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II
ОглавлениеM.…. 14septembre1853.
«Je dois à ta lettre, ma chère Berthe, le seul instant de bonheur que j’aie éprouvé depuis mon arrivée. Tu sais quel mélange de joie et d’appréhension me causait mon départ; je me sentais heureuse à la pensée de ne plus avoir pour horizon les grands vilains murs gris de notre couvent; j’espérais, en m’en éloignant, reculer les bornes de ma liberté. Sur le seuil de cette nouvelle existence j’entrevoyais l’avenir sous un riant aspect; mon cœur se dilatait. Puis, le souvenir de la maison paternelle et des tristes années que j’y ai passées venait tout à coup refroidir mon enthousiasme. Cependant je conservai l’espoir d’un changement quelconque dans l’existence de mes parents, jusqu’au moment où j’entrevis le 14MADAME HÉLÈNE vieux bâtiment aux volets toujours clos, qui avait abrité mon enfance. En entrant dans cette grande cour déserte, dont le sol, hérissé de pavés, ne laissait pas pousser la moindre fleurette; en apercevant la volière toujours veuve de ses habitants, et, derrière la grille de bois, le jardin avec sa longue allée bordée de buis, ses carrés de légumes entourés de fraisiers; et, tout au fond, le rideau de cyprès qui sert de clôture; en considérant tout cela, je pensai que je n’avais quitté un couvent que pour rentrer dans un autre. J’essuyai promptement une larme en apercevant ma mère qui descendait les marches du perron; il y avait deux ans que je ne l’avais vue. Je courus au-devant d’elle, prête à lui prodiguer la tendresse dont mon cœur débordait après une aussi longue séparation.
Hélas! à son aspect je me suis sentie dominée de nouveau par ces sentiments de crainte, presque de frayeur, qui firent le supplice de mon enfance. J’essayai de vaincre cette pénible impression. Tandis que ma mère m’embrassait, je la serrai dans mes bras, en lui rendant bien fort le froid baiser qu’elle m’avait donné. Sans s’émouvoir, elle se dégagea de mon étreinte et me dit de cet air grave qui ne la quitte jamais: «Rien ici n’a été changé, mon enfant, nos habitudes sont celles que tu as toujours connues; tu me feras le plaisir de t’y conformer. La première messe, chaque matin, est à six heures, j’espère que tu tiendras à m’y accompagner.» Après s’être informée de notre bonne mère saint Luc, elle me conduisit dans ma chambre et ne tarda pas à m’y laisser pour aller dire son chapelet. Quant à moi, je ne pus retenir mes larmes à ce froid accueil. Malgré tout ce qu’a pu me dire notre Supérieure sur les vertus de ma mère, je la préférerais un peu moins.…. sainte.
C’est très mal ce que je dis là; mais aussi pourquoi la dévotion rend-elle parfois une mère assez austère, pour qu’elle croie devoir se priver du plaisir d’embrasser son enfant?
Ton bonheur me fait envie, ma bien aimée Berthe, et la description que tu m’en fais rend ma vie plus terne encore par la comparaison.
Rien de triste comme notre intérieur. Depuis le grand salon, à l’aspect sombre et glacial, jusqu’à ma chambre, j’allais dire ma cellule, on ne saurait rencontrer le moindre objet susceptible d’éveiller l’imagination. Et puis, tu sais comme je hais la monotonie, et 16MADAME HÉLÈNE par contre combien j’adore l’imprévu. Eh bien! à la maison, tout est soumis à une régularité inflexible; chaque chose s’accomplit avec une précision mathématique; le lever, le coucher, les repas, la promenade, la lecture, le travail et les prières, tout se fait à des heures déterminées. Impossible d’en intervertir l’ordre.
