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ОглавлениеQuorum pars magna fui,
et où le plaisir d'observer me sauva des angoisses de la misère.
J'étais un jour invité à dîner chez un haut fonctionnaire public. Le billet d'invitation était pour cinq heures et demie, et au moment indiqué tout le monde était rendu; car on savait qu'il aimait qu'on fût exact, et grondait quelquefois les paresseux.
Je fus frappé, en arrivant, de l'air de consternation que je vis régner dans l'assemblée: on se parlait à l'oreille, on regardait dans la cour à travers les carreaux de la croisée; quelques visages annonçaient la stupeur. Il était certainement arrivé quelque chose d'extraordinaire.
Je m'approchai de celui des convives que je crus le plus en état de satisfaire ma curiosité, et lui demandai ce qu'il y avait de nouveau, «Hélas! me répondit-il avec l'accent de la plus profonde affliction, monseigneur vient d'être mandé au conseil d/État; il part en ce moment, et qui sait quand il reviendra?--N'est-ce que cela? répondis-je d'un air d'insouciance qui était bien loin de mon coeur. C'est tout au plus l'affaire d'un quart-d'heure; quelque renseignement dont on aura eu besoin; on sait qu'il y a ici aujourd'hui dîner officiel; on n'a aucune raison pour nous faire jeûner.» Je parlais ainsi; mais au fond de l'âme, je n'étais pas sans inquiétude, et j'aurais voulu être bien loin.
La première heure se passa bien, on s'assit auprès de ceux avec qui on était lié; on épuisa les sujets banaux de conversation, et on s'amusa à faire des conjectures sur la cause qui avait pu faire appeler aux Tuileries notre cher amphitryon.
À la seconde heure, on commença à apercevoir quelques symptômes d'impatience: on se regardait avec inquiétude, et les premiers qui murmurèrent furent trois ou quatre convives qui, n'ayant pas trouvé de place pour s'asseoir, n'étaient pas en position commode pour attendre.
À la troisième heure, le mécontentement fut général, et tout le monde se plaignait. «Quand reviendra-t-il? disait l'un.--A quoi pense-t-il? disait l'autre.--C'est à en mourir!» disait un troisième. Et on se faisait, sans jamais la résoudre, la question suivante: «S'en ira-t-on? ne s'en ira-t-on pas?»
À la quatrième heure, tous les symptômes s'aggravèrent: on étendait les bras, au hasard d'éborgner les voisins; on entendait de toutes parts des bâillements chantants; toutes les figures étaient empreintes des couleurs qui annoncent la concentration; et on ne m'écouta pas quand je me hasardai de dire que celui dont l'absence nous attristait tant était sans doute le plus malheureux de tous.
L'attention fut un instant distraite par une apparition. Un des convives, plus habitué que les autres, pénétra jusque dans les cuisines; il en revint tout essoufflé; sa figure annonçait la fin du monde, et il s'écria d'une voix à peine articulée et de ce ton sourd qui exprime à la fois la crainte de faire du bruit et l'envie d'être entendu: «Monseigneur est parti sans donner d'ordre, et, quelle que soit son absence, on ne servira pas qu'il ne revienne.» Il dit: et l'effroi que causa son allocution ne sera pas surpassé par l'effet de la trompette du jugement dernier.
Parmi tous ces martyrs, le plus malheureux était le bon d'Aigrefeuille, que tout Paris a connu; son corps n'était que souffrance, et la douleur de Laocoon était sur son visage. Pâle, égaré, ne voyant rien, il vint se hucher sur un fauteuil, croisa ses petites mains sur son gros ventre, et ferma les yeux, non pour dormir, mais pour attendre la mort.
Elle ne vint cependant pas. Vers les dix heures on entendit une voiture rouler dans la cour; tout le monde se leva d'un mouvement spontané. L'hilarité succéda à la tristesse, et après cinq minutes on était à table.
Mais l'heure de l'appétit était passée. On avait l'air étonné de commencer à dîner à une heure si indue; les mâchoires n'eurent point ce mouvement isochrone qui annonce un travail régulier; et j'ai su que plusieurs convives en avaient été incommodés.
La marche indiquée en pareil cas est de ne point manger immédiatement après que l'obstacle a cessé; mais d'avaler un verre d'eau sucrée, ou une tasse de bouillon, pour consoler l'estomac; d'attendre ensuite douze ou quinze minutes, sinon l'organe convulsé se trouve opprimé, par le poids des aliments dont on le surcharge.
Grands appétits.
25.
UAND on voit, dans les livres primitifs, les apprêts qui se faisaient pour recevoir deux ou trois personnes, ainsi que les portions énormes que l'on servait à un seul hôte, il est difficile de se refuser à croire que les hommes qui vivaient plus près que nous du berceau du monde ne fussent ainsi doués d'un bien plus grand appétit.
Cet appétit était censé s'accroître en raison directe de la dignité du personnage; et celui à qui on ne servait pas moins que le dos entier d'un taureau de cinq ans était destiné à boire dans une coupe dont il avait peine à supporter le poids.
Quelques individus ont existé depuis, pour porter témoignage de ce qui a pu se passer autrefois, et les recueils sont pleins d'exemples d'une voracité à peine croyable, et qui s'étendait à tout, même aux objets les plus immondes.
Je ferai grâce à mes lecteurs de ces détails quelquefois assez dégoûtants, et je préfère leur conter deux faits particuliers, dont j'ai été témoin, et qui n'exigent pas de leur part une foi bien implicite.
J'allai, il y a environ quarante ans, faire une visite volante au curé de Bregnier, homme de grande taille, et dont l'appétit avait une réputation bailliagère.
Quoiqu'il fût à peine midi, je le trouvai déjà à table. On avait emporté la soupe et le bouilli, et à ces deux plats obligés avaient succédé un gigot de mouton à la royale, un assez beau chapon et une salade copieuse.
Dès qu'il me vit paraître, il demanda pour moi un couvert, que je refusai, et je fis bien; car, seul et sans aide, il se débarrassa très lestement de tout, savoir: du gigot jusqu'à l'ivoire, du chapon jusqu'aux os, et de la salade jusqu'au fond du plat.
On apporta bientôt un assez grand fromage blanc, dans lequel il fit une brèche angulaire de quatre-vingt-dix degrés; il arrosa le tout d'une bouteille de vin et d'une carafe d'eau, après quoi il se reposa.
