Читать книгу Le darwinisme - Antoine Laurent Apollinaire Fee - Страница 5
II.
ОглавлениеLa présence des êtres vivants à la surface de la terre ne pouvant trouver d’explication dans les lois qui régissent la physique du globe, telles du moins qu’elles nous sont aujourd’ hui connues, doit être regardée comme un fait en dehors de toute explication. Pourtant, quoique le résultat seul soit évident, il est possible de l’apprécier dans la succession des phases qui l’ont produit et préparé.
Nous voyons durer indéfiniment les espèces; nées d’un germe, elles portent en elles des germes pareils à celui dont elles tirent leur origine; c’est une évolution sans terme, destinée à continuer la création. Les organes qui la perpétuent sont connus; on sait comment ils agissent et dans quel but ils fonctionnent. Or, ce qui se passe incessamment sous nos yeux s’est passé sous les yeux de nos pères et se passera sous les yeux de nos fils; cependant, comme il est surabondamment prouvé que les êtres actuellement vivants n’ont pas toujours vécu, on se demande, en remontant le cours des ans par la pensée, comment aurait pu se former le premier moule de chaque créature vivante?
A quiconqne se pose une pareille question, il est bientôt prouvé qu’elle est insoluble par les seules lumières de la raison; en effet, que l’on fasse intervenir le sec et l’humide, le froid et le chaud; que l’on augmente ou que l’on diminue l’intensité des agents impondérables, que l’on invoque tour à tour la puissance de l’électricité ou celle du galvanisme, il sera toujours également impossible d’élever aucune hypothèse raisonnable pour expliquer la création et dévoiler ses mystères.
Ce que l’on sait de plus positif, c’est que les premiers êtres créés se sont trouvés en rapport avec un air atmosphérique analogue à l’air que nous respirons et que les milieux étaient sensiblement les mêmes.
Quoique la vie s’appuie sur la matière, et que, jusqu’à certain point, elle en dépende, d’autres lois la régissent, et ces lois nous les ignorons. Nous savons pourquoi l’on meurt, et nous ne saurions dire comment l’on vit. Rien n’est plus manifeste dans ses effets que la vie, et rien n’est moins connu dans son essence; elle est immatérielle de sa nature; on peut l’éteindre et non la saisir.- C’est une force qui maintient unies les molécules inorganiques aussi longtemps qu’elle peut les dominer; différente de l’attraction, elle agit cependant comme elle, mais d’une manière toujours temporaire.
Entourés d’êtres vivants, vivants nous-mêmes, nous ne savons donc rien de la vie; seulement, nous pouvons décider qu’elle ne s’est manifestée sur la terre que quand celle-ci eut été préparée pour en permettre l’évolution, et que la création dut commencer d’abord par les organismes simples, ainsi qu’en témoignent les couches du globe.
Combien de temps dura cette faculté ? Se continue-t-elle encore? Comment a-t-elle opéré ? Existe-t-il un prototype dont seraient dérivés tous les êtres vivants, ou bien ont-ils été créés de toutes pièces? Sujets inépuisables de graves méditations qui laissent peu de place à des études sérieuses.
Apprécier le nombre d’années qui nous séparent de la création est impossible; cette grande épopée embrasse dans sa durée une longue série de siècles. Les naturalistes hétérogénistes croient que l’évolution des êtres a été ascensionnelle, puis décroissante; de sorte qu’elle aurait commencé par créer des êtres de simple structure pour s’élever jusqu’aux organismes les plus complexes, puis, après avoir atteint ce maximum de puissance, elle se serait ralentie dans son action, de manière à pouvoir encore aujourd’hui donner naissance à des êtres d’une très-grande simplicité de structure.
