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II LE SUICIDE DE LA COMTESSE

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ES journaux annonçaient, il y a quelques mois, qu’une femme du monde, d’origine russe, la comtesse de R…, s’était tuée d’un coup de pistolet. Cette désespérée venait d’avoir vingt ans. Les causes de son suicide restèrent inconnues pour le public.

La comtesse avait été très en vue dans le monde parisien. Trouville et Dieppe gardaient le souvenir de ses toilettes excentriques; l’enceinte du pesage n’avait pas oublié ses façons cavalières et ses allures quelquefois hautaines, plus souvent triviales. Son mari, joli homme, froid, distingué, n’avait rien du mâle. Sa voix aiguë, ses manières efféminées avaient donné lieu à des commentaires assez malveillants. C’était pour la comtesse un monsieur de compagnie. Le jour, il portait son ombrelle et son manteau; le soir, ses jumelles ou sa sortie de bal. On nommait plusieurs amants qu’avait eus la comtesse, on n’avait jamais connu de maîtresse au mari.

Quand une femme du monde a tâté du dévergondage, elle suit un chemin rapide. Sa curiosité est constamment excitée, son imagination toujours en quête de quelque chose de nouveau. Elle cherche jusqu’au plus épais du ruisseau un assouvissement qui la fuit toujours.

La comtesse de R… se plut quelque temps dans la société de deux ou trois femmes renommées dans la haute débauche. Il y eut des soupers en tête-à-tête, d’où l’homme était sévèrement exclu.

Puis il lui vint une âpre curiosité, un besoin de s’abaisser encore. Elle voulut connaître les sensations de la fille soumise, de celle dont la chair est comme une machine qui doit marcher un certain nombre d’heures. Cette orgueilleuse créature, qu’on voyait passer au galop dans les allées du bois de Boulogne, saluant à peine, du bout de sa crava che, ses danseurs de la veille, entra un soir, mystérieusement, dans un bouge. Elle avait choisi un quartier reculé, afin qu’aucun des habitués de la maison ne pût la reconnaître. Le marché fut passé avec la tenancière, et la comtesse, vêtue d’un court peignoir de couleur voyante, prit sa place dans le «salon» au milieu des filles plâtrées qui étalaient leurs épaules et leur gorge sous les globes du gaz, et leurs cuisses nues sur le velours grenat des divans.

La comtesse n’était pas jolie. Elle avait besoin de toilette; il lui fallait un certain milieu pour la faire ressortir. Ce n’est que dans la causerie qu’elle s’animait et devenait désirable. Hors de son cadre, elle était la première venue.

La maîtresse de la maison l’avait introduite dans son troupeau en disant:

–Mesdames, voici une nouvelle.

Les filles entourèrent la comtesse, la pressèrent de questions. Elle répondit par des fables. Chacune raconta son histoire, à la suite de quel accident elle en était arrivée là.

Il vint un monsieur, puis deux.

La comtesse les regarda du coin de l’œil, et, à son grand étonnement, l’un choisit Rachel, une grande brune qui chantait à tue-tête le refrain d’une chanson de café-concert:

C’est la p’tite Atala,

C’est la p’tite Atala

Qui m’a mis dans c’t état-là!

L’autre prit Camélia, une jeune blonde aux formes développées, un Rubens qui débordait le cadre. Toutes, l’une après l’autre, Elisa, Sapho, Andrea, Lazarine, obtinrent leur petit succès. Il y eut même trois ou quatre rappels.

Dans la maison où la comtesse avait voulu tenter son expérience, le passant avait pour cent sous une pleine chemise de femme, et–de neuf heures à minuit–pas un ne prit la comtesse.

Comme on dit dans l’argot du métier, elle n’étrenna pas. L’humiliation était aussi complète que possible.

La comtesse repartit en fiacre, le cœur broyé, dévorant ses larmes. Recherchée dans le monde à cause de son titre sans doute, et de ses toilettes et de sa réputation de facilité, elle n’était même pas bonne à être fille!

Personne n’avait voulu d’elle.

Et pourtant elle avait fait comme les autres. Elle avait ouvert son peignoir, allongé sa jambe nue. Un moment même, voyant que rien ne lui réussissait, elle s’était laissée aller à dire avec un rire forcé à un homme entre deux âges, qui semblait hésiter: Monsieur, je suis très aimable.

Quelqu’un qui eût pu voir la mondaine dédaignée mordant son mouchoir et broyant son éventail dans le fiacre qui l’emportait aurait probablement prévu la fin du drame. La lueur blafarde de la lanterne donnait à sa pâleur une teinte cadavérique.

La comtesse arriva enfin, monta quatre à quatre les marches de l’escalier qui conduisait à son appartement. Elle traversa le salon, criant à la femme de chambre qui l’éclairait: «Retirez-vous, je veux rester seule!»

Elle courut à son boudoir, ouvrit un petit meuble dit bonheur-du-jour et saisit un revolver au manche d’ivoire. Elle eut un sanglot déchirant, un cri de suprême désespoir, et, posant le canon sur son cœur à jamais flétri, elle pressa la gâchette.

On ne prend pas assez garde à la diathèse générale de notre époque, aux symptômes effrayants qui surgissent de toutes parts.

Le danger, l’horreur de demain, c’est la folie.

Voyez si les crimes qui se commettent aujourd’hui ressemblent à des crimes possibles, à des crimes raisonnables. La passion, l’intérêt ne sont même pas au fond. Celui-ci assassine un enfant et lui ouvre le ventre, uniquement pour se repaître de la vue de ses palpitations. Un autre saisit sa fille endormie, un bébé de trois ans, lui rompt les membres, et, lui ouvrant la gorge avec les dents, avale son âme en même temps que son sang.

Le couteau joue partout. Le crime a des raffinements étranges, des combinaisons imprévues. Il semble parfois n’avoir d’autre but que de produire un effet d’étonnement ou d’épouvante. Bientôt le meurtrier déposera sa carte sur le cadavre de sa victime, pour que personne ne puisse lui contester la gloire de son crime.

Quel souffle a passé sur le monde? Vers1350, la danse de Saint-Guy éclata avec une effroyable vigueur. Michelet raconte que les malades, comme emportés d’un même courant galvanique, se saisissaient par la main, formaient des chaînes immenses, tournaient, tournaient jusqu’à mourir.

Les spectateurs riaient d’abord, puis, par une contagion, se laissaient aller, tombaient dans le grand courant, augmentaient le terrible chœur.

Que fût-il arrivé si le mal eût persisté, comme fit longtemps la lèpre dans sa décadence même?

C’était comme un premier pas, un acheminement vers l’épilepsie. Si cette génération de malades n’eût été guérie, elle en eût produit une autre décidément épileptique. Effroyable perspective! L’Europe couverte de fous, de furieux et d’idiots!

La névrose est la maladie de l’époque. Elle est autour de nous sous toutes ses formes: l’hystérie, les attaques de nerfs, l’épilepsie, les convulsions, le délire, la catalepsie.

Une jeune fille a tué les petits enfants confiés à ses soins en leur introduisant un couteau dans la bouche pour leur couper la gorge. L’enfant crachait le sang et mourait. Une autre se lève la nuit et met le feu à une maison. Trois personnes périssent dans l’incendie. Hystérie. Lemaître éventre le petit Schœnen; névropathie générale.

La folie nous talonne, la névrose nous envahit. Et si vous ne voyez pas la maladie, c’est que vous l’avez.


Mémoires du trottoir

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