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CHARLES BORDES

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Le grand César Franck disait:—«Je ne sais pas ce qu'il adviendra de mon œuvre; mais j'aurai eu, parmi mes élèves, trois hommes de génie.» Et il les désignait; c'étaient Henri Duparc, Alexis de Castillon et Charles Bordes.

A présent, de ces trois hommes de génie, il ne reste qu'Henri Duparc, le Baudelaire de la musique, l'auteur de ces poignantes mélodies, la Vie antérieure, l'Invitation au voyage, et de bien d'autres, celles-ci composées sur des poèmes des Fleurs du mal, et si nostalgiques, si délicates et fortes, si belles!...

Mais Alexis de Castillon est mort peu de temps après la guerre, très jeune encore, ayant donné à prévoir une sorte de nouveau Schumann, ardent musicien, fécond, prodigue de sonorités splendides, inventeur d'idées et de sentiments.

Charles Bordes est mort à quarante-cinq ans; et, depuis une dizaine d'années, il était paralysé. Ce coup terrible avait interrompu son œuvre au moment même où elle fleurissait, où elle allait s'épanouir magnifiquement, avec une simple et puissante originalité.

Il y a de longues années aussi que la maladie empêche Henri Duparc d'écrire.

Et ainsi, l'admirable promesse qu'était le génie de ces trois élèves de César Franck, si différents entre eux, si variés, si allégrement créateurs, cette promesse abondante, opulente, le sort n'a pas voulu qu'elle réalisât toute sa plénitude.

De telles aventures sont douloureuses. Elles sont, en outre, gênantes pour nos idéologues évolutionnistes. La musique française contemporaine aurait sans doute évolué autrement, si ces trois musiciens avaient eu leur destinée normale et leur efficacité. Les philosophes qui épiloguent sur les fameuses lois de l'histoire ne tiennent pas compte des hasards et de leurs déraisonnables caprices.

Je n'ai connu Charles Bordes que tardivement.

On était d'abord attristé de le voir, si chétif et blessé, sa main gauche tout à fait morte, sa jambe gauche qui se faisait traîner, ses yeux qui ne remuaient pas ensemble. On le croyait effaré. De noir vêtu, avec un col bas, une cravate noire et, souvent, une redingote boutonnée de façon quasi religieuse, il avait l'air d'un clerc humble et doux.

Ses cheveux courts et qui n'étaient pas coiffés, sa courte moustache noire et, dans toutes ses manières, quelque chose de mélancoliquement craintif et résigné: on allait avoir pitié de lui; mais la dignité de son attitude imposait. Dans cette extrême faiblesse du corps, il y avait visiblement une vive énergie de l'esprit. Il semblait pauvre et, avec tant de naturelle modestie, si fier! Il était, comme le saint charmant d'Assise, lui aussi le Poverello,—oui, le Poverello de la musique.

On s'attristait d'abord; et puis, non.

Un de ses amis, son plus parfait ami,—et qui fut, pour lui, si gentiment bon que l'on n'ose pas le nommer,—me disait:

—Ne plaignez pas Bordes; il est très heureux!...

Pauvre Bordes!... Mais il était heureux, en effet; on ne tardait pas trop à s'en apercevoir: une gaieté enfantine, et de qualité presque divine, l'animait bientôt, dès qu'il entrait en sécurité. Il fallait qu'on oubliât, de même que lui, toutes les émouvantes raisons qu'il aurait eues de se désespérer; alors, il riait, il plaisantait, il se moquait des singulières péripéties de son existence, il était amusant, drôle.

Il s'amusait; il s'est beaucoup plu dans la vie. Il ne lui demandait guère et il était content de la moindre aubaine qui lui advenait. Il avait été assez riche; et puis tout son argent s'en était allé sans qu'il sût avec exactitude comment. Il avait été bien portant; et puis sa santé aussi s'en était allée, un jour, avec tant de soudaineté qu'à peine s'en aperçut-il. Ceci et cela ne lui apparurent que comme des accidents à propos desquels il ne faut pas conclure. Son allégresse était la flamme de son intelligence; et les défaillances de la réalité matérielle n'y portèrent pas atteinte.

Il fut un grand bohème; mais, ce grand bohème incorrigible, il le fut avec noblesse.

Il avait un domicile; mais il le quittait avec facilité, avec joie. Il adorait de voyager, de vagabonder. Nulle belle musique ne l'a jamais appelé, en aucun lieu proche ou lointain, sans que tout de suite il arrivât, muni de sa ferveur et prêt aux bons offices.

