Читать книгу La Vertu de Rosine - Arsène Houssaye - Страница 3
I
LES LITANIES DE LA FAIM.
ОглавлениеAmi lecteur–vous qui êtes un vrai Parisien né dans le vrai Paris–vous qui avez voyagé en Turquie et en Chine, vous qui avez couru les mers depuis Berg-op-Zoom jusqu’à Tombouctou–vous ne vous êtes jamais aventuré de l’autre côté de l’eau, dans les défilés de la place Maubert.
La rue des Lavandières est le plus triste chemin de ce pays perdu où l’ange des ténèbres étend ses ailes fatales. Il y passe ça et là, parmi les peuplades pittoresques qui secouent leur vermine, un être reconnu de l’espèce humaine, comme un étudiant qui va au Jardin des Plantes, un provincial qui cherche sa famille parisienne, une jolie ouvrière qui s’élance, légère comme un chat, sur la pointe de sa pantoufle, de la boutique de l’épicier à l’éventaire de la marchande des quatre saisons. Les autres passants, vous les connaissez: un voleur oisif, un enfant qui secoue sa vermine, une femme vieillie avant l’âge qui part pour mendier dans l’ombre, un chiffonnier ivre qui cherche de l’œil un cabaret, enfin toutes les laideurs et toutes les misères humaines, car l’humanité est encore là.
Il y a quelques années, dans une vieille maison (j’allais dire un repaire) de cette rue sans air et sans soleil, vivait une pauvre famille d’origine lorraine, digne en tous points d’habiter un meilleur pays. Le père était tailleur de pierres; il avait follement quitté sa ville natale, en compagnie de sa femme, pour chercher fortune à Paris. Une fois embarqué sur cette mer trompeuse, il avait tendu la main vers la terre ferme; sans cesse ballotté par tous les vents contraires, il subissait les plus cruelles atteintes de la mauvaise fortune, sans autre planche de salut que ses bras. A Paris, la misère est mille fois plus sombre et plus désolée que dans la plus triste province; tant qu’il se rencontre un rayon de soleil qui égayé le chemin, un arbre vert qui donne de l’ombre, une fontaine qui coule pour le premier venu, on traîne sa misère avec je ne sais quelle force juvénile; le sourire du ciel et de la nature vient jusqu’au cœur de celui qui travaille; il voit Dieu à chaque pas, Dieu qui lui dit d’espérer! Mais à Paris, dans ces repaires qui semblent bâtis pour des forçats, où le soleil ne vient jamais, où le vent ne sème pas de fleurs sur le toit, où les fenêtres ne s’ouvrent pas sur le ciel, où l’hirondelle ne vient jamais faire son nid, la misère est une image de la mort; la misère s’accroupit dans le foyer, s’assied au chevet du lit, ou préside au banquet de Lazare. C’est la misère de Satan.
André Dumon–ainsi se nommait le tailleur de pierres–ne gagnait guère qu’un petit écu par jour, sur quoi il prélevait au moins vingt sous pour lui-même; il ne rapportait donc le soir que quarante sous au logis. Avec ces quarante sous–souvent moins que plus–il fallait que sa femme nourrit et élevât sa famille, sans oublier le loyer du toit qui l’abritait. Tant qu’elle-eut du lait dans ses mamelles fécondes, elle accomplit héroïquement sa mission, semblable au pélican solitaire qui, dans ses jours de mauvaise chasse, se déchire le sein à coups de bec pour nourrir sa nichée. Mais le lait tarit sous les lèvres affamées. La famille était parvenu à vivre de peu, sans se plaindre même au ciel; mais alors il fallut se résigner à vivre de rien. Le pauvre tailleur de pierres vit bientôt la faim s’asseoir au triste seuil de sa porte. Jusque-là, sa nichée d’enfants venait toute bruyante et toute joyeuse l’attendre sur le soir au haut de l’escalier; c’était à qui lui sauterait sur les bras, se pendrait à son cou, lui saisirait la main; il rentrait dans ce doux cortége; il oubliait les peines du travail; il embrassait sa femme avec la joie dans le cœur. On ses mettait à table, les enfants debout pour tenir moins de place; on mangeait un pain béni du ciel, accompagné d’un plat de lentilles ou d’une tranche de bœuf. Sur la table était un cruchon de cidre ou de piquette que tous se passaient à la ronde. Après souper, les jours de froid, on brûlait un demi-cotret–un vrai feu de joie qui durait une demi-heure–après quoi, on s’endormait content et sans fatigue. Les jours de beau temps, toute la famille, moins l’enfant au berceau, descendait sur le quai de la Tournelle pour respirer un peu et voir le ciel. Les enfants étaient vêtus de rien, mais par la main d’une vraie mère. Tout le monde admirait au passage cette petite caravane allègre et souriante qui portait bravement sa misère.
