Читать книгу Les français au pôle Nord - Луи Буссенар, Boussenard Louis - Страница 7

PREMIÈRE PARTIE
LA ROUTE DU POLE
VII

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La goélette arrêtée par les glaces. – Une idée du capitaine. – Beaucoup d'efforts et un peu de dynamite. – Formidable explosion. – Voie libre. – Est-ce un homme, est-ce un ours? – Trois ours et un homme. – Poursuite. – Manqué! – Où le docteur trouve son maître et n'est pas jaloux. – Les exploits d'un cuisinier. – Digne de son illustre homonyme le grand Tartarin. – Montagne de viande fraîche.

«Sapristi! la baie de Melville se défend.

– Sûr, qu'elle se défend, monsieur le docteur, opine gravement le maître d'équipage.

– Ma parole! nous sommes bloqués.

– Faudrait voir.

– Cela me semble vu… tout à fait vu.

«Depuis vingt-quatre heures le froid a repris brusquement, les chenaux sont refermés, les floes sont soudés les uns aux autres et pas moyen de les attaquer à coups d'éperon, puisque la goélette, immobile comme une bouée, ne peut ni avancer ni reculer.»

Le vieux baleinier, toujours très calme se hausse au-dessus de la lisse, regarde au loin le morne champ de glace, la main en avant, au-dessus des sourcils, et semble humer l'air comme un chien de chasse.

«Eh bien! maître Guénic, interrompt le docteur agacé de ce long silence.

– Dame! monsieur le docteur, cela fait vingt-quatre heures de perdues, et c'est tant pis pour le capitaine, vu qu'il est pressé.

– Voilà tout ce que vous trouvez à dire?

– C'est-y la peine de se déralinguer la fressure pour une chose que ni vent, ni marée, ni vapeur, ni soleil ne peuvent empêcher.

«Le capitaine a voulu passer un peu trop tôt, c'est vrai.

«Mais, il est le maître.

«D'ailleurs, y avait chance.

– Et maintenant?

– Y a toujours chance.

«Quelques heures de vent du sud, un peu de soleil, et tout ce mauvais pavage s'en ira en dérive.

– Et s'il n'y a ni vent du sud, ni soleil?

– M'est avis que faudra patienter.

«A moins que le capitaine n'ait une idée.

«Il est le capitaine.

– Mon brave Guénic vous êtes exaspérant, avec votre sang-froid.

– Vous savez bien, monsieur le docteur, que le sang-froid, c'est la vertu du marin, vous qu'êtes un fin matelot de la flotte de Terre-Neuve.

– Mais, à Terre-Neuve, il s'agit simplement de pièces de cent sous représentées par des morues.

«Peu importe d'arriver un peu plus tôt, un peu plus tard… le chargement se complète toujours.

«Tandis qu'ici, nous luttons pour la gloire… l'honneur du pavillon est en jeu.

«Une semaine de retard peut amener une catastrophe irréparable.

– Euh!.. moi et les autres, nous sommes prêts à risquer nos os pour les couleurs.

«Mais, voyez-vous, la glace est toujours la glace.

– Vous voulez dire qu'elle existe pour nous comme pour notre concurrent.

«Et s'il trouve une passe libre, lui!

– Ça ne me paraît guère possible.

«Et puis, ce n'est jamais qu'un Allemand, et le capitaine doit avoir son idée.

«Voilà!

«… Tiens!.. pas possible!..

«Ah! malheur!

– Qu'y a-t-il encore, bon Dieu!

– Causons bas, monsieur le docteur.

«Y a que nous dérivons.

– Ah!.. Nous avançons en arrière!

«Eh bien! c'est du propre!

«Je cours, avertir le capitaine.

– Pas besoin, allez!

«Sûr qu'y sait la chose, et qu'il a son idée.

– Tu as raison, mon vieux Guénic, interrompt une voix bien connue et je vais la mettre, sans tarder, à exécution.