Ce qui m'en fit plaisir, c'est que, pendant toute cette opération qui dura à peu près trois quarts d'heure, le vénérable pasteur n'eut point l'air affairé. Les gros morceaux qu'il jetait dans sa bouche profonde ne l'empêchaient ni de parler ni de rire; et il expédia tout ce qu'on avait servi devant lui sans y mettre plus d'appareil que s'il n'avait mangé que trois mauviettes.
C'est ainsi que le général Bisson, qui buvait chaque jour huit bouteilles de vin à son déjeuner, n'avait pas l'air d'y toucher; il avait un plus grand verre que les autres, et le vidait plus souvent; mais on eût dit qu'il n'y faisait pas attention, et, tout en humant ainsi seize livres de liquide, il n'était pas plus empêché de plaisanter et de donner ses ordres que s'il n'eût dû boire qu'un carafon.
Le second fait rappelle à ma mémoire le brave général P. Sibuet, mon compatriote, longtemps premier aide de camp du général Masséna, et mort au champ d'honneur en 1813, au passage de la Bober.
Prosper était âgé de dix-huit ans, et avait cet appétit heureux par lequel la nature annonce qu'elle s'occupe à achever un homme bien constitué, lorsqu'il entra un soir dans la cuisine de Genin, aubergiste chez lequel les anciens de Belley avaient coutume de s'assembler pour manger des marrons et boire du vin blanc nouveau qu'on appelle vin bourru.
On venait de tirer de la broche un magnifique dindon, beau, bien fait, doré, cuit à point, et dont le fumet aurait tenté un saint.
Les anciens, qui n'avaient plus faim, n'y firent pas beaucoup d'attention; mais les puissances digestives du jeune Prosper en furent ébranlées; l'eau lui vint à la bouche, et il s'écria: «Je ne fais que sortir de table, je n'en gage pas moins que je mangerai ce gros dindon à moi tout seul.--Sez vosu mesé, z'u payo, répondit Bouvier du Bouchet, gros fermier qui se trouvait présent; è sez vos caca en rotaz, i-zet vos ket pairé et may ket mezerai la restaz 11.»
L'exécution commença immédiatement. Le jeune athlète détacha proprement une aile, l'avala en deux bouchées, après quoi il se nettoya les dents en grugeant le cou de la volaille, et but un verre de vin pour servir d'entracte.
Bientôt il attaqua la cuisse, la mangea avec le même sang-froid, et dépêcha un second verre de vin, pour préparer les voies au passage du surplus.
Aussitôt la seconde aile suivit la même route: elle disparut, et l'officiant, toujours plus animé, saisissait déjà le dernier membre, quand le malheureux fermier s'écria d'une voix dolente: «Hai! ze vaie praou qu'izet fotu; m'ez, monche Chibouet, poez kaet zu daive paiet, lessé m'en a m'en mesiet on mocho 12.»
Note 11: (retour) «Si vous le mangez, je vous le paie; mais si vous restez en route; c'est vous qui paierez, et moi qui mangerai le reste.»
Note 12: (retour) «Hélas! je vois bien que c'en est fini; mais, monsieur Sibuet, puisque je dois le payer, laissez-m'en au moins manger un morceau.»
Je cite avec plaisir cet échantillon du patois du Bugey, où l'on trouve le th des Grecs et des Anglais, et, dans le mot praou et autres semblables, une diphtongue qui n'existe en aucune langue, et dont on ne peut peindre le sou par aucun caractère connu. (Voyez le 3e volume des Mémoires de la Société royale des Antiquaires de France).
Prosper était aussi bon garçon qu'il fut depuis bon militaire; il consentit à la demande de son anti-partenaire, qui eut, pour sa part, la carcasse encore assez opime, de l'oiseau en consommation, et paya ensuite de fort bonne grâce et le principal et les accessoires obligés.
Le général Sibuet se plaisait beaucoup à raconter cette prouesse de son jeune âge; il disait que ce qu'il avait fait, en associant le fermier, était de pure courtoisie; il assurait que, sans cette assistance, il se sentait toute la puissance nécessaire pour gagner la gageure; et ce qui, à quarante ans, lui restait d'appétit, ne permettait pas de douter de son assertion.
SECTION PREMIÈRE.
Définitions.
26.
U'ENTEND-ON par aliments?
Réponse populaire: L'aliment est tout ce qui nous nourrit.
Réponse scientifique: On entend par aliment les substances qui, soumises à l'estomac, peuvent s'animaliser par la digestion, et réparer les pertes que fait le corps humain par l'usage de la vie.
Ainsi, la qualité distinctive de l'aliment consiste dans la propriété de subir l'assimilation animale.
Travaux analytiques.
27.--Le règne animal et le règne végétal sont ceux qui, jusqu'à présent, ont fourni des aliments au genre humain. On n'a encore tiré des minéraux que des remèdes ou des poisons.
Depuis que la chimie analytique est devenue une science certaine, on a pénétré très avant dans la double nature des éléments dont notre corps est composé, et des substances que la nature semble avoir destinées à en réparer les pertes.
Ces études avaient entre elles une grande analogie, puisque l'homme est composé en grande partie des mêmes substances que les animaux dont il se nourrit, et qu'il a bien fallu chercher aussi dans les végétaux les affinités par suite desquelles ils deviennent eux-mêmes animalisables.
On a fait dans ces deux voies les travaux les plus louables et en même temps les plus minutieux, et on a suivi, soit le corps humain, soit les aliments par lesquels il se répare, d'abord dans leurs particules secondaires, et ensuite dans leurs éléments, au-delà desquels il ne nous a point encore été permis de pénétrer.
Ici j'avais l'intention de placer un petit traité de chimie alimentaire, et d'apprendre à mes lecteurs en combien de millièmes de carbone, d'hydrogène, etc., on pourrait réduire eux et les mets qui les nourrissent; mais j'ai été arrêté par le réflexion que je ne pouvais guère remplir cette tâche qu'en copiant les excellents traités de chimie qui sont entre les mains de tout le monde. J'ai craint encore de tomber dans des détails stériles, et me suis réduit à une nomenclature raisonnée, sauf à faire passer par-ci par-là quelques résultats chimiques, en termes moins hérissés et plus intelligibles.
Osmazôme.
28.
