Читать книгу Les français au pôle Nord - Луи Буссенар, Boussenard Louis - Страница 4

PREMIÈRE PARTIE
LA ROUTE DU POLE
IV

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Faux dégel. – A propos de bottes. – Course de chiens. – Superbe culbute. – Le fouet groenlandais. – Six lieues à l'heure. – Comment on coupe une oreille. – Maître à bord. – Le capitaine des chiens. – Glaces partout. – La gaieté ne se dément pas. – Pilote des glaces. – Pack. – Floe. – La Glace du Milieu et les Eaux du Nord. – Le passage septentrional. – Alerte.

A mesure que la Gallia s'approchait du continent si énergiquement dénommé: Terre de la Désolation, le froid, tout en devenant assez vif, était néanmoins très supportable.

Le thermomètre, après être descendu pendant deux jours à −24° centigrades, avait marqué −4°, puis −7° et s'y était maintenu.

Par suite d'une de ces variations si fréquentes au Groenland, surtout à la partie méridionale, il remonta brusquement à +12° le jour où la goélette entra dans le havre de Julianeshaab.

Il y eut fusion partielle de certaines parties des glaces désagrégées antérieurement par les coups de mer, et une fausse débâcle qui faisait hocher la tête aux baleiniers.

«Sûr que le froid va repiquer,» disaient-ils à leurs camarades plus inexpérimentés, qui, croyant l'hiver terminé, pensaient bonnement pouvoir gagner d'emblée les latitudes hyperboréennes.

Pendant quarante-huit heures, la température demeura stationnaire, et sans transition le thermomètre accusa −10° en l'espace de quatre heures. La neige se mit à tomber avec une surabondance inconnue sous notre zone tempérée, couvrant la terre de son blanc linceul, et le chenal disparut instantanément sous un revêtement de glace, épais de cinq centimètres.

S'il y avait là une vague apparence de contretemps, d'Ambrieux s'en consola bien vite en songeant que cet abaissement de température pouvait le surprendre au large de Julianeshaab et l'empêcher de pénétrer dans le port. Là du moins, son navire est à l'abri des glaces et surtout des coups de vent terribles accompagnant la fin de l'hiver arctique.

Somme toute, quelques jours de perdus pour la navigation, mais très utilement employés à l'achat des traîneaux et surtout des chiens qu'on allait pouvoir essayer, comme les chevaux au champ de foire.

D'autre part, le capitaine voyant tous les habitants pourvus d'excellentes bottes absolument imperméables et inaltérables à l'eau de mer comme à la neige, pensa qu'il serait utile d'en pourvoir tout son monde, en prévision de l'usure devant atteindre forcément celles qu'il avait fait confectionner en Norvège.

La botte groenlandaise est en effet une œuvre d'art que les cordonnières du pays savent accommoder d'une façon merveilleuse à la forme du pied, tout en lui donnant une façon superlativement élégante.

Elles sont en peau de phoque, cousues avec des fils tirés des tendons de l'animal et préparées de telle sorte, qu'elles conservent toujours une souplesse incomparable. Au moyen d'expositions alternatives au soleil et à la gelée complétées de frictions prolongées et d'onctions répétées, elles acquièrent, avec cette souplesse, une superbe couleur blanche, de façon à pouvoir être ensuite nuancées de rouge, de jaune, de violet et même de bleu.

Séance tenante les bottières se mirent à l'œuvre, pendant que leurs époux, devenus maquignons, amenaient au capitaine les «meutes d'attelage» dont ils vantaient à l'envi la vigueur et la sobriété.

Si Julianeshaab ne compte guère que deux cent cinquante citoyens, on y trouve en revanche au moins un millier de chiens, répartis, en nombre plus ou moins grand, dans toutes les habitations.

D'Ambrieux n'avait que l'embarras du choix.

Toutes les bêtes qu'on lui présentait offraient ce type bien connu, depuis que les splendides publications du Tour du Monde ont vulgarisé, par la gravure, les voyages aux régions glacées. De moyenne taille, mais singulièrement trapus et râblés, l'œil vif, le museau pointu, l'oreille droite et mobile du chacal dont ils ont la physionomie narquoise et éveillée, la queue longue, touffue, fièrement arquée en panache, ces braves chiens de course sont en outre enveloppés d'une longue fourrure bigarrée, qui les protège efficacement contre les morsures de la bise polaire.

