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III

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Cette influence du livre, incalculable et comme illimitée dans l'histoire du genre humain, se traduit de la façon la plus diverse chez les individus. «J'ai connu des femmes, dit le journal d'Addison, the Spectator (31 mai 1710), qui, pourvu qu'elles passent matin et soir une heure dans leur cabinet à lire une prière dans six ou sept différents livres de dévotion, tous également dépourvus de bon sens, avec une sorte de chaleur qu'un verre de vin ou un peu de jus de citron pourraient aussi bien produire, pensent que, le reste du temps, elles peuvent aller partout où leur passion personnelle les conduit.»

«C'est par l'amour des lettres qu'il faut être conduit à l'amour des livres», déclare sévèrement Sylvestre de Sacy. Mais la marche inverse n'est pas rare, et le résultat peut être excellent dans les deux cas.

En effet, le plus souvent, les livres inspirent une noble émulation, et, s'il est vrai que fit fabricando faber, il l'est aussi qu'au milieu des bouquins on se sent un penchant naturel à se faire auteur. Le père du fameux homme d'Etat anglais qui, sous le nom de lord Beaconsfield, a fait entrer Israël à la Chambre des pairs du Royaume-Uni, Isaac Disraeli, n'admet pas qu'on ne ressente pas cette sollicitation, et méprise qui n'y cède point, manière commode de s'en estimer soi-même davantage. «Celui, dit-il, qui passe une grande partie de son temps au milieu des abondantes ressources d'une bibliothèque et qui n'aspire pas à y ajouter encore un peu, ne serait-ce qu'un catalogue raisonné, doit vraiment être aussi insensible qu'un morceau de plomb. Il faut qu'il soit indolent comme l'animal appelé Paresseux, lequel périt sur l'arbre où il a grimpé, après qu'il en a dévoré les feuilles.»

Le sentimental et le primesautier s'en rapportent à l'apparence. De là cette pensée du Bookworm (mai 1888): «Les titres des livres ont, comme les visages des hommes, une physionomie qui permet à l'observateur sagace de savoir ce qu'il peut attendre des uns ou des autres.»

Il en est qui demandent aux livres la consécration du temps, le consensus historiæ. «Les livres sont comme les proverbes, dit sir William Temple. Ils tirent leur principale valeur de l'empreinte et de l'estime des siècles qu'ils ont traversés.»

Un écrivain espagnol, Alonzo d'Aragon, donne à la même pensée une allure plus familière et un vêtement plus pittoresque: «Le vieux bois, dit-il, est le meilleur à brûler; le vieux vin le meilleur à boire; les vieux amis, les meilleurs à qui se confier, et les vieux livres les meilleurs à lire.»

Le grand Bacon était de cet avis, et il en donne la raison en l'enveloppant d'une belle métaphore biblique: «Un livre bien écrit, mis auprès de ses rivaux et de ses adversaires, est comme le serpent de Moïse, qui engloutit et dévora sur-le-champ ceux des Égyptiens.»

Le même William Temple disait encore: «Les petits écrits sont comme les champignons ou comme ces insectes qui naissent et meurent presque en même temps.»

D'autres considèrent que l'héritage intellectuel allant s'accroissant, il y a des chances pour que les ouvrages récents soient, sinon mieux faits, du moins mieux informés et plus directement utiles que les anciens. C'est pour eux que parlait le Père Bouhours: «En matière de livres, le droit d'aînesse ne porte pas de prérogatives: les cadets sont toujours les mieux partagés.»

Le sentiment que les livres inspirent à beaucoup est si véritablement de l'amour qu'on les compare à chaque instant aux femmes; et ce qui plaît dans celles-ci est justement ce qu'on recherche dans ceux-là. «Il en est, dit Hume, des livres comme des femmes, chez qui une certaine simplicité de manières et de toilette est plus engageante que l'éclat du fard, des grands airs et des atours, lequel peut bien éblouir les yeux, mais ne saurait toucher le cœur.»

Préférez-vous—comme c'est votre droit—les riches toilettes, l'apprêt et l'apparat, retournez la proposition et l'interversion des termes n'en altérera pas la vérité.

«Armes, femmes et livres, déclare un proverbe hollandais, il faut les regarder tous les jours.»

Pour les curieux, «il est des livres qu'on n'ose rechercher et qu'on ne lit que lorsqu'ils ont été défendus; comme si la malignité qu'on y suppose était le point de perfection, et que la flétrissure qu'ils ont reçue en fût le sceau.» Ainsi s'exprimait, il y a près de deux siècles, L.-C. d'Arc, écrivain peu connu, mais apparemment plein d'expérience et de bon sens, car, pour parler comme le poète,

Un livre qu'on soutient est un livre qui tombe.