E plus grand service rendu par la chimie à la science alimentaire est la découverte ou plutôt la précision de l'osmazôme.
L'osmazôme est cette partie éminemment sapide des viandes, qui est soluble à l'eau froide, et qui se distingue de la partie extractive en ce que cette dernière n'est soluble que dans l'eau bouillante.
C'est l'osmazôme qui fait le mérite des bons potages; c'est lui qui, en se caramélisant, forme le roux des viandes; c'est par lui que se forme le rissolé des rôtis, enfin c'est de lui que sort le fumet de la venaison et du gibier.
L'osmazôme se retire surtout des animaux adultes à chairs rouges, noires, et qu'on est convenu d'appeler chairs faites; on n'en trouve point ou presque point dans l'agneau, le cochon de lait, le poulet, et même dans le blanc des plus grosses volailles: c'est par cette raison que les vrais connaisseurs ont toujours préféré l'entre-cuisse; chez eux l'instinct du goût avait prévenu la science.
G. de CONET, Éditeur
C'est aussi la prescience de l'osmazôme qui a fait chasser tant de cuisiniers, convaincus de distraire le premier bouillon: c'est elle qui fit la réputation des soupes de primes, qui a fait adopter les croûtes au pot comme confortatives dans le bain, et qui fit inventer au chanoine Chevrier des marmites fermantes à clef; c'est le même à qui l'on ne servait jamais des épinards le vendredi qu'autant qu'ils avaient été cuits dès le dimanche, et remis chaque jour sur le feu avec une nouvelle addition de beurre frais.
Enfin c'est pour ménager cette substance, quoique encore inconnue, que s'est introduite la maxime que, pour faire de bon bouillon, la marmite ne devait que sourire, expression fort distinguée pour le pays d'où elle est venue.
L'osmazôme, découvert après avoir fait si longtemps les délices de nos pères, peut se comparer à l'alcool, qui a grisé bien des générations avant qu'on ait su qu'on pouvait le mettre à nu par la distillation.
À l'osmazôme succède, par le traitement à l'eau bouillante, ce qu'on entend plus spécialement par matière extractive: ce dernier produit, réuni à l'osmazôme, compose le jus de la viande.
Principe des aliments.
La fibre est ce qui compose le tissu de la chair et ce qui se présente à l'oeil après la cuisson. La fibre résiste à l'eau bouillante, et conserve sa forme, quoique dépouillée d'une partie de ses enveloppes. Pour bien dépecer les viandes, il faut avoir soin que la fibre fasse un angle droit, ou à peu près, avec la lame du couteau: la viande ainsi coupée a un aspect plus agréable, se goûte mieux, et se mâche plus facilement.
Les os sont principalement composés de gélatine et de phosphate de chaux.
La quantité de gélatine diminue à mesure qu'on avance en âge À soixante-dix ans, les os ne sont plus qu'un marbre imparfait; c'est ce qui les rend si cassants, et fait une loi de prudence aux vieillards d'éviter toute occasion de chute.
L'albumine se trouve également dans la chair et dans le sang; elle se coagule à une chaleur au dessous de 40 degrés: c'est elle qui forme l'écume du pot-au-feu.
La gélatine se rencontre également dans les os, les parties molles et cartilagineuses; sa qualité distinctive est de se coaguler à la température ordinaire de l'atmosphère; deux parties et demie sur cent d'eau chaude suffisent pour cela.
La gélatine est la base de toute les gelées grasses et maigres, blancs-mangers, et autres préparations analogues.
La graisse est une huile concrète qui se forme dans les interstices du tissu cellulaire, et s'agglomère quelquefois en masse dans les animaux que l'art ou la nature y prédispose, comme les cochons, les volailles, les ortolans et les becs-figues; dans quelques-uns de ces animaux, elle perd son insipidité, et prend un léger arôme qui la rend fort agréable.
Le sang se compose d'un sérum albumineux, de fibrine, d'un peu de gélatine et d'un peu d'osmazôme; il se coagule à l'eau chaude, et devient un aliment très nourrissant (v. g. le boudin).
Tous les principes que nous venons de passer en revue sont communs à l'homme et aux animaux dont il a coutume de se nourrir. Il n'est donc point étonnant que la diète animale soit éminemment restaurante et fortifiante; car les particules dont elle se compose, ayant avec les nôtres une grande similitude et ayant déjà été animalisées, peuvent facilement s'animaliser de nouveau lorsqu'elles sont soumises à l'action vitale de nos organes digesteurs.
Règne végétal.
29. Cependant le règne végétal ne présente à la nutrition ni moins de variétés ni moins de ressources.
La fécule nourrit parfaitement, et d'autant mieux qu'elle est moins mélangée de principes étrangers.
On entend par fécule la farine ou poussière qu'on peut obtenir des graines céréales, des légumineuses et de plusieurs espèces de racines, parmi lesquelles la pomme de terre tient jusqu'à présent le premier rang.
La fécule est la base du pain, des pâtisseries et des purées de toute espèce, et entre ainsi pour une très grande partie dans la nourriture de presque tous les peuples.
On a observé qu'une pareille nourriture amollit la fibre et même le courage. On en donne pour preuve les Indiens, qui vivent presque exclusivement de riz et qui se sont soumis à quiconque a voulu les asservir.
Presque tous les animaux domestiques mangent avec avidité la fécule, et ils sont, au contraire, singulièrement fortifiés, parce que c'est une nourriture plus substantielle que les végétaux secs ou verts qui sont leur pâture habituelle.
Le sucre n'est pas moins considérable, soit comme aliment, soit comme médicament.
Cette substance, autrefois reléguée aux Indes ou aux colonies, est devenue indigène au commencement de ce siècle. On l'a découverte et suivie dans le raisin, les navets, la châtaigne, et surtout dans la betterave; de sorte que, rigoureusement parlant, l'Europe pourrait, sous ce rapport, se suffire et se passer de l'Amérique ou de l'Inde. C'est un service éminent que la science a rendu à la société, et un exemple qui peut avoir dans la suite des résultats plus étendus. (Voyez ci-après, article sucre).
Le sucre, soit à l'état solide, soit dans les diverses plantes où la nature l'a placé, est extrêmement nourrissant; les animaux en sont friands, et les Anglais, qui en donnent beaucoup à leurs chevaux de luxe, ont remarqué qu'ils en soutiennent bien mieux les diverses épreuves auxquelles on les soumet.