Rien à dire présentement de leur sobriété ni de leur endurance à la fatigue. On les verra plus tard à l'œuvre.

Ne sachant, en somme, auxquels donner la préférence, le capitaine imagina, tant pour distraire son équipage que pour apprécier les mérites des concurrents, d'improviser une course en traîneaux.

Le Groenlandais adore les luttes de vitesse, sur l'eau comme sur la terre. Ses chiens ou son kayak lui procurent alternativement cette enivrante volupté de se sentir emporté sur les flots avec la vélocité d'un squale ou de glisser sur la neige avec cette célérité qui donnerait le vertige à un jockey.

La piste est toute prête et nivelée comme un billard. Un champ de neige qui s'étend, au nord, jusqu'au Pôle; à l'est, jusqu'à l'Atlantique.

Ce n'est pas, croyez-le bien, un spectacle banal et dénué d'intérêt, que la vue de six traîneaux, attelés chacun de douze chiens bien en voie, parfaitement entraînés, se chamaillant, se mordillant, et attentifs au coup de fouet qui doit servir de signal.

Aussi, hommes, femmes et enfants ont-ils tous déserté les maisons. Les hoquetons fourrés se pressent curieusement de chaque côté, pendant que les bottes multicolores piétinent la neige.

Inutile de dire si le grand atelier de cordonnerie fait relâche!

Le capitaine et le docteur, emmitouflés comme de véritables Groenlandais, sont montés sur le traîneau de maître Hans Igalliko, leur pilote, aussi habile canotier que cocher incomparable.

Sur chacun des autres traîneaux, une paire de matelots costumés aussi en ours polaires, fument avec entrain et s'entourent d'un nuage de tabac.

Le «colonibestyrere2» de Julianeshaab 3 remplit les importantes fonctions de starter, et tient, au bout de son bras levé, un fouet groenlandais en guise de drapeau.

«Etes-vous prêt, capitaine? demande en mauvais anglais le starter improvisé.

– Go ahead!» répond le capitaine qui se courbe en avant pour éviter le choc du départ.

La lanière détonne comme un coup de pistolet, les chiens bondissent, et… un éclat de rire homérique s'échappe de toutes les fourrures indigènes qui se dandinent, se tordent, pendant que les bottes trépignent et gigotent éperdument.

Quatre marins viennent d'exécuter en arrière une triomphante cabriole, et sont restés affalés, jambes et bras écartés, au beau milieu de la neige.

«Bagasse!.. Pécaïre!.. Nom d'un d'là!.. Pétard!..»

Quatre jurons de provenance gasconne, provençale, normande et… disons parisienne, retentissent avec un ensemble comparable à celui des chutes, et se confondent avec les rires fous de la population, et les claquements de fouet du starter qui vocifère à plein gosier.

«Ce n'est qu'un faux départ, dit le docteur qui partage l'hilarité générale.

«Pas de bobo! hein! les gars?

– Quatre pipes de cassées, monsieur le docteur, répond une voix penaude, celle de Plume-au-Vent.

– Fractures qui ne sont pas de mon ressort, continue le docteur.

«Allons, au temps!.. remontez sur vos chars, et surtout, prenez garde au coup dur du départ.

«Ces damnés bêtes ont du salpêtre dans les veines, et avec ça, un coup de gigot!..

– Vous y êtes? demande le capitaine.

– C'est paré! commandant,» répondent les quatre mathurins après s'être secoués comme des barbets.

Pour la seconde fois la lanière claque, et les conducteurs font entendre un sifflement strident.

Les chiens qu'ils ne retenaient plus qu'avec peine, s'élancent au milieu d'un tourbillon de neige et disparaissent accompagnés d'un long cri d'enthousiasme.

C'est, pardieu! une sensation émouvante que de se sentir ainsi emporté avec une vitesse de vingt-cinq kilomètres à l'heure, sans heurts, sans cahots, avec ce glissement doux qui donne l'impression d'un capitonnage de duvet. C'est tout au plus si la respiration ne manque pas, au milieu de ce courant d'air, obscurci d'une impalpable poussière de neige soulevée par les pattes des enragés coureurs.

Ma foi, on ferme la bouche, on cligne des yeux, et on respire comme on peut, par le nez que protège le gros gant fourré.

Parfois un chien fait un faux pas, culbute et se trouve empêtré dans son harnais. Croyez-vous que le conducteur se dérange pour si peu? Allons donc!