Vers tellement vrai qu'il suffit que le bourreau brûle un livre, que la Congrégation le mette à l'index, qu'un tribunal le condamne avec son auteur, que l'autorité cherche à l'abattre, en un mot, pour qu'il devienne populaire et soit immortel.

Tout le monde sait—n'est-ce pas un thème inépuisable de plaisanteries faciles?—que certains possesseurs de bibliothèques n'en ouvrent jamais un volume et n'y entrent que pour faire admirer à leurs visiteurs la belle ordonnance des rayons et les dos alignés des reliures. La Bruyère appelait ces nécropoles des tanneries. Le mot ne prouve pas une compréhension bien vive de l'art bibliopégique, et l'on peut mépriser l'ignare incuriosité de tels entasseurs de livres sans manquer de respect à des veaux pleins et à des maroquins dorés qui n'en peuvent mais. En tout cas, ce n'est point pour ceux-là qu'un anonyme émettait ce sage aphorisme: «Un livre doit être placé dans une bibliothèque de manière à n'être jamais cherché, mais tout simplement pris.»

Pourquoi cela me rappelle-t-il le mot de Carlyle: «La vraie Université de notre temps, c'est une collection de livres»?

Ils ont pourtant leur utilité, ces contrefaçons de bibliophiles, ne serait-ce que d'avoir fourni une image à Chamfort: «L'esprit n'est souvent au cœur que ce que la bibliothèque d'un château est à la personne du maître.»

Le poète anglais Pope adresse sa critique plus haut, mais elle frappe moins juste, lorsqu'il dit: «Acheter des livres comme le font certaines personnes qui ne s'en servent pas, seulement parce qu'ils ont été imprimés par un imprimeur célèbre, c'est à peu près comme si quelqu'un achetait des habits qui lui iraient mal, simplement parce qu'ils auraient été faits par quelque tailleur fameux.»

Il me semble que les collectionneurs de médailles, de pierres gravées, d'armes, d'estampes et de tableaux, sans parler des autres, ne se servent pas plus de leurs œuvres d'art et de leurs reliques historiques qu'un bibliophile de ses incunables et des exemplaires uniques qu'il a dépensé tant de temps, de peine et d'argent à réunir, c'est-à-dire, le plus souvent, à sauver. Laissant de côté le plaisir foncièrement humain de posséder de belles choses, des choses curieuses, des choses rares et chères, est-il donc inutile de travailler à assurer la conservation des productions, remarquables à un point de vue quelconque, de l'activité humaine dans tous les ordres de ses manifestations, et, plus qu'ailleurs encore, dans le domaine de l'art typographique, dont un autre Anglais, William Chapman, a pu dire en toute vérité: «L'histoire du livre est l'histoire de la croissance intellectuelle du genre humain.»

Victor Hugo a moulé une pensée analogue en un de ces vers d'une plasticité puissante dont il était coutumier:

L'univers—c'est un livre et des yeux qui le lisent.

Le rôle du livre dans la politique est énorme et de tous les instants. Une anecdote rapportée par Chamfort nous le montre pourtant sous un jour inattendu. «M. Amelot, homme excessivement borné, disait à M. Bignon: «Achetez beaucoup de livres pour la bibliothèque du roi, que nous ruinions ce Necker.» Il croyait que trente ou quarante mille francs de plus feraient une grande affaire.»

Le même Chamfort, pessimiste avant la lettre, comme la plupart des moralistes qui ne relèvent ni de Montaigne ni de Rabelais, a écrit cette phrase, que je recommande aux procureurs en quête d'arguments pour faire condamner un ouvrage imprimé, comme immoral ou subversif. «Ce serait une chose curieuse qu'un livre qui indiquerait toutes les idées corruptrices de l'esprit humain, de la Société, de la morale, et qui se trouvent développées ou supposées dans les écrits les plus célèbres, dans les auteurs les plus consacrés; les idées qui propagent la superstition religieuse, les mauvaises maximes politiques, le despotisme, la vanité de rang, les préjugés populaires de toute espèce. On verrait que presque tous les livres sont des corrupteurs, que les meilleurs font presque autant de mal que de bien.»

Je ne sais quelle pouvait être au juste sur ce point l'opinion des deux personnages mis en jeu dans l'anecdote suivante, dont j'ai oublié la source, mais où l'on trouvera, je n'en doute pas, tous les caractères de l'authenticité.

Une dame dont le mari était toujours absorbé dans les livres, lui dit un jour avec une amabilité relevée d'une pointe de dépit: «Je voudrais bien être livre, puisque vous les aimez tant!» Un ami, qui se trouvait là, entendit ce souhait conjugal, et dans un mouvement de franchise étourdie, s'écria: «Ah! si les femmes devenaient des livres, je souhaiterais qu'elles fussent almanachs, car on en change tous les ans.

Bouquiniana: notes et notules d'un bibliologue

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