– Je m'en doutais bien, allez, capitaine, dit avec une déférence affectueuse le maître en chavirant lestement, par-dessus bord, le paquet de tabac dont il exprime le jus avec sensualité.

– Quant à vous, docteur, répond l'officier, je vais vous faire assister à un feu d'artifice comme vous n'en avez jamais vu.

«Une brute d'obstacle matériel m'arrêterait!..

«Sangdieu! Je ne serais plus moi!

«Allons, Guénic, en haut le monde, et leste!»

Le maître porte aussitôt à ses lèvres son sifflet d'argent, en tire des sons aigus, fignolés de trilles et de roulades qui font accourir au pied du mât de misaine l'équipage tout entier.

«Le charpentier! dit brièvement le capitaine.

– Présent! répond Jean Itourria le second Basque, compatriote du pilote des glaces.

– Descends avec quatre hommes au magasin et apporte douze tarières… les plus grandes.

«C'est compris?

– Oui, capitaine.

– Guénic, un falot.

– Oui, capitaine.

– Va m'attendre au panneau de la soute aux poudres et emmène avec toi l'armurier, Castelnau, et ton matelot Le Guern.

– Oui, capitaine.»

L'officier rentre dans son appartement et revient presque aussitôt portant une clef, celle de la soute probablement.

Tous quatre enfilent l'escalier de l'arrière, s'arrêtent devant une petite porte que le capitaine ouvre lestement, et pénètrent dans un réduit assez vaste, où sont rangées symétriquement une infinité de caisses fermées avec des boulons.

Le capitaine en choisit deux marqués d'un D majuscule, les fait enlever aux matelots et ajouta:

«Portez cela sur le pont et en douceur, garçons.»

Par les soins du charpentier, les tarières sont déjà rangées au pied du mât.

Avec une clef anglaise, l'armurier déboulonne les caisses qui apparaissent doublées de cuivre à l'intérieur, avec une lame obturatrice en caoutchouc entre le couvercle et les bords.

Chacune renferme une centaine de cylindres en gros papier verni, longs de vingt-cinq centimètres et portant à peu près cinq centimètres de diamètre. Puis, une fine cordelette noirâtre lovée sur elle-même, comme un brin de filin, et une petite boîte contenant des étoupilles analogues à celles dont se servent les artilleurs.

C'est tout.

Le capitaine ajoute, s'adressant à l'armurier:

«Ces cartouches renferment chacune cent cinquante grammes de dynamite.

«La charge est suffisante pour briser la glace dont l'épaisseur ne dépasse pas deux mètres.

– Certainement, capitaine.

«Les carriers de la forêt de Fontainebleau font éclater, avec des cartouches de même dimension, des blocs de grès non moins épais.

– Et tu sais la manière de les mettre en état de faire explosion.

– Oui, capitaine.

«Comme la dynamite ne produit son effet détonant que si elle est enflammée par une étoupille, il suffit de percer, dans le sens de la longueur, la cartouche avec un poinçon, et de glisser dans le trou l'étoupille munie d'un bout de cordon Bickford.

– Bien!

«Tu sais également charger un trou de mine.

– Oui, capitaine.

«Les fragments de glace pilée amenés par les tarières, fourniront d'excellents matériaux.

«Il est très facile, d'autre part, de calculer la longueur que doit avoir le cordon Bickford pour provoquer l'explosion dans un temps plus ou moins long, et à volonté.

– A merveille!

«Et maintenant, que chacun se tienne paré pour m'accompagner.

«Guénic, fais descendre sur la glace les outils et les deux caisses.

Le capitaine se rendit à la machine et appela Fritz Hermann, le maître mécanicien.

– Fritz, lui dit-il, tu vas chauffer et atteindre le maximum de pression.

«Tu as trois heures pour cela.

«J'ai besoin de tout le monde, tu garderas avec toi un seul chauffeur.

– Bien, capitaine! je serai paré dans trois heures.»