Comme je passe les deux tiers de mes journées dans ma chambre, j’ai tâché de l’égayer un peu; maman ne l’a pas trouvé à propos, mais m’a cependant laissé faire. J’ai commencé par enlever ces affreux bouquets artificiels, qui, depuis un demi-siècle au moins, abritent leur fraîcheur sous un globe de verre. Je les ai remplacés par les jolis vases que tu m’as donnés avant mon départ, et dans lesquels s’épanouissent des résédas et des héliotropes. Puis, ayant découvert dans un coin du grenier une vieille jardinière, j’y ai rangé tous les pots de fleurs que j’ai pu trouver. Enfin, après avoir enlevé les housses qui recouvraient mes chaises et mon prie-Dieu et relevé mes rideaux de basin blanc, ornés d’une frange à boule, avec des embrasses en ruban bleu, j’ai disséminé çà et là tous mes petits objets de pensionnaire me rappelant un souvenir, et que MADAME HÉLÈNE17 tu connais si bien: mon bénitier surmonté d’un ange gardien, le saint Joseph que m’a donné M. l’aumônier le dernier jour de la retraite, l’image de saint Augustin que mère saint Ignace aimait tant, et jusqu’au petit saint Jean en porcelaine que j’ai gagné à la dernière loterie. Ma patronne, que tu m’as offerte le jour de ma fête, a la place d’honneur entre le beau Christ d’ivoire et l’Immaculée Conception dont je t’ai parlé. Certes, ma chambre ainsi ornée est encore loin d’être belle; mais toutes mes fleurs lui communiquent un air de fête qui en font, à mon avis, la pièce la plus agréable de la maison, d’où a été exclu tout ce qui aurait pu charmer les regards. En fait de distractions, je fais chaque jour une promenade avec mon père, qui, toujours bon et affectueux pour moi, semble gémir de mon isolement.
Maman, n’aimant pas le monde, a restreint le plus possible le cercle de ses relations. Elle ne sort jamais que pour aller à l’église ou pour faire des visites indispensables.
En revanche, les éternelles parties de boston, qui tant de fois m’ont vue m’endormirau coin du feu, existent toujours chaque soir. Ce sont encore les mêmes personnes qui vien-18MADAME HÉLÈNE nent s’asseoir à la même table. La plus jeune doit bien avoir dépassé la cinquantaine. Ce n’est pas, tu le vois, au milieu de ce vénérable entourage que je pourrai me choisir une amie. Si encore j’y trouvais un visage sympathique!
Il faut savoir accepter ce qu’on ne peut éviter, nous dit la Sagesse, cela est vrai; mais il n’en est pas moins dur de se voir condamnée à passer ainsi ses plus belles années, celles dont le souvenir doit plus tard être si cher, quand l’heure grave des soucis et des préoccupations aura sonné..
On prétend que chaque chose a son bon côté; je serais curieuse de connaître celui de ma situation, et quels avantages elle pourra m’offrir en compensation des ennuis qu’elle m’inflige.
Maintenant, chère belle, es-tu satisfaite; t’ai-je assez entretenue de ma personne, ainsi que tu m’en as priée?
Si tous ces détails, quoique peu intéressants, te sont agréables, je les compléterai par ceux que le temps me fournira. J’attends la relation de ton voyage avec impatience, et me hâte de déposer sur tes joues roses le plus affectueux des baisers, car voici maman qui monte, MADAME HÉLÈNE19 et je ne veux pas qu’elle voie cette lettre tout à fait confidentielle.
Songe, en me répondant, que mes lettres me sont remises décachetées, comme au pensionnat. Encore une fois, adieu!
Ton HÉLÈNE.»
26mars1854.
«Enfin me voilà quitte de ce long hiver, dont les jours sombres ont pesé si lourdement sur moi. Tu le regrettes, toi, ma jolie mondaine. Tandis que je secoue mes membres engourdis par une longue inaction, tu reposes les tiens, fatigués par une activité trop grande. Nous suivons chacune une route tout opposée; où nous conduira-t-elle l’une et l’autre?