La création, en opérant par des actes progressifs, disent-ils, est dans son évolution comparable aux êtres mêmes qu’elle a produits et qu’elle produit encore; n’ont-ils pas tous une période de jeunesse, une autre de maturité et de décroissance? Rien dans l’univers ne se termine brusquement, tout est gradué ; si le temps agit, c’est avec lenteur et mesure; il soumet tout à ses lois; mais lui-même opère dans des voies qui lui sont tracées et dont il ne saurait s’écarter. — Quoi qu’il en soit de cette opinion, si ardemment controversée et qui se lie d’une manière si directe avec le darwinisme, on peut comprendre que, d’abord faiblement active, la création ait jeté avec profusion dans les eaux les infusoires et les agames, commençant les uns la vie animale, les autres la vie végétale; que peu à peu, moins limitée dans son action, elle ait formé des êtres plus compliqués et de plus grande dimension dans la série animale: les polypes charnus, les actinozoaires, les mollusques à branchies, les poissons aux formes bizarres, les amphibies, les cétacés à respiration pulmonaire, quoique vivant au sein de la mer; enfin les vertébrés terrestres de tous les ordres; dans la série végétale, les équisétacécs, les lycopodes, les fougères, les palmiers, puis les plantes ligneuses et herbacées du grand embranchement des dicotylés. Pour couronner ce grand ouvrage, il fallait un être qui pût l’admirer et s’en servir: l’homme fut créé, et le Très-Haut, suivant la belle expression du poëte, «rentra dans son repos.»
C’est sans nul doute dans les eaux que dut commencer la vie. Douces ou salées, elles renferment les mêmes principes fondamentaux. Tous les éléments, bases des organes, s’y trouvent mélangés ou dissous: l’air et conséquemment l’oxygène, l’azote et l’acide carbonique, la chaux, la soude, la magnésie, combinés à divers acides, circonstances favorables aux plantes et aux animaux, qui s’alimentent en même temps qu’ils respirent ou qu’ils absorbent.
Les organismes aquatiques sont en général remarquables par leur grande simplicité ; on les croirait contemporains. Les nombreux rapports qui les unissent permettent de constater facilement qu’ils ont marché dans leur développement d’une manière parallèle. L’eau, indépendamment de l’unité de composition, présente cet avantage de pouvoir se laisser facilement pénétrer; elle donne de la souplesse aux tissus, cause puissante de vie; enfin, outre ses principes constituants, elle tient en dissolution ou en suspension des molécules très-propres à la nutrition.
Les animaux terrestres sont évidemment placés dans des conditions moins favorables que les animaux aquatiques. La faculté locomotrice, pour être exercée sur le sol, veut des agents plus compliqués dans leurs mouvements et capables de résister davantage. Si le système osseux des poissons, par exemple, pouvait être souple et tenir du cartilage, celui des vertébrés terrestres devait, au contraire; être solide, afin d’offrir aux muscles un appui sans lequel le mouvement eût été impossible. Il faut que les animaux qui vivent dans l’air libre se déplacent pour remplir les actes fonctionnels de la vie. Ils marchent, ils grimpent, ils rampent, et ces divers modes de locomotion s’exercent sur des terrains plus ou moins difficiles à parcourir. Quoique le vol soit facile, la natation l’est encore plus. La nature ayant mesuré l’intelligence au nombre des fonctions assignées à chaque être, place les animaux terrestres bien au-dessus des animaux aquatiques, et, comme elle a procédé graduellement, ces derniers ont.dû précéder les autres.