Le sucre, qu'aux jours de Louis XIV on ne trouvait que chez les apothicaires, a donné naissance à diverses professions lucratives, telles que les pâtissiers du petit-four, les confiseurs, les liquoristes et autres marchands de friandises.
Les huiles douces proviennent ainsi du règne végétal; elles ne sont esculentes qu'autant qu'elles sont unies à d'autres substances, et doivent surtout être regardées comme un assaisonnement.
Le gluten, qu'on trouve particulièrement dans le froment, concourt puissamment à la fermentation du pain dont il fait partie; les chimistes ont été jusqu'à lui donner une nature animale.
On a fait à Paris, pour les enfants et les oiseaux, et pour les hommes dans quelques départements, des pâtisseries où le gluten domine, parce qu'une partie de la fécule a été soustraite au moyen de l'eau.
Le mucilage doit sa qualité nutritive aux diverses substances auxquelles il sert de véhicule.
La gomme peut devenir, au besoin, un aliment; ce qui ne doit pas étonner, puisqu'à très peu de chose près elle contient les mêmes éléments que le sucre.
La gélatine végétale qu'on extrait de plusieurs espèces de fruits, notamment des pommes, des groseilles, des coings, et de quelques autres, peut aussi servir d'aliment: elle en fait mieux la fonction, unie au sucre, mais toujours beaucoup moins que les gelées animales qu'on tire des os, des cornes, des pieds de veau et de la colle de poisson. Cette nourriture est en général légère, adoucissante et salutaire. Aussi la cuisine et l'office s'en emparent et se la disputent.
Différence du gras au maigre.
Au jus près, qui, comme nous l'avons dit, se compose d'osmazôme et d'extractif, on trouve dans les poissons la plupart des substances que nous avons signalées dans les animaux terrestres, telles que la fibrine, la gélatine, l'albumine: de sorte qu'on peut dire avec raison que c'est le jus qui sépare le régime gras du maigre.
Ce dernier est encore marqué par une autre particularité: c'est que le poisson contient en outre une quantité notable de phosphore et d'hydrogène, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus combustible dans la nature. D'où il suit que l'ichthyophagie est une diète échauffante: ce qui pourrait légitimer certaines louanges données jadis à quelques ordres religieux, dont le régime était directement contraire à celui de leurs voeux déjà réputé le plus fragile.
Observations particulières.
30.--Je n'en dirai pas davantage sur cette question de physiologie; mais je ne dois pas omettre un fait dont on peut facilement vérifier l'existence:
Il y a quelques années que j'allai voir une maison de campagne, dans un petit hameau des environs de Paris, situé sur le bord de la Seine, en avant de l'île de Saint-Denis, et consistant principalement en huit cabanes de pécheurs. Je fus frappé de la quantité d'enfants que je vis fourmiller sur la route.
J'en marquai mon étonnement au batelier avec lequel je traversai la rivière. «Monsieur, me dit-il, nous ne sommes ici que huit familles, et nous avons cinquante-trois enfants, parmi lesquels il se trouve quarante-neuf filles et seulement quatre garçons, et de ces quatre garçons, en voilà un qui m'appartient.» En disant ces mots, il se redressait d'un air de triomphe, et me montrait un petit marmot de cinq à six ans, couché sur le devant du bateau, où il s'amusait à gruger des écrevisses crues. Ce petit hameau s'appelle...
De cette observation qui remonte à plus de dix ans, et de quelques autres que je ne puis pas aussi facilement indiquer, j'ai été amené à penser que le mouvement génésique causé par la diète ichthyaque pourrait bien être plus irritant que pléthorique et substantiel; et j'y persiste d'autant plus volontiers que, tout récemment, le docteur Bailly a prouvé, par une suite de faits observés pendant près d'un siècle, que toutes les fois que, dans les naissances annuelles, le nombre des filles est notablement plus grand que celui des garçons, la surabondance des femelles est toujours due à des circonstances débilitantes; ce qui pourrait bien nous indiquer aussi l'origine des plaisanteries qu'on a faites de tout temps au mari dont la femme accouche d'une fille.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les aliments considérés dans leur ensemble, et sur les diverses modifications qu'ils peuvent subir par le mélange qu'on peut en faire; mais j'espère que ce qui précède suffira, et au-delà, pour le plus grand nombre de mes lecteurs. Je renvoie les autres au traité ex professo, et je finis par deux considérations qui ne sont pas sans quelque intérêt.
La première est que l'animalisation se fait à peu près de la même manière que la végétation, c'est-à-dire que le courant réparateur formé par la digestion est aspiré de diverses manières par les cribles ou suçoirs dont nos organes sont pourvus, et devient chair, ongle, os ou cheveu, comme la même terre arrosée de la même eau produit un radis, une laitue ou un pissenlit, selon les graines que le jardinier lui a confiées.
La seconde est qu'on n'obtient point, dans l'organisation vitale, les mêmes produits que dans la chimie absolue; car les organes destinés à produire la vie et le mouvement agissent puissamment sur les principes qui leur sont soumis.
Mais la nature, qui se plaît à s'envelopper de voiles et à nous arrêter au second ou au troisième pas, a caché le laboratoire où elle fait ses transformations; et il est véritablement difficile d'expliquer comment, étant convenu que le corps humain contient de la chaux, du phosphore, du fer et dix autres substances encore, tout cela peut cependant se soutenir et se renouveler pendant plusieurs années avec du pain et de l'eau.
SECTION II.
31.
Lorsque j'ai commencé d'écrire, ma table des matières était faite, et mon livre tout entier dans ma tête; cependant je n'ai avancé qu'avec lenteur, parce qu'une partie de mon temps est consacrée à des travaux plus sérieux.
Durant cet intervalle de temps, quelques parties de la matière que je croyais m'être réservée ont été effleurées; des livres élémentaires de chimie et de matière médicale ont été mis entre les mains de tout le monde; et des choses que je croyais enseigner pour la première fois sont devenues populaires: par exemple, j'avais employé à la chimie du pot-au-feu plusieurs pages dont la substance se trouve dans deux ou trois ouvrages récemment publiés.