Mais il vint un temps où la pauvre mère perdit ses forces et son lait. Jusque-là, elle seule avait souffert sans le dire jamais, se consolant dans le sourire de ses enfants. Cette fraîche nature, éclose dans la vallée de la Meurthe, ne put résister à tant de sacrifices cachés; elle s’étiola, elle se flétrit. En vain elle voulut lutter longtemps encore: le mal était fait, la santé détruite, il ne lui restait plus que la bonne volonté: elle redevint mère pour la huitième fois. Elle ne se plaignit pas; seulement, le tailleur de pierres vit bientôt qu’ils succomberaient à la peine. Ce qui lui ouvrit surtout les yeux sur sa misère prochaine, ce fut l’absence de ses enfants au haut de l’escalier quand il revenait du travail. A la seconde absence, il pâlit, il ouvrit la porte et entra sans mot dire. Ses enfants vinrent à lui, mais silencieusement, comme s’ils n’avaient rien de bon à lui apprendre; la mère se détourna pour essuyer une larme.
–Eh bien! qu’y a-t-il donc? demanda André Dumon.
–Rien, répondit sa femme en essayant un sourire; rien, si ce n’est que tu as oublié de m’embrasser.
Le tailleur de pierres se leva et alla droit à sa femme; il l’embrassa; mais elle n’avait pas essuyé toutes ses larmes.
Le souper fut grave et triste. Il n’y eut que les enfants qui mangèrent; ce soir-là, on n’alla pas se promener sur le quai-de la Tournelle. Le lendemain, André Dumon demanda une augmentation de salaire à son maître; comme il n’avait pas soupe la veille, il parla avec un peu d’amertume. L’entrepreneur, qui venait de subir une faillite, répondit avec dureté: le tailleur de pierres prit ses outils et chercha un autre maître.
Quand le malheur poursuit un homme, il ne lâche pas sitôt prise; André Dumon demeura trois semaines sans travail. Il fallut avoir recours au mont-de-piété. Chaque jour de ces trois fatales semaines, quand il rentrait dans son triste logis, toutes les petites bouches roses, qui naguère s’ouvraient pour l’embrasser ou babiller avec lui, ne s’ouvraient plus, hélas! que pour lui dire ce mot terrible, digne de l’enfer:–J’ai faim!
Vous avez vu ce tableau de Prudhon, la Famille malheureuse, un chef-d’œuvre de sentiment dans le désespoir et la résignation: ce tableau-là pouvait alors se voir tous les jours chez le tailleur de pierres.
Il retrouva du travail; mais, après avoir gagné trois francs, il ne gagna plus que cinquante sous. La pauvre mère, malgré ses veilles, ne put parvenir à dégager son linge du mont-de-piété. La mère des douleurs accoucha dans une étable où il faisait chaud; la femme du tailleur de pierres accoucha vers le même temps, mais dans un grenier, sans feu et sans langes.
Elle résista pourtant à tant de souffrances; elle retrouva dans ses mamelles flétries une dernière goutte de lait pour nourrir le nouveau venu.