Il est une station intermédiaire ou mixte entre la station terrestre et la station aquatique: j’entends parler de la station paludéenne, constituée par les terrains fangeux ou marécageux. La vie ne dut s’y montrer que quand les eaux, en délayant les terrains, y eurent déposé les débris organiques des êtres inférieurs des deux règnes ayant vécu dans son sein. Cette boue, échauffée par un soleil énergique, favorisa singulièrement l’évolution des êtres vivants, et ils y prirent des dimensions colossales. Les grands sauriens surtout y pullulèrent, créations ambiguës, intermédiaires entre les animaux terrestres et les animaux aquatiques; écailleux comme les poissons, pourvus de pattes comme les mammifères, cylindriques comme d’immenses ophidiens, portant souvent des têtes énormes sur de petits corps. Organisés pour digérer toujours sans pouvoir jamais assouvir leur voracité, ils ne transmettent dans leurs organes qu’un sang épais, incomplètement vivifié par la respiration. On devinerait, rien qu’à voir ces animaux développés dans des milieux mal définis, qui ne sont ni la terre ferme ni l’eau pure, qu’ils participent à cette ambiguïté par une organisation en quelque sorte ébauchée et des formes bizarres. C’est là que, dans tous les temps, les poëtes ont fait naître les monstres, effroi des populations, et, si leurs fables ont voilé la vérité, on peut du moins reconnaître qu’elles consacrent le souvenir de faits réels et incontestables, transmis aux générations effrayées par la tradition, à défaut de l’histoire.
La nature végétale aquatique participe à la simplicité de la nature animale aquatique. La mer ne nourrit que des plantes cellulaires, sauf les ruppia et les zostera des rivages, monocotylédones très-simples de structure; les eaux douces, où abondent les conferves et les lemna, sont riches en plantes amphibies, immergées et aquatiques quant au système souterrain, mais aériennes par leurs fleurs, qui veulent l’air et la lumière. Les plantes paludéennes sont presque exclusivement herbacées.
Les animaux à respiration cutanée ont vraisemblablement été constitués les premiers; puis seront venus les animaux à branchies auxquels durent succéder les animaux à trachées, et peut-être simultanément ceux qui, ayant des poumons, absorbent et expirent en outre par la peau. Les animaux à respiration simplement cutanée sont cellulaires ou bien n’ont de vaisseaux, à très-peu d’exceptions près, qu’à l’état rudimentaire. Ils ouvrent la série animale, de même que les plantes uniquement formées de cellules et privées d’organes sexuels commencent la série végétale.
Les plantes ont dû nécessairement précéder sur la terre la presque totalité des animaux. Les mammifères herbivores, les oiseaux qui vivent aux dépens du règne végétal, certains poissons, les mollusques terrestres, les insectes et leurs larves, devaient être formés les premiers, tandis que les animaux dont la nourriture est purement animale n’ont dû naître que les derniers. Ainsi se seront échelonnés sur la terre les êtres organisés: la plante pour la gazelle, la gazelle pour le lion, l’insecte pour l’hirondelle, la mouche pour l’araignée, l’homme pour la nature tout entière. Roi ou tyran, que ce soit par droit de naissance ou par droit de conquête, l’homme occupe le premier rang, et cette prérogative il la doit à son in telligence, n’étant pas, à beaucoup près physiquement, le mieux doté de tous les animaux, quoiqu’il soit celui de tous chez lequel les sens sont le mieux équilibrés. Sa main est un admirable instrument sans lequel chez lui l’intelligence serait extrêmement limitée dans ses actes; toutes les deux sont dépendantes, et s’il a l’une, c’est pour servir l’autre. La terre ne devait appartenir qu’à celui qui pouvait tirer parti de l’universalité de ses produits. Les dents de l’homme, dont aucune ne l’emporte en puissance sur l’autre, prouvent qu’il peut être tout à la fois, s’il le veut, carnivore, frugivore et granivore. Il coupe, il broie, il déchire avec une égale facilité ; à lui les fruits charnus, les graines émulsives, les racines succulentes, à lui le lait et la chair. Les qualités réparties entre tous, il les possède, et il a de plus une intelligence progressive qu’ils n’ont pas.
La subordination des créations est impérieuse dans ses exigences; ainsi:
Les herbes dûrent être créées avant les herbivores:
Les herbivores avant les carnassiers;
Les singes après les arbres;
Les fourmis avant le fourmilier;
Les poissons avant le phoque et la baleine;
Les insectes avant les insectivores, avant le caméléon, avant l’araignée;
Les vers avant la taupe;
Les insectes mycétobiens après les champignons;
L’hippobosque après le cheval;
Les entozoaires d’entozoaires après les entozoaires;
Les entozoaires après les animaux dans lesquels ils vivent;
Les entophytes après les plantes qu’ils envahissent;
Les fleurs avant les abeilles;
Les insectes suceurs après les animaux aux dépens desquels ils vivent;
Le gui après le chêne.