En conséquence, j'ai dû revoir cette partie de mon travail, et l'ai tellement resserrée qu'elle se trouve réduite à quelques principes élémentaires, à des théories qui ne sauraient être trop propagées, et à quelques observations, fruit d'une longue expérience, et qui, je l'espère, seront nouvelles pour la grande partie de mes lecteurs.
§ Ier.--Pot-au-feu, Potage, etc.
32.
N appelle pot-au-feu un morceau de boeuf destiné à être traité à l'eau bouillante légèrement salée, pour en extraire les parties solubles.
Le bouillon est le liquide qui reste après l'opération consommée.
Enfin on appelle bouilli la chair dépouillée de sa partie soluble.
L'eau dissout d'abord une partie de l'osmazôme; puis l'albumine, qui, se coagulant avant le 50e degré de Réaumur, forme l'écume qu'on enlève ordinairement; puis, le surplus de l'osmazôme avec la partie extractive ou jus; enfin, quelques portions de l'enveloppe des fibres, qui sont détachées par la continuité de l'ébullition.
Pour avoir de bon bouillon, il faut que l'eau s'échauffe lentement, afin que l'albumine ne se coagule pas dans l'intérieur avant d'être extraite; et il faut que l'ébullition s'aperçoive à peine, afin que les diverses parties qui sont successivement dissoutes puissent s'unir intimement et sans trouble.
On joint au bouillon des légumes ou des racines pour en relever le goût, et du pain ou des pâtes pour le rendre plus nourrissant: c'est ce qu'on appelle un potage.
Le potage est une nourriture saine, légère, nourrissante, et qui convient à tout le monde; il réjouit l'estomac, et le dispose à recevoir et à digérer. Les personnes menacées d'obésité n'en doivent prendre que le bouillon.
On convient généralement qu'on ne mange nulle part d'aussi bon potage qu'en France, et j'ai trouvé dans mes voyages la confirmation de cette vérité. Ce résultat ne doit point étonner; car le potage est la base de la diète nationale française, et l'expérience des siècles a dû le porter à sa perfection.
§ II.--Du Bouilli.
33.
E bouilli est une nourriture saine, qui apaise promptement la faim, se digère assez bien, mais qui seul ne restaure pas beaucoup, parce que la viande a perdu dans l'ébullition une partie des sucs animalisables.
On tient comme règle générale en administration que le boeuf bouilli a perdu la moitié de son poids.
Nous comprenons sous quatre catégories les personnes qui mangent le bouilli:
1° Les routiniers, qui en mangent parce que leurs parents en mangeaient, et qui, suivant cette pratique avec une soumission implicite, espèrent bien aussi être imités par leurs enfants;
2° Les impatients, qui, abhorrant l'inactivité à table, ont contracté l'habitude de se jeter immédiatement sur la première matière qui se présente (materiam subjectam);
3° Les inattentifs, qui, n'ayant pas reçu du ciel le feu sacré, regardent les repas comme les heures d'un travail obligé, mettent sur le même niveau tout ce qui peut les nourrir, et sont à table comme l'huître sur son banc;
4° Les dévorants, qui, doués d'un appétit dont ils cherchent à dissimuler l'étendue, se hâtent de jeter dans leur estomac une première victime pour apaiser le feu gastrique qui les dévore, et servir de base aux divers envois qu'ils se proposent d'acheminer pour la même destination.
Les professeurs ne mangent jamais de bouilli, par respect pour les principes et parce qu'ils ont fait entendre en chaire cette vérité incontestable: Le bouilli est de la chair moins son jus 13.
Note 13: (retour) Cette vérité commence à percer, et le bouilli a disparu dans les dîners véritablement soignés; on le remplace par un filet rôti, un turbot ou une matelote.
§ III.--Volailles.
34.
E suis grand partisan des causes secondes, et crois fermement que le genre entier des gallinacés a été créé uniquement pour doter nos garde-mangers et enrichir nos banquets.
Effectivement, depuis la caille jusqu'au coq-d'Inde, partout où on rencontre un individu de cette nombreuse famille, on est sûr de trouver un aliment léger, savoureux, et qui convient également au convalescent et à l'homme qui jouit de la plus robuste santé.
Car quel est celui d'entre nous qui, condamné par la Faculté à la chère des Pères du désert, n'a pas souri à l'aile de poulet proprement coupée, qui lui annonçait qu'enfin il allait être rendu à la vie sociale?
Nous ne nous sommes pas contentés des qualités que la nature avait données aux gallinacés; l'art s'en est emparé, et sous prétexte de les améliorer, il en a fait des martyrs. Non seulement on les prive des moyens de se reproduire, mais on les tient dans la solitude, on les jette dans l'obscurité, on les force à manger et on les amène ainsi à un embonpoint qui ne leur était pas destiné.
Il est vrai que cette graisse ultra-naturelle est aussi délicieuse, et que c'est au moyen de ces pratiques damnables qu'on leur donne cette finesse et cette succulence qui en font les délices de nos meilleures tables.
Ainsi améliorée, la volaille est pour la cuisine ce qu'est la toile pour les peintres, et pour les charlatans le chapeau de Fortunatus; on nous la sert bouillie, rôtie, frite, chaude ou froide, entière ou par parties, avec ou sans sauce, désossée, écorchée, farcie, et toujours avec un égal succès.
Trois pays de l'ancienne France se disputent l'honneur de fournir les meilleures volailles savoir: le pays de Caux, le Mans et la Bresse.
Relativement aux chapons, il y a du doute, et celui qu'on tient sous la fourchette doit paraître le meilleur; mais pour les poulardes, la préférence appartient à celles de Bresse, qu'on appelle poulardes fines, et qui sont rondes comme une pomme; c'est grand dommage qu'elles soient rares à Paris, où elles n'arrivent que dans des bourriches votives.
§ IV.--Du Coq-d'Inde.
35.
E dindon est certainement un des plus beaux cadeaux que le nouveau monde ait faits à l'ancien.
Ceux qui veulent toujours en savoir plus que les autres ont dit que le dindon était connu aux Romains, qu'il en fut servi un aux noces de Charlemagne, et qu'ainsi c'est mal à propos qu'on attribue aux jésuites l'honneur de cette savoureuse importation.
À ces paradoxes on pourrait n'opposer que deux choses:
1° Le nom de l'oiseau, qui atteste son origine; car autrefois l'Amérique était désignée sous le nom d'Indes occidentales;
2° La figure du coq-d'Inde, qui est évidemment tout étrangère.