Clac! Un solide coup de fouet au maladroit qui hurle, se remet d'aplomb on ne sait comment, et repart à fond de train.

Ah! le fouet! N'en déplaise aux membres de la Société protectrice des animaux, sans lui, pas d'obéissance, pas de discipline, et, pourrait-on ajouter: pas d'attelage.

Comment, en effet, maintenir l'ordre dans cette meute assez nombreuse déjà, et composée d'éléments ou de tempéraments si hétérogènes! Les uns sont ou paresseux, ou rapides, ou courageux, les autres sont ou rageurs, ou indociles, ou inintelligents, et tous aiment passionnément la chasse.

Qu'arriverait-il, si le conducteur ne possédait pas un moyen de coercition d'autant plus efficace qu'il est plus cruel, alors que son attelage, sans mors ni bride, et pourvu d'une simple bricole, serait librement abandonné à ses fantaisies, ou s'aviserait au besoin de chasser à vue un renard ou un lièvre polaire?

Le fouet esquimau, ce cousin germain du knout moscovite, répond à toutes les exigences.

Ce spectre du conducteur de chiens doit avoir au moins un mètre et demi de plus que les traits, quelle que soit la longueur totale de l'attelage. Le manche seul est immuable et ne dépasse pas soixante-dix centimètres.

La lanière est une mince bande de peau de phoque non tannée, terminée par une mèche en tendon desséché, avec laquelle un conducteur un peu habile frappe exactement où bon lui semble, et peut faire couler à volonté le sang.

Un chien qui s'émancipe est rappelé d'abord à l'ordre par la voix du maître qui prononce le nom du délinquant, et l'accompagne d'un claquement.

S'il y a récidive, la mèche vient le frapper sur les reins, et lui enlève, comme avec une paire de ciseaux, une mèche de poils.

Enfin, en cas de mauvais vouloir absolu, et pour réprimer une faute grave, le maître n'hésite pas à frapper sans pitié l'épiderme, d'où jaillissent quelques gouttes vermeilles.

Cinq minutes après le départ, le pilote, mécontent d'un de ses chiens qui, placé au milieu de l'attelage, donnait pour la seconde fois des signes d'insubordination, fournit au capitaine une singulière preuve de cette adresse proverbiale à manier le fouet.

«Ach!.. Ach! criait-il en colère, dans son anglais de fantaisie, la damnée bête empêche les autres de marcher.

«Attendez un peu, capitaine, et je lui coupe le bout d'oreille.»

Et profitant d'une faute nouvelle, il brandit la terrible lanière, la projette en avant d'un mouvement brusque si merveilleusement calculé, que la mèche s'enroule exactement au petit bout de l'oreille du délinquant, et la tranche tout net comme l'eût fait un rasoir.

Le chien poussa un long hurlement de douleur, bientôt couvert par les jappements de ses congénères et se tint pour averti.

Après avoir ainsi parcouru avec une vélocité réellement vertigineuse un espace désigné préalablement, les traîneaux obliquèrent à gauche sur un simple mot, décrivirent un large cercle, et vinrent se ranger, de front, devant le starter, et dans un ordre aussi parfait qu'au départ.

Chose réellement prodigieuse, il n'y eut ni vainqueurs ni vaincus!

Aussi, d'Ambrieux ayant plus que jamais l'embarras du choix entre des bêtes également méritantes, prit le parti, ne voulant mécontenter aucun propriétaire, de leur acheter à chacun cinq chiens, pris au hasard dans chaque attelage.

Total, trente chiens payés sans marchander cinquante francs chacun et embarqués séance tenante, avec trois traîneaux, sur la Gallia.

Sans être aucunement dépaysés, les braves toutous, séduits d'ailleurs par une ample distribution de poisson sec, s'accommodèrent fort bien du petit local agencé à leur intention, par le charpentier sur le gaillard d'avant.

Et dès lors, Plume-au-Vent, qui adore les bêtes, ne les quitte plus d'un instant, s'improvise leur pourvoyeur et sollicite du capitaine le plaisir d'être préposé à leur garde.

«Mais, mon garçon, dit l'officier, tu vas te créer là un surcroît de besogne.

– Capitaine, je vous en prie! voyez, ils me connaissent déjà.

– Tu ne pourras même pas te faire comprendre d'eux… ils n'entendent que l'esquimau.

– Avant quinze jours je veux en avoir fait des chiens savants.

– Allons! comme tu voudras.