D'Ambrieux remonta sur le pont, donna l'ordre au second de rester à bord avec un timonier, puis commanda:

«Tout le monde sur la glace!

«Vous nous accompagnez, n'est-ce pas, docteur?»

Puis, il descendit le dernier, prit la tête de la petite troupe composée de quatorze hommes portant, les uns les tarières, les autres les caisses de cartouches et se mit en marche vers le nord en comptant ses pas.

Quand il eut ainsi parcouru mille mètres il s'arrêta et dit aux marins:

«Espacez-vous de dix en dix mètres, dans la direction du navire, et creusez dans la glace chacun un trou avec votre tarière.

«Ne dépassez pas en profondeur cinquante centimètres.

«Et du leste, garçons! car le temps presse; il y aura double ration une fois la besogne terminée.»

Sans plus tarder, les matelots s'alignent au pas gymnastique et attaquent l'énorme couche de glace avec tant d'adresse et de vigueur qu'en douze minutes, montre en main, les dix trous sont creusés à la profondeur voulue.

«A ton tour, dit le capitaine à l'armurier qui, pendant ce temps, a garni d'étoupilles un certain nombre de cartouches.

– Je vous prierai, capitaine, de m'indiquer combien de temps doit s'écouler entre l'inflammation de la mèche et l'explosion?

– Une demi-heure.

– Alors, il faut une brasse de cordon, répond l'armurier, en déroulant la petite ficelle noirâtre.»

Puis il la tronçonne en longueurs égales, pendant que le capitaine s'entretient à voix basse avec Guénic.

– C'est compris, n'est-ce pas?

– Compris, oui, capitaine.

«C'est égal, vous avez là une crâne idée, termine le maître avec la respectueuse familiarité des vieux serviteurs.»

Castelnau ayant ainsi fractionné le cordon Bickford, introduit dans le premier trou une cartouche, le remplit avec de la glace pulvérisée par la tarière, la tasse du pied et allonge le même cordon qui apparaît, comme un morceau de fil téléphonique.

«C'est très bien, observe le capitaine satisfait, tu n'as plus qu'à continuer.»

Le forage est poussé activement, mais, au lieu d'opérer en suivant la direction occupée par les dix premiers trous de mine s'étendant sur une longueur de cent mètres, les matelots se sont portés à dix mètres sur la gauche.

Puis, une nouvelle ligne de cent mètres étant ainsi minée, ils reviennent sur la droite, dans le prolongement de la première.

On comprend sans peine le but de cette disposition intelligente.

D'Ambrieux ne voulant rien laisser au hasard, s'est dit avec raison, que l'explosion d'une série de pétards exposés sur une seule ligne pourrait disloquer un espace insuffisant.

Aussi a-t-il pris soin de l'interrompre tous les cent mètres et de la doubler, en quelque sorte, en lui donnant la disposition d'un créneau.

Il est à supposer que tout en économisant la main-d'œuvre et la substance explosive, il aura le même résultat que si les deux lignes étaient continues dans toute leur étendue.

Cependant le travail poussé avec une énergie fiévreuse touche à sa fin.

Les derniers trous de mine, par conséquent les plus rapprochés du navire, sont chargés.

La Gallia, immobile comme dans un dock et flottant toujours, halète sur place et dégage d'énormes tourbillons de fumée noire. Le sifflet de la machine pousse un hurlement prolongé, Fritz est prêt.

Le capitaine envoie chercher à bord un long bout d'amarre goudronnée, le fait couper en dix morceaux. Chaque matelot reçoit un de ces morceaux, l'enflamme, et va se placer à chacune des sections de la ligne représentant un groupe de dix trous de mine répartis sur une longueur de cent mètres.

Le second, attentif à cette évolution, constate que tout le monde est à son poste et transmet un ordre au mécanicien par le télégraphe de la machine.

Pour la seconde fois, le sifflet se met à mugir. Les hommes, disséminés sur la glace, prévenus par ce signal, allument, avec un ensemble parfait, et tout en courant, chacun dix bouts de cordon.

