n’était pas encore connue. Lorsque l’on introduisit dans les tableaux le paysage, comme fond ou accessoire, ce fut simplement pour indiquer le lieu où le sujet se passait: un rocher représentait un désert; quelques arbres roides, semblables à des balais posés sur leurs manches, un bois; un espace bleuâtre dans lequel on voyait quelquefois des poissons, une rivière ou la mer: cependant, au Milieu de cette ignorance, de cette exécution si imparfaite, de cette force limitée, que de beautés ne trouve-t-on pas encore dans les restes de cette époque Première! Ces peintures primitives pleines de grâces simples et naïves, empreintes d’un sentiment élevé, sérieux et pieux, offrent des modèles de perfection que nos peintres modernes commencent à sentir et à comprendre, et que le grand Raphaël lui-même n’a pas dédaigné d’étudier et même de copier.
Pendant tous ces siècles on n’appliqua la peinture qu’à des sujets religieux. Une église n’était pas plutôt élevée que ses murs se couvraient de fresques représentant des sujets tirés soit de l’Écriture, soit de la vie des saints. Des personnes ou des familles pieuses bâtissaient et élevaient des chapelles, et employaient à grands frais des peintres pour en décorer les murs ou en faire les tableaux d’autels. La Madone avec le divin Enfant, ou bien le Crucifiement, étaient les sujets préférés. Le donateur du tableau ou le fondateur de la chapelle était souvent peint à genoux dans un coin, et quelquefois pour exprimer plus d’humilité on le représentait en toute petite dimension hors de toute proportion avec les autres figures. Les portes des sacristies et des armoires qui renfermaient les ornements sacrés étaient souvent couvertes de peintures représentant des sujets tirés de l’Écriture sainte; il en était de même des coffres dans lesquels on déposait l’ostensoir et tout ce qui servait pour le saint sacrement. Presque toutes les peintures portatives du XIVe et du XVe siècle, venues jusqu’à nous, sont ou des tableaux d’autels, de chapelles et d’oratoires, ou bien des panneaux de portes, ou des couvercles de coffres, ou proviennent enfin d’autres pièces faisant partie du mobilier d’église.