Le soleil a fait renaître les promenades quotidiennes avec mon père, qui se montre avec moi très causeur et très gai, tandis que devant ma mère il paraît gêné au point de ne pouvoir soutenir une discussion. C’est étrange! De ma part ce sentiment s’expliquerait; mais venant de mon père.….
Les parties de boston, souvent interrompues par le mauvais temps, reprennent avec assiduité. J’emploie ces longues heures à lire, à travailler et surtout à rêver. Telle est la puissance de mon imagination, qu’elle m’a créé une vie factice qui met en jeu toutes mes facultés, qui fait mouvoir tous mes sentiments; lesquels, n’ayant aucun champ d’action dans la vie réelle, finiraient, je crois, par s’atrophier.
Pendant que les joueurs, livrés à leurs combinaisons, oublient ma présence, j’entreprends, avec une ardente curiosité, de longs voyages dans l’avenir. J’erre, à mille lieues du foyer paternel, dans ces régions mystérieuses où mes regards tentent en vain de pénétrer. Si elles gardent leur secret, j’en, rapporte du moins une moisson d’espérances qui m’aident à supporter le présent.
Ai-je tort ou raison de laisser vagabonder ainsi celle qu’on appelle à juste titre «la folle du logis?» Je ne m’en inquiète guère. Si j’étais comme toi, dans un milieu charmant où je pusse échanger mes pensées, je n’éprouverais pas le besoin de leur faire prendre une autre direction; mais, dans l’état actuel de ma situation, je préfère encore m’exposer plus tard à un mécompte que de demeurer dans une inaction intellectuelle, qui deviendrait certainement funeste à mon cerveau.
J’ai assisté hier au catéchisme des enfants; je me reportais, par la pensée, au temps où j’étais moi-même assise sur ces bancs, et ces souvenirs, loin de m’être doux, me rappelèrent l’époque la plus pénible de ma vie. Songe donc! depuis le moment où j’entrai au catéchisme je fus tourmentée par la crainte de faire une communion sacrilège; le mot seul me frappait de terreur en évoquant tout le cortège de supplices qu’il pouvait attirer sur moi. Ma nature impressionnable m’avait fait prendre au pied de la lettre tout ce qu’on m’avait raconté sur ce sujet; de plus, j’avais une bonne qui, le soir, en me déshabillant, entretenait encore mes frayeurs en me dépeignant l’enfer sous les couleurs les plus sombres. De sorte que mon sommeil, hanté par d’étranges visions, était devenu un cauchemar perpétuel. Quand arriva le jour de la confession générale ce fut bien pis encore; je n’avais ni trêve ni repos. Je me mettais l’esprit à la torture pour fouiller tous les plis et replis de ma conscience, qui s’obstinait à garder le silence sur mes méfaits. Je crois que j’eusse éprouvé du soulagement à voir surgir tout à coup des profondeurs de ma mémoire un bon gros péché, difficile à avouer; mais rien!
Et certainement j’étais coupable, puisque M. l’abbé qui nous faisait le catéchisme, ma mère et les bonnes sœurs auxquelles elle m’avait confiée pendant la retraite, affirmaient que le juste pèche sept fois par jour, et que les plus grands saints ne sont pas trouvés sans tache devant le Seigneur. Or, comment moi, «misérable créature,» comme nous appelait M. l’abbé, pouvais-je espérer être pure?…..
Et cependant il le fallait! Fort heureusement je trouvai le livre de maman sur l’examen de conscience; il m’aida à tracer une liste de tous mes péchés. Je marquai d’une croix les cas douteux; quant à ce que je ne comprenais pas, je l’inscrivis à part pour y réfléchir d’une façon spéciale. C’est ainsi que, le moment redoutable arrivé, je mis au nombre de mes nombreuses fautes le péché de fornication, le dictionnaire m’ayant appris que c’était là un péché contre la chair, et maman me reprochant sans cesse de prendre trop de soins de ma personne, d’accorder trop d’attention à une chair destinée à pourrir. L’éclat de rire de mon confesseur m’arrêta tout interdite et me fit comprendre que j’avais dit une sottise.