Dix minutes après, les plus éloignés ont rallié le navire agité de sourdes trépidations.

Puis, tous ces braves matelots un peu essoufflés de cette course succédant à un travail auquel ils ne sont pas habitués, savourent le nectar versé par M. Dumas, et comptent les minutes.

Bien que nul ne doute parmi eux du succès, ils sont anxieux, énervés. Les loustics eux-mêmes ne songent guère à plaisanter. On sent, du reste, qu'en pareil moment, une facétie raterait comme un pétard mouillé.

Un quart d'heure s'écoule, et l'on n'entend d'autre bruit que celui de la vapeur fusant sous les soupapes.

On compte presque les secondes! et quinze paires d'yeux rivés sur la surface bleuâtre s'hypnotisent dans une fixité inquiète.

Soudain, à un kilomètre de la Gallia, surgit un long jet de vapeur blanchâtre qui s'élève à plus de dix mètres, et brusquement s'arrondit en coupole au sommet. Bien avant que le bruit de la détonation soit parvenu à la goélette, un second faisceau de fumée jaillit de la lourde carapace qui recouvre les eaux, puis un troisième, et tout à coup, l'explosion simultanée de toutes les mines.

Un coup sourd, étouffé, pas très intense retentit avec un tel ensemble, que l'on dirait un feu de peloton exécuté par des soldats d'élite.

Puis, sous le nuage qui flotte à cinq ou six mètres, on perçoit l'irrésistible poussée de débris informes, arrachés, broyés, effondrés. Tout craque, tout gémit, tout se disloque aussi loin que la vue peut s'étendre. Des pans entiers, soulevés par une de leurs extrémités, se dressent à pic, oscillent et retombent au milieu de cascades qui roulent, grossissent, et accourent vers le navire.

Encore une fois vainqueurs de l'inerte résistance des forces de la nature, les matelots poussent un long cri d'enthousiasme auquel succède un ronflement bien connu.

Au commandement du chef, l'hélice, captive depuis plus de trente-six heures, se met à tourbillonner avec rage, et la Gallia, mettant le cap sur la déchirure, s'élance au milieu des eaux libres, balayant comme des fétus, sous sa puissante étrave, les glaçons en dérive.

Très fiers de leur exploit, heureux de cette victoire sur la banquise, l'ennemi qu'ils détestaient déjà, les marins n'en peuvent croire leurs yeux, à mesure qu'ils avancent, tant le spectacle de cette destruction est complet, effrayant.

Eh quoi! un semblable anéantissement est l'œuvre de trente livres de dynamite!

Mais ce n'est pas tout. Le capitaine comptait sur une passe de dix ou douze mètres; et par endroits, elle en mesure cinquante. En outre, ce choc effroyable, cette poussée qui, à l'inverse de celle produite par la poudre, s'opère de haut en bas, s'est fait sentir on ne sait à quelle profondeur.

La preuve, c'est qu'on aperçoit, à droite et à gauche, des phoques assommés, foudroyés, immobiles, le ventre en l'air, avec une infinité de poissons de toute grosseur, de toute espèce.

Ne craignant plus d'être emprisonnés, confiant d'ailleurs dans les ressources de son arsenal, le capitaine ordonne de stopper un moment, afin de faire hisser à bord quelques-unes des victimes, et procurer à ses hommes des vivres frais.

Dix minutes suffisent à une pêche réellement miraculeuse, puis la goélette reprend son envolée vers les eaux libres, et accompagnée des craquements retentissant de la glace disloquée jusqu'à une distance qu'on ne peut apprécier.

C'est au point que, le choc se répercutant ainsi de proche en proche, on voit parfois les glaciers de la côte osciller, puis s'effondrer et détacher d'immenses glaçons qui se mettent à dériver en tournoyant.