«Te voici, à dater d'aujourd'hui, capitaine des chiens.

– Merci de tout mon cœur! et je vous jure, foi de Parisien, que jamais bêtes n'auront été mieux soignées.»

Deux jours après, chaque homme recevait sa paire de bottes groenlandaises, les vivres supplémentaires pour l'usage des chiens étaient embarqués, et la Gallia, pilotée de nouveau par son lamaneur indigène, quittait Julianeshaab, malgré la persistance du froid.

L'escale avait duré dix jours, et l'on était alors au 23 mai.

En vain maître Igalliko avait insisté près du capitaine pour lui faire prolonger son séjour. Il alléguait, non sans apparence de raison, la subite reprise du froid qui allait entraver la marche de la goélette. Même en attendant une semaine encore, elle devancerait les navires baleiniers qui ne se montreraient pas avant la fin du mois.

D'Ambrieux fut inébranlable. Il voulait à tout prix faire de la route, arriver le premier là-bas, se frayer, coûte que coûte, un passage, au moins jusqu'à la Glace du Milieu; dût-il pour cela entamer sérieusement son combustible. Ne savait-il pas pouvoir s'approvisionner à la mine de lignite, découverte par la Discovery, et à celle trouvée plus loin encore par notre vaillant compatriote, le docteur Pavy, l'infortuné compagnon du lieutenant américain Greely.

Vingt-quatre heures seulement après l'appareillage, les événements semblèrent légitimer les appréhensions du pilote.

Du jour où la première glace flottante avait été signalée, la navigation, d'abord plus étrange que périlleuse, plus accidentée que difficile, devint tout à coup dangereuse à l'excès.

Les matelots, ceux du moins qui n'ont jamais fait les rudes campagnes à la baleine, s'aperçoivent brusquement qu'ils viennent de pénétrer dans un monde entièrement nouveau.

Glaces par l'avant et par l'arrière! glaces par tribord et par bâbord, glaces partout! C'est le règne du chaos!.. un mouvant chaos de glaces, un composé indescriptible d'objets sans formes, sans couleur, presque sans corps… une fantasmagorie de décors à chaque instant modifiés par les courants ou les pressions sous-marines, à travers laquelle s'avance, toute sombre, sous son panache de fumée, la Gallia, dont la présence, en pareil lieu, semble un défi audacieusement jeté à la prudence humaine.

Les blocs errants, sous l'irrésistible poussée du courant, s'approchent en tournoyant avec leur impassible lenteur de masses brutales, se heurtent, s'écrasent et s'éboulent avec des fracas qui se répercutent comme des tonnerres lointains et menacent à chaque instant d'écraser le petit navire, seule parcelle de matière intelligente, perdue au milieu de l'inénarrable tohu-bohu!

La Gallia navigue le plus souvent à travers un brouillard plus ou moins épais, que déchire parfois un coup de vent du Sud. Le soleil surgit alors avec des flamboiements qui font ruisseler des torrents de feu sur les millions de facettes et les font resplendir d'un éclat incomparable. Puis la féerique vision s'efface, les teintes s'estompent, les images pâlissent au milieu des impalpables vapeurs, et le merveilleux décor disparaît dans un anéantissement de spectre, laissant aux hommes éblouis le regret des splendeurs passées, avec l'idée du péril imminent.

Aussi, la vigilance est extrême sur le pont du navire. Tous ceux qui ne sont pas de quart à la machine se tiennent en permanence à leur poste respectif, brandissant de longs crocs avec lesquels ils repoussent les glaçons qui, à chaque instant, menacent l'avant.

En dépit d'efforts incessants et d'une attention qui ne se dément jamais, l'éperon heurte rudement un iceberg dont la base est cachée sous la vague et dont le sommet demeure invisible dans le brouillard.

Le navire frémit, s'arrête un moment et repart, sans autre inconvénient que de secouer un peu trop rudement les chronomètres. Car tout ce qui est, à bord, susceptible de détérioration, a été soigneusement saisi et arrimé, de façon à permettre, plus tard, à la Gallia, de remplir sa fonction de bélier.

Quant au capitaine, confiant dans la solidité de son bâtiment dont il éprouve à chaque instant la résistance, il conserve son impassibilité, et n'a qu'une seule idée en tête: faire de la route.

Encouragés par la présence de leur chef qui prêche vaillamment d'exemple, les matelots supportent sans fléchir les écrasantes fatigues de ce rude noviciat et trouvent encore moyen de plaisanter.

