Читать книгу Le darwinisme - Antoine Laurent Apollinaire Fee - Страница 3
INTRODUCTION.
ОглавлениеCe système, savamment développé, mais trop absolu dans ses conclusions, cherche à établir qu’il n’existe, pour le règne animal et pour le règne végétal, que trois ou quatre types, encore pourrait-il bien se faire qu’il n’y en eût qu’un seul.
Plus les opinions sont radicales, plus elles ont de chances de réussir. Ce qui est contenu dans les limites restreintes du possible ne présente qu’un intérêt médiocre; la curiosité n’est pas éveillée, il semble qu’on aurait pu en dire tout autant.
La publication du livre de M. Darwin est un événement scientifique qui n’a point trouvé d’indifférents. Le livre a plu aux personnes qui n’avaient point d’idées arrêtées sur le sujet qu’il traite, et il a vivement stimulé l’attention des naturalistes dont l’opinion était déjà fixée.
Ce n’est pas que le darwinisme soit chose absolument nouvelle, du moins quant aux bases sur lesquelles il est établi. Un écrivain, auquel il n’a manqué qu’un peu plus de raison pour être un homme de grande distinction, Restif de la Bretonne, dès 1781, avait développé la base d’un système philosophique tendant à démontrer qu’originairement il n’y eut, sur notre globe, qu’un seul animal et qu’un seul végétal, et que les différences de sol et de température ont amené la variété des êtres et produit des animaux mixtes . Tout s’y trouve: mais Restif de la Bretonne n’était pas capable de développer ce système; d’ailleurs, les temps n’étaient pas venus, et il fallait que la géologie, science nouvelle, qui alors n’était pas même entrevue, lui vînt en aide. Toutefois il est curieux de constater que l’idée première du darwinisme remonte à près d’un siècle et qu’elle a pu éclore dans une tête purement littéraire. Ce qui émeut tant aujourd’hui n’a pas même alors été compris. Tel est le sort des conceptions qui devancent leur temps; elles avortent, semblables en cela aux arbres dont les fleurs sont trop précoces et qui ne portent aucun fruit.
Plus tard Lamarck, dans sa Philosophie zoologique, publiée en 1809, émit des opinions jugées, à leur apparition, bizarres et inadmissibles. Cependant ce grand problème de la variabilité des espèces s’y trouve posé, et l’auteur y soutient que la stabilité des formes organiques n’est qu’une stabilité relative, et que l’être vivant peut être modifié sous l’influence des agents physiques qui constituent les milieux qu’il habite. Le canard serait devenu nageur en nageant; l’échassier, en marchant dans les marais, aurait vu s’allonger ses tarses; la girafe, en s’efforçant d’atteindre les jeunes pousses des arbrisseaux, aurait vu peu à peu croître ses jambes et son cou. Les amphibies ne le seraient devenus que par le goût tout particulier qu’ils auraient eu pour l’eau, et c’eût été pour seconder cette tendance que leurs membres, transformés en nageoires, ne pourraient plus aujourd’hui servir utilement la locomotion terrestre; et ainsi des autres animaux doués d’habitudes spéciales. Cette idée est juste dans de certaines limites. Il est bien vrai que la puissance fonctionnelle d’un organe s’accroît ou diminue par l’exercice ou le non-exercice qu’on en fait, mais cela n’implique en rien le changement de forme. La vue des oiseaux chasseurs a pu acquérir ainsi plus de portée, et l’œil de la taupe et celui de l’aspalax s’atrophier ou même disparaître faute d’usage, parfaitement inutiles dans le milieu où ils vivent. Non-seulement le système de Lamarck, dans son ensemble, a été repoussé par tous les naturalistes du XIXe siècle, mais il était tellement en défaveur, qu’on le regardait comme une tache qui obscurcissait la gloire scientifique du célèbre naturaliste. Cependant Geoffroy Saint-Hilaire avait dit, dès 1795, que les types pourraient bien n’être que les diverses générations d’un même type, et plus tard, à diverses reprises, notamment en 1831, il a posé avec Lamarck cet axiome général, qu’il n’y a rien de fixe dans la nature, surtout dans la nature vivante; mais il n’allait pas jusqu’à croire à l’extension sans limites des variations, et il refusait d’admettre celles que Lamarck prétendait résulter des changements d’actions et d’habitudes. «L’espèce est fixe, écrivait-il , sous la raison du maintien de l’état conditionnel de son milieu ambiant; elle se modifie, elle change, si le milieu ambiant varie et selon la portée de ses variations. Les animaux vivant aujourd’hui proviennent, par une suite de générations et sans interruption, des animaux perdus du monde anté-diluvien: par exemple, les crocodiles de l’époque actuelle, des espèces retrouvées à l’état fossile, les différences qui les séparent les unes des autres fussent-elles assez grandes pour pouvoir être rangées, selon nos règles, dans la classe des distinctions génériques.» Il nous semble que voilà bien le darwinisme tout entier, et si parfaitement, que nous n’hésitons pas à rattacher l’auteur de l’origine des espèces à l’école de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire, en faisant remarquer toutefois qu’il a creusé plus profondément le sillon ouvert par les naturalistes français. Nous espérons que M. Darwin ne se plaindra pas de ce rapprochement.