Déjà le chenal improvisé par la seule volonté de l'intrépide officier était franchi. Quelques heures encore de navigation sans entraves, et la baie de Melville serait traversée.

Le capitaine allait donner l'ordre d'obliquer un peu à l'ouest, quand les gestes et les cris d'un petit groupe de matelots debout à l'avant, attirèrent son attention.

«Je te dis que c'est un ours.

– Je t'assure que c'est un homme.

– Peuh! dans ce pays cite! répliqua un organe bas-normand, ils sont habillés pareil au même.

– Mais, il y en a trois, d'ours… un gros et deux petits.

«Preuve qu'y sont blancs… autant dire jaune-soufre.

– Et que l'homme est marron.

– Et qu'y s'ensauve comme un quéqu'un qu'aurait le feu quelque part.

– Sûr qu'y vont lui manger ses aloyaux!

– Il n'a qu'à les faire monter à l'arbre, s'écrie Plume-au-Vent.

– Tu blagues, toi, Parisien! reprend le Normand, t'as pourtant un bon cœur, à preuve que t'as évu celui de me retirer de la grand'tasse, là ousque je buvais mon dernier coup.

– Parlons pas de ça, Guignard… d'abord t'es mon matelot.

– Eh!.. eh!.. s'écrient les marins, pas bête, l'homme!

«Y jette à l'ours son suroît en fourrure.

– … Pour gagner du temps!

– Et l'ours batifole avec le paletot.

– Oui, mais ça ne va pas durer longtemps.»

Le fugitif – c'est bien réellement un homme auquel donne la chasse un ours blanc monstrueux – détale à fond de train, en semant sur la glace quelques pièces de son habillement.

Mais le féroce plantigrade, talonné par la faim, ne se laisse plus prendre à cette ruse. Il galope avec cette allure si lourde en apparence, mais tellement rapide en fait, qu'elle peut égaler la vitesse d'un cheval.

L'homme auquel une terreur bien légitime semble donner des ailes, s'approche visiblement du navire. Mais il se trouve encore éloigné de quatre cents mètres, et l'ours gagne de plus en plus.

– Il faut à tout prix sauver ce malheureux, dit le capitaine.

– Stop!

«Parez la baleinière!

«Cinq hommes de bonne volonté!»

Le docteur et le lieutenant sont accourus, armés chacun d'une carabine à deux coups.

Les matelots se présentent en groupe, réclamant tous le périlleux honneur de combattre le monstre.

Un cri d'horreur échappe aux moins impressionnables. Le fugitif a glissé, puis s'est abattu lourdement. L'ours n'est plus qu'à deux pas de lui.

Un coup de feu retentit, et la balle frappant à un mètre de l'animal, fait voler un éclat de glace.

L'ours, un moment effrayé par le choc et le sifflement du projectile, s'arrête et regarde avec inquiétude le navire.

Ce répit, si court qu'il soit, permet à l'homme de se relever et de reprendre sa course, mais en zigzag.

Un second coup de feu se fait entendre, mais sans plus de résultat.

«Maladroit!» s'écrie le docteur tout dépité, en glissant deux cartouches métalliques dans le tonnerre de son arme encore fumante.

Le lieutenant fait feu à son tour et manque la bête qui semble invulnérable.

«Cent francs à qui l'abat,» dit le capitaine.

Castelnau arrivait portant de chaque main une carabine toute chargée.

Dumas le cuisinier, son tablier blanc relevé d'un bord, en triangle, comme un foc, l'arrête au passage.

«Donne-moi ça, petit, dit-il à l'armurier, et je veux toute ma vie manger de la cuisine au beurre si je ne gagne pas la prime.»

Avec une aisance parfaite, il saisit une carabine, la porte à l'épaule, met en joue et s'adressant au docteur avec sa familiarité provençale:

«Trois cents mètres… plein guidon, n'est-ce pas monsieur le dôtur?

– Plein guidon! et tâchez de faire mieux que moi.

– Eh!.. zou!»