Jamais la gaîté gauloise ne se trouve à court, même dans les circonstances les plus difficiles; on pourrait dire qu'elle semble s'accroître avec elles.

«Bon! crie une voix joyeuse, celle du Parisien qui vient de quitter sa chaufferie, encore de la glace!

«Il y a donc des gens qui passent ici leur vie à en fabriquer!

«Ma parole! si c'est pas à leur faire payer patente!»

Le soleil luit, par hasard. On aperçoit l'ennemi arriver en colonnes serrées.

«Empoigne un croc, bavard, et pique-moi cet obélisque, dont la pointe menace la vergue…

«Tonnerre!..» interrompt le camarade, qui fait terriblement vibrer les R, et qu'à son accent on reconnaît pour un Basque.

C'est en effet le baleinier Michel Elimberri, élevé depuis le départ de Julianeshaab à la dignité de «pilote des glaces»; ce que les Anglais appellent: «icemaster».

Silencieux jusqu'à la taciturnité, le Basque, dont la vive intelligence n'avait pas eu jusqu'alors occasion de se produire, s'est tout à coup révélé au capitaine comme un homme absolument hors de pair pour tout ce qui a trait à la navigation dans les mers arctiques.

Il a longtemps pratiqué la pêche à la baleine, connaît parfaitement les parages au moins jusqu'au détroit de Smith et la baie de Melville, où il a hiverné deux fois. Son instruction technique est bien supérieure à celle de la moyenne des matelots, à ce point qu'il a été embarqué une fois en qualité de second sur un baleinier.

Le capitaine le jugea un soir, en l'entendant expliquer, à ses camarades, comment il comprenait l'expédition, et se convainquit de sa valeur après un entretien sommaire.

«L'obélisque! riposte Plume-au-Vent, toujours goguenard, tu me fais penser à Paris, ma ville, où de bons licheurs toujours altérés, font en ce moment les yeux doux à des carafes frappées!

«Et ici!.. oh!.. là! là!.. mince de frigorifique!

«Faut croire que nous sommes à l'entrepôt général du grand magasin des degrés au-dessous de zéro.

«Michel?

– Après? répond brièvement le Basque.

– Une idée! Si après la campagne nous frétions, avec nos parts, un joli bateau pour venir ici chercher de la glace et en vendre aux gens qui tirent la langue sous un Equateur quelconque?

– Enfoncée, l'idée!

– Ah! bah… ça se fait.

– Oui! En Amérique… Dans la baie d'Hudson… des vapeurs… on coupe la glace comme des pavés… à la scie… on l'emballe dans du feutre et de la sciure de bois et on la porte aux Antilles… au Mexique… à la Louisiane… à Cayenne…

– Ça doit coûter cher la livre, hein!

– Quatre sous!

– Pétard! Sont-y malins, ces Américains.

«Michel!

– Quoi encore?

– Toi qui la connais dans les coins, la chose des glaces, tu devrais bien m'expliquer…

– Pas le temps… faut ouvrir l'œil.

– C'est pas une raison pour clore le bec et fermer les oreilles.

«Ça m'empêche pas de turbiner, quand je parle, moi.

«Tiens, vois, ça s'éclaircit un peu… y a relâche… nous sommes dans un chenal d'eau libre.

– Je vois bien… mais, là-bas… par tribord… le floe

– Tu dis?..

– Floe… champ de glace marine… l'eau de mer gelée sur place… là!

«La goélette devra le contourner… impossible de passer.

– … Et là-bas… vois donc… à bâbord…

«Des collines, des dunes, des rochers de glace… ça s'étend à perte de vue.

«On dirait que ça rejoint le… le… floe, comme tu dis.

– C'est un pack.

«Glaces venues du Nord… mêlées par les courants et les tempêtes… entassées… superposées… gelées et réunies par le froid.

«Le soleil fera tout craquer… partira en morceaux… icebergs qui s'en iront en dérive…

– Tonnerre!.. y en a-t-y… mais y en a-t-y encore et toujours!

«Et avec ça un froid qui me coupe le nez… preuve que mon piton est d'un cramoisi!

– Thermomètre à 20° au-dessous de zéro.

– Mais alors, tout va geler ici, et je ne m'explique pas comment le navire flotte encore.

– Il y a le courant qui empêche l'eau de se prendre.

– Mais, plus loin?

