Читать книгу La Vertu de Rosine - Arsène Houssaye - Страница 6
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COMMENT LA MÈRE SAUVA LA FILLE.
En face du triste logis d’André Dumon, un vieillard encore vert habitait une humble baraque, toute décrépite, qu’un chiffonnier bien né n’eût pas voulue pour demeure. Ce vieillard, qui s’appelait M. Mahomet, s’était enrichi dans le commerce et dans l’avarice; on l’a connu, durant un demi-siècle, herboriste, rue Mouffetard. Il avait bien marié ses enfants: sa fille avait épousé un notaire de campagne; son fils était procureur du roi dans le midi de la France. Pour lui, retiré des affaires, avec six mille livres de revenu, il se contentait d’une vie obscure qui lui permettait de faire encore des économies; s’il habitait la rue des Lavandières, c’est que la maison lui appartenait et qu’il ne la pouvait louer à d’autres.
Une servante, qu’il appelait sa dame de compagnie, gouvernait sa maison. Elle-mourut subitement un soir. M. Mahomet parut longtemps inconsolable. Il chercha à se consoler; un jour il appela chez lui la femme du tailleur de pierres; elle y vint à tout hasard.
–Vous savez, madame Dumon, le malheur qui m’est arrivé? Vous avez une fille qui m’a l’air fort avenant; voulez-vous, sans préambule, me l’accorder pour demoiselle de compagnie? Je vous logerai tous dans ma maison, sans compter que je lui donnerai cinquante francs par mois.
–Non, monsieur, dit la mère en se retirant.
Le soir, André Dumon rentra plus tard que de coutume. On était aux premiers jours de janvier; un froid noir pénétrait partout. Les petits enfants, pâles et affamés, se tenaient les uns contre les autres, à moitié endormis, devant deux bâtons de fagot qui brûlaient comme à regret dans l’âtre le plus désolé du monde; la mère préparait le maigre souper; Rosine achevait d’ajuster une jaquette pour une de ses jeunes sœurs. Un morne silence répondait aux mugissements du vent.
Le tailleur de pierres entra en secouant la neige qui couvrait sa tête, ses bras et ses pieds. Sa femme alla à lui.
–Voyons, assieds-toi, j’étais inquiète; il est près de huit heures; aussi les voilà tous qui dorment.
–Ne les réveille pas, dit André Dumon d’un air désespéré, qui dort dîne.
Mais à cet instant, la mère ayant fait un bruit d’assiettes, tous les enfants ouvrirent les yeux.
–Allez vous coucher, dit la mère sans écouter son cœur.
–J’ai faim, dit l’un des enfants.
–Moi, dit un autre, j’ai rêvé que je mangeais pendant toute la nuit.
–Vous avez dîné, reprit la mère. Comme elle parlait avec des larmes dans les yeux, tous les enfants se regardèrent avec une surprise muette.
–Non, reprit la pauvre femme, ne m’écoutez pas, venez à table; tant qu’il restera une miette de pain ici, chacun en aura sa part.
Rosine ne mangea pas; la nuit, elle ne dormit pas. Elle entendit son père qui se désespérait.
Et quand on songe, dit tout à coup la mère, que, si nous voulions sacrifier Rosine.
Le père, malgré ses craintes et ses angoisses, repoussa avec une douleur sauvage les coupables espérances de sa femme.
–Jamais! jamais! dit-il en agitant les bras, il y a encore dans mes mains assez de force pour protéger toute ma famille contre la faim, le froid et le déshonneur.
Rosine, qui de son cabinet entendait tout, respira, s’agenouilla et remercia Dieu d’avoir si bien inspiré son père.
–Hélas! dit la mère, je sais bien qu’à force de travail tu nous sauverais; mais tu mourras à la peine.
–Quoi qu’il arrive, jamais je ne consentirai à faire un marché de mes enfants. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, c’est la volonté du ciel; s’ils se trompent de chemin, cela ne me regarde plus.
Le tailleur de pierres partit pour son travail; Rosine sortit du cabinet d’un air abattu; la pauvre mère vint à elle. A cet instant les enfants, à peine éveillés, l’appelèrent par leurs cris; elle pensa avec angoisse aux tristes jours d’hiver qu’ils allaient traverser.
–Faudra-t-il donc, dit-elle en regardant Rosine, que, pour l’honneur de celle-ci, je laisse mourir tous les autres de faim!
Mais elle aimait trop Rosine.
–Non, non, dit-elle en l’embrassant avec tendresse. Va-t’en, va-t’en, je te l’ordonne, c’est Dieu qui m’inspire; tu es belle, tu es jeune, Dieu te conduira par la main; ne reste pas ici, où le malheur est venu; un jour nous nous retrouverons.
Elle prit la main de sa fille et la conduisit sur l’escalier.
–Adieu.
Rosine rentra pour embrasser ses petits frères et ses petites sœurs.
–Je prierai pour mon père, dit-elle.
Et, tout éperdue, elle descendit rapidement l’escalier comme si elle eût obéi à une voix suprême.
–Où vais-je? se dit-elle quand elle fut dans la rue.
Elle alla sur le quai de la Tournelle, voyant toujours sous ses yeux sa mère à moitié folle, qui voulait tour à tour la perdre et la sauver.