Le jour de la communion arriva; et, malgré la sincérité de ma confession, la crainte d’avoir fait quelque oubli me donnait encore le vertige, à la pensée des conséquences épouvantables que mon imagination surexcitée me faisait entrevoir. Il a fallu l’intervention de notre digne curé pour calmer mes frayeurs; et si je ne me suis pas évanouie de terreur au moment de recevoir la sainte hostie, c’est à lui seul que je le dois..…
» Mais, ma pauvre amie, pardon, je me laisse entraîner par mes souvenirs sans songer que ma narration ne doit pas beaucoup t’intéresser. Hélas! que te dirais-je? Ma vie est si dépourvue d’incidents que, pour répondre à tes lettres, j’en suis réduite à te raconter mes impressions d’autrefois.
Je compte sur ton indulgente affection et j’attends impatiemment la longue épître que tu m’as promise.
Ton amie dévouée,
HÉLÈNE.»
M..…, 30juillet1854.
«Chère amie,
Je t’ai annoncé, dans une de mes dernières lettres, l’arrivée, à notre paroisse, d’un nouveau vicaire, sans pouvoir te donner de renseignements précis sur son compte. Je suis en mesure aujourd’hui de combler cette lacune.
M. l’abbé Cherpy est un jeune prêtre plein d’ardeur pour le salut des âmes; il a le «feu sacré,» dit maman, ce dont elle est fort satisfaite, comptant sur lui pour stimuler le zèle de notre bon curé, dont la tiédeur la désespère.
De plus, je te confierai, mais bien bas, que M. l’abbé est un très bel homme: ses yeux noirs, d’une vivacité remarquable, la douceur de son sourire donnent à..…, mais je suis absurde avec ma description; qu’il te suffise de savoir que c’est un éloquent prédicateur, doublé d’un excellent musicien. Quant à la confession, c’est une chose beaucoup trop intime et trop grave pour que j’en puisse parler à cette place. Sache seulement que je m’applaudis de n’avoir pas, comme j’en avais eu le dessein, choisi un confesseur parmi les Pères, lorsque le mien s’en est allé. Je sens ma foi se raffermir, ma dévotion redoubler, au contact de la piété éclairée de mon nouveau directeur. Maman me voyant apporter plus d’ardeur dans l’exercice de mes devoirs religieux en est si heureuse, qu’elle s’est prise d’une véritable vénération pour M. l’abbé, supposant, à bon droit, qu’il ne devait pas être étranger à cette amélioration. Aussi l’a-t-elle engagé à faire de la musique avec moi quand cela lui fera plaisir; il a accepté avec empressement et vient tous les jours à la maison, où nous passons ensemble des heures délicieuses. N’ai-je pas entendu mon père, la semaine dernière, faire des observations à maman sur les fréquentes visites de M. l’abbé, et la blâmer surtout de me laisser seule avec lui! Elle lui a répondu vertement qu’elle s’entendait mieux que personne à diriger sa fille, et qu’il fallait être atteint d’une grande aberration d’esprit pour assimiler ainsi un prêtre aux plus simples mortels. Papa s’est contenté de soupirer, comprenant sans doute qu’il avait eu tort; aussi pourquoi a-t-il des idées semblables?
Maintenant, chère amie, tu peux me raconter en détail tous tes divertissements; depuis que je suis plus près de Dieu, les distractions mondaines ne me touchent plus; mes pensées ont pris un autre cours et j’ai presque honte de m’être arrêtée si souvent à envier un bonheur terrestre.