Un savant ne pourrait pas s'y tromper.
Mais, quoique déjà bien persuadé, j'ai fait à ce sujet des recherches assez étendues, dont je fait grâce au lecteur, et qui m'ont donné pour résultat:
1° Que le dindon a paru en Europe vers la fin du dix-septième siècle.
2° Qu'il a été importé par les jésuites, qui en élevaient une grande quantité, spécialement dans une ferme qu'ils possédaient aux environs de Bourges.
3° Que c'est de là qu'ils se sont répandus peu à peu sur la surface de la France: c'est ce qui fait qu'en beaucoup d'endroits, et dans le langage familier, on disait autrefois et on dit encore un jésuite, pour désigner un dindon;
4° Que l'Amérique est le seul endroit où on a trouvé le dindon sauvage et dans l'état de nature (il n'en existe pas en Afrique);
5° Que dans les fermes de l'Amérique septentrionale où il est fort commun, il provient, soit des oeufs qu'on a pris et fait couver, soit des jeunes dindonneaux qu'on a surpris dans les bois et apprivoisés: ce qui fait qu'ils sont plus près de l'état de nature, et conservent davantage leur plumage primitif.
Et vaincu par ces preuves, je conserve aux bons pères une double part de reconnaissance, car ils ont aussi importé le quinquina, qui se nommait en anglais Jésuit's bark (écorce des jésuites).
Les mêmes recherches m'ont appris que l'espèce du coq-d'Inde s'acclimate insensiblement en France avec le temps. Des observateurs éclairés m'ont appris que vers le milieu du siècle précédent, sur vingt dindons éclos, dix à peine venaient à bien; tandis que maintenant, toutes choses égales, sur vingt on en élève quinze. Les pluies d'orage leur sont surtout funestes. Les grosses gouttes de pluie, chassées par le vent, frappent sur leur tête tendre et mal abritée, elles font périr.
Des Dindoniphiles.
36.--Le dindon est le plus gros, et sinon le plus fin, du moins le plus savoureux de nos oiseaux domestiques.
Il jouit encore de l'avantage unique de réunir autour de soi toutes les classes de la société.
Quand les vignerons et les cultivateurs de nos campagnes veulent se régaler dans les longues soirées d'hiver, que voit-on rôtir au feu brillant de la cuisine où la table est mise? un dindon.
Quand le fabricant utile, quand l'artiste laborieux rassemble quelques amis pour jouir d'un relâche d'autant plus doux qu'il est plus rare, quelle est la pièce obligée du dîner qu'il leur offre? un dindon farci de saucisses ou de marrons de Lyon.
Et dans nos cercles les plus éminemment gastronomiques, dans ces réunions choisies, où la politique est forcée de céder le pas aux dissertations sur le goût, qu'attend-on? que désire-t-on? que voit-on au second service? une dinde truffée!... Et mes mémoires secrets contiennent la note que son suc restaurateur a plus d'une fois éclairci des faces éminemment diplomatiques.
Influence financière du dindon.
37.--L'importation des dindons est devenue la cause d'une addition importante à la fortune publique, et donne lieu à un commerce assez considérable.
Au moyen de l'éducation des dindons, les fermiers acquittent plus facilement le prix de leurs baux; les jeunes filles amassent souvent une dot suffisante, et les citadins qui veulent se régaler de cette chair étrangère sont obligés de céder leurs écus en compensation.
Dans cet article purement financier, les dindes truffées demandent une attention particulière.
J'ai quelque raison de croire que depuis le commencement de novembre jusqu'à la fin de février, il se consomme à Paris trois cents dindes truffées par jour: en tout trente-six mille dindes.
Le prix commun de chaque dinde, ainsi conditionnée, est au moins de 20 fr., en tout 720,000 fr.; ce qui fait un fort joli mouvement d'argent. À quoi il faut joindre une somme pareille pour les volailles, faisans, poulets et perdrix pareillement truffés, qu'on voit chaque jour étalés dans les magasins de comestibles, pour le supplice des contemplateurs qui se trouvent trop courts pour y atteindre.
Exploit du professeur.
38.
ENDANT mon séjour à Hartfort dans le Connecticut, j'ai eu le bonheur de tuer une dinde sauvage. Cet exploit mérite de passer à la postérité, et je le conterai avec d'autant plus de complaisance que c'est moi qui en suis le héros.
Un vénérable propriétaire américain (american farmer) m'avait invité à aller chasser chez lui; il demeurait sur les derrières de l'état (back grounds), me promettait des perdrix, des écureuils gris, des dindes sauvages (wild cocks), et me donnait la faculté d'y mener avec moi un ami ou deux à mon choix.
En conséquence, un beau jour d'octobre 1794, nous nous acheminâmes, M. King et moi, montés sur deux chevaux de louage, avec l'espoir d'arriver vers le soir à la ferme de M. Bulow, située à cinq mortelles lieues de Hartfort, dans le Connecticut.
M. King était un chasseur d'une espèce extraordinaire; il aimait passionnément cet exercice; mais quand il avait tué une pièce de gibier, il se regardait comme un meurtrier, et faisait sur le sort du défunt des réflexions morales et des élégies qui ne l'empêchaient pas de recommencer.
Quoique le chemin fût à peine tracé, nous arrivâmes sans accident, et nous fûmes reçus avec cette hospitalité cordiale et silencieuse qui s'exprime par des actes, c'est-à-dire qu'en peu d'instants tout fut examiné, caressé et hébergé, hommes, chevaux et chiens suivant les convenances respectives.
Deux heures environ furent employées à examiner la ferme et ses dépendances: je décrirais tout cela si je voulais, mais j'aime mieux montrer au lecteur quatre beaux brins de fille (buxum lasses) dont M. Bulow était père, et pour qui notre arrivée était un grand événement.
Leur âge était de seize à vingt ans; elles étaient rayonnantes de fraîcheur et de santé, et il y avait dans toute leur personne tant de simplicité, de souplesse et d'abandon, que l'action la plus commune suffisait pour leur prêter mille charmes.
Peu après notre retour de la promenade, nous nous assîmes autour d'une table abondamment servie. Un superbe morceau de corn'd beef (boeuf à mi-sel), une oie daubée (stew'd), et une magnifique jambe de mouton (gigot), puis des racines de toute espèce (plenty), et aux deux bouts de la table deux énormes pots d'un cidre excellent dont je ne pouvais pas me rassasier.
