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VI

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Si les livres ont un tel attrait, comment s'étonner qu'on soit si porté à les emprunter et à les garder?

«Il n'y a rien que l'on rende moins fidèlement que les livres. L'on s'en met en possession par la même raison que l'on dérobe volontiers la science des hommes, desquels on ne voudrait pas dérober l'argent.»

Qui a dit cela? Je ne sais plus, mais quel que soit son nom, c'était un sage.

Charles Lamb établit des classes et des catégories parmi les emprunteurs de livres. D'après lui, «les uns sont longs à lire; les autres ont l'intention de lire, mais ne lisent pas; d'autres enfin ne lisent pas et n'ont jamais eu l'intention de le faire, ne vous empruntant que pour vous donner une bonne opinion de leur mérite intellectuel». Il ajoute: «Je dois rendre cette justice à ceux de mes amis à qui je prête de l'argent, qu'ils ne sont jamais mus par un caprice ou une vanité de ce genre. Quand ils m'empruntent une somme, ils ne manquent jamais de s'en servir.»

Il est à croire que le résultat final était pour l'excellent Charles Lamb le même dans les deux cas, et qu'en fait de livres comme en fait d'argent, prêté se trouvait être, le plus souvent, synonyme de perdu.

En effet, peu nombreux sont les possesseurs de livres qui partagent entièrement l'avis de l'Encyclopédiste D'Alembert, l'ami de Mlle de Lespinasse, déclare que «l'amour des livres n'est estimable que dans deux cas: lorsqu'on sait les estimer ce qu'ils valent et... qu'on les possède pour les communiquer.»

Communiquer des livres! Rien de plus généreux et rien de plus utile assurément. Mais les bibliophiles y sont généralement peu enclins. Je me dispenserai de répéter à ce sujet des citations qui sont dans toutes les mémoires; je m'en tiendrai à quelques autres moins connues parce qu'elles viennent de l'étranger.

Je trouve, dans une petite revue littéraire allemande[2], la description enthousiaste des saintes blessures et des nobles laideurs du livre dont la destination est d'être prêté. Le morceau est assez curieux pour que je me hasarde à le citer tout au long.

LE LIVRE DE LA BIBLIOTHÈQUE DE PRÊTS

Celui-là que je tiens ici dans mes mains,

ce livre tout cassé, ce bouquin

atrocement barbouillé de crayon et d'encre,

richement orné de coins en oreilles d'âne,

taché de café, de thé, de bière,

souillé par les mouches, la graisse et l'huile,

auquel, comme vestiges de ses vagabondages,

milles mauvaises odeurs s'attachent,—

ce livre en lambeaux, tout déformé,

l'univers entier le lit!

La cuisinière le lit près de l'âtre

avec un air de plaisir ému,

et le sang bout dans son sein gonflé

où se joue mollement le souffle des Muses.

Quand la cuisinière en a fini tout à fait,

le jouvenceau de seconde le lit

en le froissant à moitié sous la table;

puis c'est le soldat au corps de garde,

le commis près de son aune,

et le condamné dans sa cellule,

et le vieux garçon dans son lit,

et l'hôpital tout entier...

Enfin, la plus belle de toutes les dames,

portant le nom le plus éclatant,

prend cette chose tellement fanée

et empuantie de toutes les puanteurs

dans sa tendre et blanche main.

Arrachée par le talent du poète,

dans un doux accord avec le beau,

une larme lentement s'écoule

et tendrement fait sa part dans l'œuvre commune:

nul lecteur qui n'y laisse une tache!

O pensée grandiose et puissante!

O résultat merveilleux!

Qu'il est béni des dieux le poète

qui possède un si noble talent!

Grands et Petits, Pauvres et Riches,

cette crasse est l'œuvre de tous!

Ah! celui qui vit encore dans l'osbcurité,

qui lutte pour se hausser jusqu'au laurier,

assurément sent, dans sa brûlante ardeur,

un désir lui tirailler le sein.

Dieu bon, implore-t-il chaque jour,

Accorde-moi ce bonheur indicible:

fais que mes pauvres livres de vers

soient aussi gras et crasseux!

Mais si les poètes aspirent aux embrassements «de la grande impudique

Qui tient dans ses bras l'univers,

s'ils sont tellement avides du bruit qu'ils ouvrent leur escarcelle toute grande à la popularité, cette «gloire en gros sous», il n'en est point de même des vrais amants des livres, de ceux qui ne les font pas, mais qui les achètent, les parent, les enchâssent, en délectent leurs doigts, leurs yeux, et parfois leur esprit.

Ecoutez la tirade mise par un poète anglais dans la bouche d'un bibliophile qui a prêté à un infidèle ami une reliure de Trautz-Bauzonnet et qui ne l'a jamais revue:

Une fois prêté, un livre est perdu...

Prêter des livres! Parbleu, je n'y consentirai plus.

Vos prêteurs faciles ne sont que des fous que je redoute.

Si les gens veulent des livres, par le grand Grolier, qu'ils les achètent!

Qui est-ce qui prête sa femme lorsqu'il peut se dispenser du prêt?

Nos femmes seront-elles donc tenues pour plus que nos livres chères?

Nous en préserve de Thou! Jamais plus de livres ne prêterai.

Ne dirait-on pas que c'est pour ce bibliophile échaudé que fut faite cette imitation supérieurement réussie des inscriptions dont les écoliers sont prodigues sur leurs rudiments et Selectæ:

Qui ce livre volera,

Pro suis criminibus

Au gibet il dansera,

Pedibus penditibus.

Ce châtiment n'eût pas dépassé les mérites de celui contre lequel Lebrun fit son épigramme «à un Abbé qui aimait les lettres et un peu trop mes livres»:

Non, tu n'es point de ces abbés ignares,

Qui n'ont jamais rien lu que le Missel:

Des bons écrits tu savoures le sel,

Et te connais en livres beaux et rares.

Trop bien le sais! car, lorsqu'à pas de loup

Tu viens chez moi feuilleter coup sur coup

Mes Elzévirs, ils craignent ton approche.

Dans ta mémoire il en reste beaucoup;

Beaucoup aussi te restent dans la poche.

Un amateur de livres de nuance libérale pourrait adopter pour devise cette inscription mise à l'entrée d'une bibliothèque populaire anglaise:

Tolle, aperi, recita, ne lœdas, claude, rapine!

ce qui, traduit librement, signifie: «Prends, ouvre, lis, n'abîme pas, referme, mais surtout mets en place!»

Punch, le Charivari d'Outre-Manche, en même temps qu'il incarne pour les Anglais notre Polichinelle et le Pulcinello des Italiens, résume à merveille la question. Voici, dit-il, «la tenue des livres enseignée en une leçon:—Ne les prêtez pas.»

Bouquiniana: notes et notules d'un bibliologue

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