Nous lisons, ma mère et moi, concurremment avec la Vie des Saints, les Lettres de saint Jérôme à son amie spirituelle sainte Paule. Rien n’est plus propre à vous faire avancer dans le chemin de la perfection. Pour faire diversion à ces graves lectures qui demandent surtout à être méditées, M. l’abbé m’a prêté quelques livres; j’avoue qu’ils m’ont médiocrement plu, je leur préfère mes lectures sérieuses. Je songe souvent à ma vocation, et je prie Dieu de m’éclairer sur cette grande question; quelle que soit sa volonté, je m’y soumettrai humblement. D’un côté, je me sens attirée par la vie austère du cloître; de l’autre, l’état du mariage sanctifié me séduit. Je faisais part aujourd’hui même à M. l’abbé de mes impressions à ce sujet; il me dit, en me regardant d’un air étrange, que je n’étais pas faite pour la vie monastique. Je ne sais vraiment ce qu’il avait, mais il paraissait gêné auprès de moi; puis il m’a brusquement quittée sous je ne sais quel prétexte. Je crains d’avoir dit quelque chose qui l’ait mécontenté; je vais m’en assurer ce soir au confessionnal.
Je communie maintenant comme maman, toutes les semaines, et j’ai obtenu la permission de jeûner, bien que n’en ayant pas l’âge.
Adieu, ma bonne chérie, maman me sonne pour la méditation.
Tout à toi,
HÉLÈNE.»
M….., 18mai1855.
«Les preuves de confiance et d’attachement que tu m’asdonnées jusqu’ici, ma chère Berthe, m’engagent à te considérer comme une amie vraiment digne de ce titre. C’est pourquoi je viens déposer dans ton cœur mon premier chagrin sérieux. L’importance que j’attache aux faits qui l’ont produit se trouve justifiée par l’influence qu’ils exercent sur mon esprit. Je crois t’avoir déjà parlé de la déception que j’ai éprouvée relativement à M. l’abbé Cherpy, lequel s’autorisa de l’intimité qui naquit forcément de nos fréquentes relations, pour prendre, vis-à-vis de moi, une liberté de langage et de maintien qui amoindrit à mes yeux les qualités que je lui avais reconnues dans le principe. Cette familiarité, que je trouve de si mauvais goût partout où je la rencontre, me semble particulièrement inconvenante de la part d’un prêtre. Cependant, comme je ne voyais dans la façon d’agir de M. l’abbé que l’indice d’une éducation première assez négligée, j’espérais que mon air sérieux suffirait peu à peu à le rendre plus réservé à mon égard. Il n’en fut rien, ainsi que tu vas le voir.
Je dois te dire d’abord qu’il n’est bruit dans toute la ville, depuis une quinzaine de jours, que de la disparition d’une jeune ouvrière renommée pour sa bonne conduite et sa grande piété. Cette disparition qui coïncide d’une façon malencontreuse avec le brusque départ du vicaire de sa paroisse, donne lieu, dans le public, à une foule de suppositions et commentaires qui font peser les plus graves soupçons sur les deux absents. M. l’abbé Cherpy, qui déjà, à la maison, avait essayé plusieurs fois de me parler de cette affaire sans réussir à fixer mon attention, trouva le moyen plus sûr de m’en entretenir dans le confessionnal.
–Que pensez-vous de la conduite de l’abbé Denis? me demanda-t-il tout à coup, lorsque j’eus terminé mon Confiteor. Moi, surprise, je lui répondis qu’il me semblait tout au moins superflu de vouloir juger des faits dont l’exactitude n’était pas suffisamment démontrée. Mais, comme il insista pour avoir mon opinion, en admettant le fait.
–Le prêtre, lui dis-je alors, qui, sans souci de sa dignité ni du scandale qu’il soulève, profane ainsi le caractère sacré dont l’ont revêtu ses serments, ne peut inspirer à toute personne honnête que le plus profond mépris.
–Vous ne parleriez pas de la sorte, j’en suis convaincu, reprit-il, si vous soupçonniez la terrible lutte que nous avons parfois à soutenir contre nous-mêmes. Plus tard, vous pourrez évaluer le degré de force morale qui nous est nécessaire, pour triompher des penchants de notre pauvre nature.