Il ajuste trois secondes à peine et presse doucement la détente.

Paf!.. pîîî… îcth!.. il semble qu'on suive le sillage de la balle qui s'éloigne en sifflant.

Et soudain, l'ours fait un bond énorme, se dresse convulsivement sur les pieds de derrière, oscille et s'écroule sur le dos en gigotant.

«Tonnerre de Brest!.. un mathurin de Lorient n'eût pas mieux fait, s'écrie Guénic n'en pouvant croire ses yeux.

– Eh, millé dioux! il y en a encore deux autres, s'écrie le Provençal.

«Les petits… les mouçerons…

«Ce que ze vais t'éçeniller ces vermines!»

M. Dumas, superbe comme un capitan, la barbe hirsute, l'œil allumé, reçoit une cartouche, charge le canon droit de sa carabine, et avec le sang-froid d'un chasseur qui fusille des perdreaux, fait feu, deux fois coup sur coup.

Les deux oursons qui se sont arrêtés près du cadavre de leur mère, tressautent brusquement, et chose à peine croyable qui stupéfie littéralement l'équipage, tombent, foudroyés!

«Coup double! dit avec son large rire le cuisinier.

«Ce n'était pas plus difficile que ça!

– Sacrebleu! mon garçon, quel joli tireur vous faites!

– Oh! monsieur le dôtur, répond modestement Dumas, tout le monde pourrait en faire autant à Beaucaire.

«Seulement, on n'y trouve zénéralement pas d'ours.

– Très bien, Dumas, très bien! interrompt le capitaine.

«Je ne te connaissais pas ce talent, et puisque tu aimes la chasse, tu auras plus tard occasion de satisfaire ton goût.»

L'homme ainsi miraculeusement sauvé s'était avancé jusqu'au bord du chenal où venait de stopper la Gallia.

La baleinière, armée au moment où l'habile tireur accomplissait son exploit, abordait en deux coups de rame au glaçon au milieu duquel les trois ours frissonnaient leur agonie.

Sur un signe du patron, le malheureux à demi nu, tout grelottant, prenait place dans l'embarcation, pendant que deux matelots munis de grelins, allaient crocher les plantigrades pour les haler sur le pack.

Mais une difficulté se présente tout d'abord. L'ourse est tellement pesante, qu'on ne peut la mouvoir. Il faut un palan!

«Tron de l'air! monsieur le dôtur, c'est donc une bestiole conséquente? demande à son interlocuteur le Provençal.

– Le diable soit de votre bestiole!

«Mais, mon garçon, ça pèse au moins cinq cents kilos!

– Bagasse! monsieur… et moi qui n'ai zamais çassé que la grive et l'ortolan.

– Eh bien! ça vous a joliment fait la main.

«Ma foi, vous êtes digne de rivaliser avec le héros de Tarascon.

«Le grand… l'illustre Tartarin, votre homonyme.

– Faites excuse, monsieur le dôtur, mais je suis né natif de Beaucaire et zamais ze n'ai mis le pied à Tarascon.

«Ze ne sais pas qui est ce monsieur Tartareïn, dont ce mouçeron de Parisien m'a donné le surnom, et qu'il m'appelait chasseur de casquettes…

– Je vous ferai connaître ce héros dont un de nos plus illustres écrivains, votre compatriote, M. Daudet, a écrit les aventures extraordinaires, mais authentiques!

«Le livre est dans la bibliothèque, vous le dégusterez pendant l'hivernage.

«Et maintenant, comme à un tireur de votre force il faut une arme digne de lui, je suis heureux de vous offrir cette excellente carabine anglaise de Dougall.

– Mais, monsieur… je ne veux pas vous priver de…

– J'en ai une autre toute pareille.

«Allons ne faites pas la petite bouche… acceptez!..

«Sur ce, mon brave, allons voir vos victimes que l'on hisse en ce moment à bord.

«Nous ferons l'autopsie ensemble.»

Les français au pôle Nord

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