Mais l’immutabilité des espèces n’a pas cessé d’être admise par les naturalistes modernes, plus disposés à suivre Buffon que Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire. Cuvier, Flourens, A. Richard, Duméril, Strauss, l’Anglais Morton, d’autres encore, croient que la vie de l’espèce est une vie sans déclin. Voici comment s’exprime Isidore Geoffroy Saint-Hilaire , de si regrettable mémoire: «La reproduction est une continuelle renaissance de l’espèce, les individus qui meurent y étant remplacés par d’autres; ce qu’elle gagne compensant ce qu’elle perd, elle reste toujours composée de sujets jeunes, adultes, vieux, sans qu’elle-même soit jamais jeune ou vieille. Ni progrès, ni apogée, ni déclin, ni acheminement vers un terme déterminé. Les espèces restent donc indéfiniment ce qu’elles sont, «toujours neuves, comme le dit Buffon, et autant qu’elles l’étaient il y a trois mille ans» .
Link, esprit judicieux et sagace, a dit qu’espèce et forme primitive sont une seule et même chose. M. Godron, qui émet une opinion mixte, déclare que l’espèce ne change pas, mais qu’elle a pu changer. M. Darwin, comme nous le verrons, va bien plus loin. Son livre, très-capable par lui-même de réussir, a cependant eu la bonne fortune d’être soutenu par les écrits et l’opinion de M. Lyell, le premier géologue de l’Angleterre et peut-être même de l’Europe. Notons encore, comme un fait remarquable, que cet ouvrage a eu pour traducteur, et même pour interprète, mademoiselle Royer, femme de science profonde, qui vient de le faire connaître en France, où déjà le darwinisme compte de nombreux adhérents.
Et cependant nous ne craignons pas d’ouvrir une controverse, malgré tant de causes qui peuvent l’empêcher de réussir. Les convictions de M. Darwin sont sincères, les nôtres le sont aussi. Si nous nous trompons, la vérité, qui ne sera pas de notre côté, n’en deviendra que plus éclatante du côté où elle aura brillé.
Nous nous proposons de soutenir la permanence de l’espèce, attaquée par le darwinisme, essayant de démontrer qu’il existe chez chacune d’elles deux ordres de caractères: ceux qui donnent la taille, la force, la nature des téguments, la couleur, et ceux, bien plus importants, qui tiennent à la nutrition, à la reproduction, aux habitudes de la vie, en un mot à la manière d’être. Les premiers peuvent varier, les autres non. C’est dans ces derniers que repose le type, et la nature le conserve, même quand elle varie quelques caractères extérieurs.
Cette conservation du type est dans les desseins de la nature, qui ne livre rien au hasard. Si elle se préoccupe peu de la conservation des individus, après leur avoir donné l’instinct de se conserver, elle se préoccupe au contraire grandement de sauvegarder l’espèce. Chaque type est comme un centre d’activité où la vie s’épanouit et rejette à la circonférence tout ce qui vient de s’y produire; plus l’individu s’éloigne de ce centre, plus il est près de disparaître. Jetez une pierre dans une eau tranquille, et vous verrez, au point de la chute, des cercles concentriques se produire, s’étendre et s’effacer à la circonférence, tandis qu’il s’en formera encore de nouveaux au centre; supposez que l’effet se continue indéfiniment, et vous aurez une image de la vie, telle qu’elle se manifeste dans la succession des individus qui possèdent le merveilleux privilége de vivre et de se perpétuer par la génération. C’est cette succession non interrompue de l’espèce avec les formes qui la caractérisent que nous allons essayer de rendre évidente.
Le plan que nous comptons suivre dans cette étude n’a rien de compliqué. Nous chercherons d’abord à exposer comment la terre a pu se constituer, et comment la vie s’y est graduellement développée; nous dirons ce que c’est que l’espèce, et de quelle manière on peut comprendre qu’elle soit indépendante; nous exposerons la diversité des habitudes des êtres organisés des deux règnes, et plus spécialement celles des animaux: vie diurne et nocturne, terrestre et aquatique, locomotion, sommeil, durée de la vie, milieux d’habitation, action des climats, etc. Entrant dans un au’re ordre d’idées, nous parlerons des instincts et des agents qui en permettent l’évolution, de la chaîne des êtres, de la concurrence vitale, de l’unité de type, de l’axiome Natura non facit saltus. Ces diverses questions, élucidées, autant qu’il nous sera permis de le faire, nous conduiront au cœur de notre sujet, et nous aborderons les idées de M. Darwin relatives à l’origine des espèces, pour tracer les limites de l’action modificatrice de la sélection naturelle sur la nature vivante.
Nous entrons dans une carrière difficile à parcourir, mais quiconque cherche la vérité n’éprouve de fatigue véritable que si elle se dérobe à ses regards.