Quand nous eûmes montré à notre hôte que nous étions de vrais chasseurs, du moins par l'appétit, il s'occupa du but de notre voyage: il nous indiqua de son mieux les endroits où nous trouverions du gibier, les points de reconnaissance qui nous guideraient au retour, et surtout les fermes où nous pourrions trouver de quoi nous rafraîchir.
Pendant cette conversation, les dames avaient préparé d'excellent thé, dont nous avalâmes plusieurs tasses; après quoi on nous montra une chambre à deux lits, où l'exercice et la bonne chère nous procurèrent un sommeil délicieux.
Le lendemain, nous nous mîmes en chasse un peu tard; et parvenus au bout des défrichements faits par les ordres de M. Bulow, je me trouvai, pour la première fois, dans une forêt vierge, et où la cognée ne s'était jamais fait entendre.
Je m'y promenais avec délices, observant les bienfaits et les ravages du temps qui crée et détruit, et je m'amusais à suivre toutes les périodes de la vie d'un chêne, depuis le moment où il sort de la terre avec deux feuilles, jusqu'à celui où il ne reste plus de lui qu'une longue trace noire, qui est la poussière de son coeur.
M. King me reprocha mes distractions, et nous nous mîmes à chasser. Nous tuâmes d'abord quelques-unes de ces jolies petites perdrix grises qui sont si rondes et si tendres. Nous abattîmes ensuite six ou sept écureuils gris, dont on fait grand cas dans ce pays; enfin notre heureuse étoile nous amena au milieu d'une compagnie de coqs-d'Inde.
Ils partirent à peu d'intervalle les uns des autres, d'un vol bruyant, rapide, et en faisant de grands cris. M. Kang tira sur le premier, et courut après: les autres étaient hors de portée; enfin, le plus paresseux s'éleva à dix pas de moi; je le tirai dans une clairière, et il tomba raide mort.
Il faut être chasseur pour concevoir l'extrême joie que me causa un si beau coup de fusil. J'empoignai la superbe volatile, et je la retournais en tout sens depuis un quart d'heure, quand j'entendis M. King qui criait à l'aide; j'y courus, et je trouvai qu'il ne m'appelait que pour l'aider dans la recherche d'un dindon qu'il prétendait avoir tué, et qui n'en avait pas moins disparu.
Je mis mon chien sur la trace; mais il nous conduisit dans des halliers si épais et si épineux qu'un serpent n'y aurait pas pénétré; il fallut donc y renoncer; ce qui mit mon camarade dans un accès d'humeur qui dura jusqu'au retour.
Le surplus de notre chasse ne mérite pas les honneurs de l'impression. Au retour, nous nous égarâmes dans ces bois indéfinis, et nous courions grand risque d'y passer la nuit, sans les voix argentines des demoiselles Bulow et la pédale de leur papa, qui avait eu la bonté de venir au-devant de nous, et qui nous aidèrent à nous en tirer.
Les quatre soeurs s'étaient mises sous les armes: des robes très fraîches, des ceintures neuves, de jolis chapeaux et une chaussure soignée annoncèrent qu'on avait fait quelques frais pour nous; et j'eus, de mon côté, l'intention d'être aimable pour celle de ces demoiselles qui vint prendre mon bras, tout aussi propriétairement que si elle eût été ma femme.
En arrivant à la ferme, nous trouvâmes le souper servi; mais, avant que d'en profiter, nous nous assîmes un instant auprès d'un feu vif et brillant qu'on avait allumé pour nous, quoique le temps n'eût pas indiqué cette précaution. Nous nous en trouvâmes très bien, et fûmes délassés comme par enchantement.
Cette pratique venait sans doute des Indiens, qui ont toujours du feu dans leur case. Peut-être aussi est-ce une tradition de saint François de Sales, qui disait que le feu était bon douze mois de l'année. (Non liquet.)
Nous mangeâmes comme des affamés; un ample bowl de punch vint nous aider à finir la soirée, et une conversation où notre hôte mit bien plus d'abandon que la veille nous conduisit assez avant dans la nuit.
Nous parlâmes de la guerre de l'indépendance, où M. Bulow avait servi comme officier supérieur; de M. de La Fayette, qui grandit sans cesse dans le souvenir des Américains, qui ne le désignent que par sa qualité (the marquis); de l'agriculture, qui, en ce temps, enrichissait les États-Unis, et enfin de cette chère France, que j'aimais bien plus depuis que j'avais été forcé de la quitter.
Pour reposer la conversation, M. Bulow disait de temps à autre à sa fille aînée: «Mariah! give us a song.» Et elle nous chanta sans se faire prier, et avec un embarras charmant, la chanson nationale Yankee dudde, la complainte de la reine Marie et celle du major André, qui sont tout-à-fait populaires en ce pays. Maria avait pris quelques leçons, et, dans ces lieux élevés, passait pour une virtuose; mais son chant tirait surtout son mérite de la qualité de sa voix, qui était à la fois douce, fraîche et accentuée.
Le lendemain nous partîmes malgré les instances les plus amicales: car là aussi j'avais des devoirs à remplir. Pendant qu'on préparait les chevaux, M. Bulow, m'ayant pris à part, me dit ces paroles remarquables:
«Vous voyez en moi, mon cher monsieur, un homme heureux, s'il y en a un sous le ciel: tout ce qui vous entoure et ce que vous avez vu chez moi sort de mes propriétés. Ces bas, mes filles les ont tricotés; mes souliers et mes habits proviennent de mes troupeaux; ils contribuent aussi, avec mon jardin et ma basse-cour, à me fournir une nourriture simple et substantielle; et ce qui fait l'éloge de notre gouvernement, c'est qu'on compte dans le Connecticut des milliers de fermiers tout aussi contents que moi, et dont les portes, de même que les miennes, n'ont pas de serrures.
«Les impôts ici ne sont presque rien; et tant qu'ils sont payés nous pouvons dormir sur les deux oreilles. Le congrès favorise de tout son pouvoir notre industrie naissante; des facteurs se croisent en tout sens pour nous débarrasser de ce que nous avons à vendre; et j'ai de l'argent comptant pour longtemps, car je viens de vendre, au prix de vingt-quatre dollars le tonneau, la farine que je donne ordinairement pour huit.