–Il ne faut pas accepter l’état ecclésiastique quand on ne se sent pas la force de se soumettre à tous les devoirs qu’il impose, ai-je répondu un peu sèchement, ennuyée que j’étais de voir se prolonger cet entretien.
–Vous avez raison, se hâta-t-il d’ajouter, seulement vous saurez qu’en général, nous ne connaissons l’étendue des devoirs dont vous parlez, que lorsque nous sommes enchaînés par des vœux irrévocables. Ignorant la vie, ses séductions et ses dangers, nous ignorant souvent nous-mêmes en entrant dans les ordres, nous n’avons conscience de toutes les difficultés de notre situation, que lorsqu’il ne nous est plus possible d’y rien changer.
–Alors, monsieur, fis-je plus émue que je ne voulais le laisser paraître, je déplore amèrement un état de choses qui, d’un côté, peut produire de mauvais prêtres, et nous expose de l’autre à les rencontrer.» Là-dessus, je quittai le confessionnal, me souciant peu de continuer une conversation qui menaçait de devenir plus qu’embarrassante pour moi. Je te fais grâce de toutes les réflexions qu’elle m’a suggérées.
Pour comble, ma mère à laquelle j’ai rapporté cette scène, en lui annonçant mon intention de changer de confesseur, a vivement pris parti pour ce dernier contre moi. Trouvant mes scrupules exagérés, elle m’engagea d’abord ’à conserver mon directeur, puis me blâma fort de ce qu’elle nommait mon indiscrétion, me rappelant que j’étais tenue, en conscience, à ne rien dévoiler de ce qui m’était dit en confession. Malgré cet étrange langage, qui fit naître en moi une nouvelle série de réflexions, je suis bien résolue à persévérer dans mon dessein.
L’heure avancée m’oblige à suspendre cette lettre. A demain.»
Mercredi19.
«Non encore remise de l’impression causée par les divers incidents que je t’ai racontés hier, ma mère acheva, par sa rigueur, de bouleverser complètement mes idées en matière religieuse.
Il y a quelques jours, j’appris qu’un pauvre ouvrier de la ville venait de mourir, laissant dans le plus complet dénûment une femme malade et six petits enfants, qu’il avait jusque-là courageusement soutenus par son travail. Navrée de tous les détails qu’on me donna sur cette misérable famille, je les transmis à ma mère en réclamant son assistance. Celle-ci, après avoir déploré la facilité avec laquelle je me laisse attendrir, consentit, sur mes pressantes instances, à prendre des renseignements, puis à donner satisfaction à ma demande s’il y avait lieu. D’après ce que j’avais entendu dire relativement à l’honnêteté, à la bonne conduite de ces braves gens, je ne doutais pas du succès de ma requête. Aussi, le soir même, pendant que maman était à s’enquérir auprès de son directeur du degré d’intérêt qu’il convenait d’accorder à mes protégés, je fis venir à la maison toute la petite famille, avec la pensée qu’elle serait plus promptement secourue. Juge de ma stupéfaction, lorsque j’entendis ma mère, à son arrivée, donner l’ordre de renvoyer tous ces enfants, qu’elle traita de petits païens, ajoutant que l’impiété de leurs parents ayant attiré la-colère céleste, elle craindrait d’aller contre les desseins de Dieu, si elle cherchait à adoucir par une aumône un châtiment bien mérité.
«Souvenez-vous, leur dit-elle, que la justice du Seigneur atteint tôt ou tard ceux qui méconnaissent sa loi.»
Ainsi, non-seulement on refuse un morceau de pain à des enfants, en les rendant solidaires des fautes de leurs parents, mais on accuse encore ces derniers devant eux, au risque d’éteindre dans leur cœur le respect et l’affection qu’ils leur doivent. Et c’est au nom d’un Dieu qui a placé la charité au premier rang des vertus chrétiennes qu’on agit de la sorte! Ma surprise et mon chagrin furent tels que j’eus le courage de reprocher à ma mère sa sévérité.