Voilà ce que nous pouvons conjecturer; mais ce sont là des résultats. Comment ont-ils été obtenus? comment a débuté ce principe de vie commun à tous les êtres? comment la nature morte a-t-elle pu engendrer la nature vivante? Une force nouvelle s’est manifestée; elle a réuni des molécules inorganiques et les a douées de propriétés étrangères à leur nature, et il en est résulté des organes chargés d’accroître l’individu et de reproduire l’espèce; elle a donné l’instinct, le mouvement, la volonté, et permis le libre exercice de l’intelligence. Cette force, d’où émane-t-elle? Deux opinions, — deux hypothèses, devrions-nous dire, — sont en présence pour expliquer le merveilleux phénomène de la création: l’une est d’accord avec la Genèse, l’autre s’en éloigne; la première admet la formation des êtres, tout d’une pièce, suivant leur espèce; la deuxième la suppose progressive et confiée à l’action des siècles.
Faisons d’abord remarquer que ces deux systèmes ne sont en rien contradictoires, puisqu’ils aboutissent tous deux au surnaturel. Toutefois, il peut sembler que la création, qui fait autant de types que d’espèces, demande un plus grand effort d’action que celle qui confie au temps l’évolution lente et successive d’un petit nombre de types qui s’élèvent peu à peu en dignité, autant sous le rapport de la complication des organes que sous celui des fonctions qui leur sont dévolues. Mais que la nature ait opéré avec lenteur ou avec rapidité, la difficulté d’explication est toujours la même, car, dans les deux cas, nous sommes en présence de la matière inerte et inféconde ayant produit le mouvement et la fécondité.
D’un côté, quoi de plus difficile que de supposer le chêne, le palmier, la baleine, le cachalot, l’éléphant, l’homme enfin sortis de la terre comme d’une matrice; et, d’un autre côté, comment accepter pour point de départ de la création un prototype unique d’où seraient dérivés tous les êtres à la suite de modifications sans nombre? Ne sera-t-on pas en droit de se demander d’où il provient et comment il a pu être doué de la faculté de remplir ce rôle créateur? Les germes qui continuent l’espèce ne renferment qu’un seul embryon, et ce germe universel les aurait contenus tous, puisque les êtres, malgré la différence de formes et d’aptitudes, en seraient dérivés. Enfin, ceci admis, par combien de métamorphoses ces productions organiques des deux règnes pour parvenir jusqu’à nous, n’auraient-elles pas dû passer, et cependant comment en expliquer une seule? De quelle manière la respiration cutanée, qui sans doute a précédé les autres, est-elle devenue branchiale, puis pulmonaire, puis trachéenne, chez des êtres qui n’étaient point faits, comme les batraciens par exemple, pour passer de l’une à l’autre, et, dans ce grand travail dont on laisse au temps toute la responsabilité, comment les organismes primitivement hermaphrodites ont-ils pu devenir unisexuels, se scindant, en quelque sorte, en deux parts. Ce dualisme, que Kant regardait comme un abîme pour la raison humaine, n’a-t-il pas nécessité, sinon une double création, du moins un double effort modificateur dont les résultats ont été de séparer l’espèce en deux moitiés semblables l’une à l’autre par les divers appareils qui soutiennent la vie individuelle et différente, quant aux organes de reproduction, qui ne peuvent rien s’ils n’agissent simultanément? D’où il suivrait que les animaux et les végétaux unisexuels seraient tous incomplets, chaque sexe ayant des parties qui manquent à l’autre. Que de faits inexpliqués! que d’obscurités! que de chemins sans issue!