– Nous trouverons le Pack du Milieu, la grande banquise formant barrière devant les eaux libres du Nord.

– Comment passerons-nous?

– Il y aura débâcle.»

Et profitant de la loquacité insolite de son camarade auquel l'état de la mer donne un peu de répit, le chauffeur se fait expliquer ce qu'il ignore, s'étonnant de la forme et de la consonnance des mots servant à désigner la glace sous ses différents aspects, cherchant en vain leur équivalent dans notre langue.

«Les étrangers… surtout les Anglais, sont venus les premiers, et ils ont donné aux choses des noms de chez eux.»

Et le Basque, poursuivant ainsi son entretien à bâtons rompus, continue ses définitions, dont le Parisien, ennuyé de ne pas savoir, se promet de tirer bon profit.

Plume-au-Vent apprend ainsi du baleinier, que le Pack du Milieu, ou comme il préfère l'appeler, la banquise, l'effroi des vaillants pêcheurs de cétacés, obstrue les détroits de Smith, de Jones et de Lancastre, même pendant l'été arctique, et qu'ils doivent, pour gagner l'espace libre des Eaux du Nord, contourner vers l'Est la terrible barrière afin de trouver le passage, trop heureux quand il n'est pas intercepté par la soudure de la banquise avec la glace des côtes qui, presque en tout temps, obstrue la baie de Melville.

Que de fatigues, de peines et de dangers, pour atteindre cette portion de mer ouverte qui ne s'étend guère au Sud du soixante-seizième parallèle, et doit souvent être cherchée plus haut! Etant donné surtout que le redoutable pack, appelé aussi: Glace du Milieu, s'étend du 76e au cercle polaire! soit un espace d'environ huit degrés, près de 900 kilomètres, à travers lequel il faut cheminer, Dieu sait comment!

Cet effroyable amas de glace n'est pas immobile comme le croyait le chauffeur. Bien au contraire. Toujours plus ou moins en mouvement, il semble obéir à une impulsion continuelle produite par les courants venus du Nord, comme d'ailleurs le prouvent certains faits indéniables. Notamment la dérive extraordinaire du Fox, le petit vapeur monté en 1857 par Mac-Clintock, parti à la recherche de l'expédition Franklin. Le Fox, soudé à la banquise par le travers du cap York, descendit avec les glaces pendant neuf mois et ne fut délivré que sous le cercle polaire.

Le Pack du Milieu, ou banquise, se forme donc, selon toute évidence, à l'extrême Nord, par l'agrégation des floes ou champs de glaces détachés, qui atteignent là-bas des hauteurs énormes, quarante et cinquante mètres, et viennent se souder à la barrière, après avoir notablement fondu en route, mais de façon à émerger encore de douze à quinze mètres et plus. Chaque floe qui constitue un des éléments de la banquise, a une configuration à peu près invariable. Il est profondément entaillé en plan horizontal au niveau des eaux, dont il subit continuellement l'action dissolvante, mais à une certaine profondeur il s'élargit énormément, de façon à posséder une base très considérable, et n'émerge jamais que du quart de sa hauteur totale.

Que l'on juge par là des dimensions d'un glaçon qui se dresse à quinze mètres seulement au-dessus du niveau de la mer!

Ainsi appelé par les circonstances à enfourcher son dada favori, le Basque devenait intarissable, peut-être pour la première fois.

Et le Parisien jubilait de cette condescendance, et enrichissait sa prodigieuse mémoire de faits à ce point intéressants, qu'il ne s'apercevait pas du givre collé à ses sourcils, et des glaçons formant stalactites à chacun des poils de sa barbe.

L'entretien se fût peut-être continué fort longtemps encore, s'il n'eût été brusquement interrompu par un cri bref du Basque, auquel succède une longue clameur d'étonnement, peut-être d'effroi.

2

Le colonibestyrere, dont le nom signifie à peu près pilote de colonie, est le gouverneur du district. De Julianeshaab jusqu'à Upernavik, le dernier point où l'on rencontre encore des civilisés, on compte dix districts, administrés chacun par leur colonibestyrere nommé par le gouvernement métropolitain.

3

Le nom de Julianeshaab, signifie: Julie-Espérance. La triste bourgade, fondée il y a environ cent vingt-cinq ans, reçut ce nom en l'honneur de la reine de Danemarck, si bienfaisante à ses pauvres colons d'Amérique.

Les français au pôle Nord

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