M’appuyant sur l’Evangile, j’opposai à l’âpreté de sa doctrine ces paroles de l’apôtre: «La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu consiste à visiter les veuves et les orphelins dans leur affliction.» Puis encore: «Si quelqu’un est tombé dans quelque péché, ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, en réfléchissant sur vous-mêmes et craignant d’être tenté comme eux.»
Ma mère, surprise et non moins irritée de mon audacieuse intervention, me dit ironiquement:
–Je te félicite, tu es vraiment très habile à tirer parti de nos saintes Ecritures; je regrette que tu ne le sois pas également pour en saisir le véritable sens.
–Mais, dis-je, celui-ci me parait assez clair pour se passer de commentaires?
–Ah! reprit ma mère, quand de nombreux et savants théologiens ont depuis tant de siècles usé leur vie à étudier, à approfondir nos Livres saints, tu oses les interpréter, toi, dans ta sagesse de dix-huit ans!
–Mais alors, si nos devoirs nous sont tracés d’une façon si obscure, comment pourrons-nous les comprendre nous tous qui ne possédons pas un degré suffisant d’intelligence et d’instruction?
–Si tu avais mieux profité de celle que tu as reçue, tu saurais que c’est précisément pour suppléer à notre ignorance que Dieu, dans sa bonté, a placé auprès de nous ses ministres pour nous instruire. Tu saurais encore que le principal devoir d’un vrai chrétien est de se soumettre humblement à leur décision, sans chercher à pénétrer, dans un misérable esprit d’orgueil, des choses qui ne nous sont pas accessibles.
–Non! non! je ne croirai jamais, dis-je, emportée par l’ardeur de ma conviction, jamais je ne croirai que Dieu, qui s’est tant occupé sur la terre des humbles et des petits, des pauvres et des ignorants, leur ait laissé une règle de conduite si difficile à comprendre et à pratiquer, que ce guide infaillible qu’on nomme la conscience, ne puisse suffire à les éclairer!
Ah! je n’oublierai de ma vie le regard presque haineux que, pour toute réponse, ma mère jeta sur moi en me quittant. Pendant notre discussion, j’ai eu la douleur de voir s’effacer peu à peu l’auréole dont je m’étais plu jadis à entourer sa tête; et je sens que désormais un abîme nous sépare. Ma mère ne me pardonnera jamais l’opposition que je lui ai faite, et il me sera difficile d’oublier que c’est elle qui la première aura jeté le trouble dans mon âme. Combien de fois, depuis ce jour, ne me suis-je pas agenouillée aux pieds de mon crucifix, demandant avec ardeur où se trouvent ici-bas la vertu, la justice et la vérité. Oserais-je te l’avouer, ma chère Berthe, le prêtre lui-même a perdu de son prestige à mes yeux: il y a si peu de temps encore je l’admirais dans toute la splendeur de sa mission, planant au-dessus des autres hommes, uniquement occupé à les consoler, à les instruire, à leur pardonner sans distinction de rang, de parti, ni même de religion. Ce même prêtre, il m’apparaît maintenant sous un aspect nouveau: je le vois toujours dans le confessionnal, essayant d’excuser à mes yeux, en l’expliquant d’une façon toute naturelle, la désertion d’un confrère et me donnant à soupçonner sa propre faiblesse de façon à éveiller mes scrupules. Je le vois encore et surtout, auprès de ma mère, cherchant à fermer son cœur à la compassion pour ceux qui ont eu le malheur d’abandonner leurs devoirs religieux, faute, sans doute, d’une main secouràble qui soit venue les soutenir ou les relever.
Mais il est temps de terminer cette longue lettre. Hélas! mon cœur est si rempli d’amertume, que ce m’est un soulagement de pouvoir l’épancher dans le tien. Je réclame maintenant de ma seule amie un petit mot affectueux et consolant en échange de ma confidence et de mes nombreux baisers.
HÉLÈNE.»