Il a éduqué, dressé, excité de sa noble passion d'artiste, des centaines de musiciens. Il n'avait pas de mots à leur dire pour leur inculquer le désintéressement qui fut son habitude quotidienne et sa morale à peine consciente. Lorsqu'ils voyaient ce paralytique pauvre et qui, pour venir à eux, avait fait un long et dur chemin, agiter de sa bonne main le bâton du chef d'orchestre et mettre en chacun de ses mouvements toute son âme subtile, tendre et fougueuse, ils subissaient le merveilleux prestige de son art et de sa piété.

L'un des plus admirables peintres de ce temps disait à je ne sais plus qui, avec une brusquerie orgueilleuse:

—De mon temps, monsieur, on n'arrivait pas!...

Charles Bordes, s'il n'avait pas eu la fine élégance de sa naïveté, eût admonesté ainsi les jeunes hommes pressés d'aujourd'hui. Tout bonnement, il s'étonna de les voir tant se démener au service de leur renommée impatiente. Il ne désira pas, lui, d'arriver: il se divertissait trop, sur la route!...

On le lui reprochait doucement; on se désolait de ce qu'il n'eût point assez d'ambition pour achever son opéra, les Trois Vagues; quoi donc? lui fallait-il deux mois pour en faire un chef-d'œuvre authentique?... Seulement, Bordes n'avait jamais deux mois consécutifs à sa disposition, pour travailler en égoïste. Il s'y mettait; il prenait la résolution de s'enfermer avec sa besogne... Et, tout à coup, voici qu'un autre soin le requérait. L'occasion se présentait de donner—ah! n'importe où!—une messe de Palestrina, un acte de Lulli, une entrée de ballet de Rameau. Or, il ne pouvait pas faire à la fois tout cela: c'est toujours à lui qu'il renonçait.

Et ce n'était pas qu'il fût découragé de son œuvre de compositeur. Non, il l'aimait! Je l'ai vu qui entendait chanter ses mélodies adorables, le Vieil air, si pimpant et mélancolique, la sublime déploration de Mes morts tristement nombreux, l'extraordinaire Dansons la gigue, dont le rythme terrible et railleur emporte des tourbillons de souffrance et de chagrin qui fait le fou: il était heureux jusqu'aux larmes et il éprouvait, avec une minutie alarmée, tout le détail des sentiments qu'il avait réalisés sous les espèces magiques des sons. A les reconnaître tels qu'il les avait suscités en imagination, il frémissait.

Il aimait sa musique superbe et gracieuse. Mais il aimait d'autres musiques encore; et même, il les aimait davantage. Ou bien, aimant toutes musiques, la sienne parmi les autres, il ne préférait pas accorder son zèle à celle-là plutôt qu'à celles-ci. Et son abnégation, qui ne lui coûtait pas, fit que presque toute sa vie fut consacrée à la musique des autres.

C'était, à une époque telle que la nôtre, sa singularité, cet oubli de lui-même et cette incarnation facile en des œuvres qui n'étaient point la sienne.

A cause de cela, on ressentait à son égard une sorte de déférence étonnée. Il ne ressemblait pas du tout à ce que le malheur des temps a fait de l'artiste moderne: il n'avait pas pour lui-même cette prédilection passionnée qui caractérise nos contemporains, lesquels, d'habitude, ne se gaspillent pas.

Il n'était pas un homme d'à présent. Parmi ses émules, sans rivaliser avec eux, il paraissait dépaysé, bizarre. Il aurait été, je crois, plus content aux siècles médiévaux où les artistes ne songeaient seulement point à signer leurs réussites et se réjouissaient de les avoir accomplies sans tirer de là ni vanité ni profit.

Et enfin, nous nous le rappellerons comme un être quasi extravagant de bonté, doux, confiant et génial, qui répandait avec un abandon suranné les richesses de son esprit. Un jour, il composa le sublime et ravissant «Madrigal à la Musique». Mais toute sa vie et tous les instants de sa vie furent un madrigal joli, sincère et pieux à Notre-Dame la Musique. Il la servit de tout son cœur, avec une fidélité fervente et qui n'eut jamais de relâche. Et il reçut, grâce à elle, les célestes présents. La Notre-Dame de Musique, à la dévotion de qui Charles Bordes vécut avec profusion, lui accorda, dès ce bas monde, la faveur de vivre dans un perpétuel divertissement que les sons savants et mystérieux charmaient.

Visages d'hier et d'aujourd'hui

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