«Tout nous vient de la liberté que nous avons conquise et fondée sur de bonnes lois. Je suis maître chez moi, et vous ne vous en étonnerez pas quand vous saurez qu'on n'y entend jamais le bruit du tambour, et que, hors le 4 juillet, anniversaire glorieux de notre indépendance, on n'y voit ni soldats, ni uniformes, ni baïonnettes.»
Pendant tout le temps que dura notre retour, j'eus l'air absorbé dans de profondes réflexions: on croira peut-être que je m'occupais de la dernière allocution de M. Bulow; mais j'avais bien d'autres sujets de méditation: je pensais à la manière dont je ferais cuire mon coq-d'Inde, et je n'étais pas sans embarras, parce que je craignais de ne pas trouver à Hartford tout ce que j'aurais désiré; car je voulais m'élever un trophée en étalant avec avantage mes dépouilles opimes.
Je fais un douloureux sacrifice en supprimant les détails du travail profond dont le but était de traiter d'une manière distinguée les convives américains que j'avais engagés. Il suffira de dire que les ailes de perdrix furent servies en papillote, et les écureuils gris courbouillonnés au vin de Madère.
Quant au dindon, qui faisait notre unique plat de rôti, il fut charmant à la vue, flatteur à l'odorat et délicieux au goût. Aussi, jusqu'à la consommation de la dernière de ses particules, on entendait tout autour de la table: «Very good! exceedingly good! oh! dear sir, what a glorious bit!» Très bon, extrêmement bon! ô mon cher monsieur, quel glorieux morceau 14!
Note 14: (retour) La chair de la dinde sauvage est plus colorée et plus parfumée que celle de la dinde domestique...
J'ai appris avec plaisir que mon estimable collègue, M. Bosc, en avait tué dans la Caroline, qu'il les avait trouvées excellentes, et surtout bien meilleures que celles que nous élevons en Europe. Aussi conseille-t-il à ceux qui en élèvent de leur donner le plus de liberté possible, de les conduire aux champs, et même dans les bois, pour en rehausser le goût et les rapprocher d'autant de l'espèce primitive. (Annales d'Agriculture, cah. du 28 février 1821.)
§ V.--Du Gibier.
39.
N entend par gibier les animaux bons à manger qui vivent dans les bois et les campagnes, dans l'état de liberté naturelle.
Nous disons bons à manger, parce que quelques-uns de ces animaux ne sont pas compris sous la dénomination de gibier. Tels sont les renards, blaireaux, corbeaux, pies, chats-huants et autres: on les appelle bêtes puantes.
Nous divisons le gibier en trois séries:
La première commence à la grive et contient, en descendant, tous les oiseaux de moindre volume, appelés petits oiseaux.
La seconde commence en remontant au râle de genêt, à la bécasse, à la perdrix, au faisan, au lapin et au lièvre; c'est le gibier proprement dit: gibier de terre et gibier de marais, gibier de poil, gibier de plume.
La troisième est plus connue sous le nom de venaison; elle se compose du sanglier, du chevreuil et de tous les autres animaux fissipèdes.
Le gibier fait les délices de nos tables; c'est une nourriture saine, chaude, savoureuse, de haut goût, et facile à digérer toutes les fois que l'individu est jeune.
Mais ces qualités n'y sont pas tellement inhérentes qu'elles ne dépendent beaucoup de l'habileté du préparateur qui s'en occupe. Jetez dans un pot du sel, de l'eau et un morceau de boeuf, vous en retirerez du bouilli et du potage. Au boeuf, substituez du sanglier ou du chevreuil, vous n'aurez rien de bon; tout l'avantage, sous ce rapport, appartient à la viande de boucherie.
Mais sous les ordres d'un chef instruit, le gibier subit un grand nombre de modifications et transformations savantes, et fournit la plupart des mets de haute saveur qui constituent la cuisine transcendante.
Le gibier tire aussi une grande partie de son prix de la nature du sol où il se nourrit; le goût d'une perdrix rouge du Périgord n'est pas le même que celui d'une perdrix rouge de Sologne; et quand le lièvre tué dans les plaines des environs de Paris ne paraît qu'un plat assez insignifiant, un levreau né sur les coteaux brûlés du Valromey ou du Haut-Dauphiné est peut-être le plus parfumé de tous les quadrupèdes.
Parmi les petits oiseaux, le premier, par ordre d'excellence, est sans contredit le becfigue.
Il s'engraisse au moins autant que le rouge-gorge ou l'ortolan, et la nature lui a donné en outre une amertume légère et un parfum unique si exquis, qu'ils engagent, remplissent et béatifient toutes les puissances dégustatrices. Si un becfigue était de la grosseur d'un faisan, on le paierait certainement à l'égal d'un arpent de terre.
C'est grand dommage que cet oiseau privilégié se voie si rarement à Paris: il en arrive à la vérité quelques-uns, mais il leur manque la graisse qui fait tout leur mérite, et on peut dire qu'ils ressemblent à peine à ceux qu'on voit dans les départements de l'est ou du midi de la France 15.
Note 15: (retour) J'ai entendu parler à Belley, dans ma jeunesse, du jésuite Fabi, né dans ce diocèse, et du goût particulier qu'il avait pour les becfigues.
Dès qu'on en entendait crier, on disait: Voilà les becfigues, le père Fabi est en route. Effectivement, il ne manquait jamais d'arriver le 1er septembre avec un ami: ils venaient s'en régaler pendant tout le passage; chacun se faisait un plaisir de les inviter, et ils partaient vers le 25.
Tant qu'il fut en France, il ne manqua jamais de faire son voyage ornithophilique, et ne l'interrompit que quand il fut envoyé à Rome, où il mourut pénitencier en 1688.
Le père Fabi (Honoré) était un homme de grand savoir; il a fait divers ouvrages de théologie et de physique, dans l'un desquels il cherche à prouver qu'il avait découvert la circulation du sang avant ou du moins aussitôt qu'Harvey.
Peu de gens savent manger les petits oiseaux; en voici la méthode telle qu'elle m'a été confidentiellement transmise par le chanoine Charcot, gourmand par état et gastronome parfait, trente ans avant que le nom fût connu.
Prenez par le bec un petit oiseau bien gras, saupoudrez-le d'un peu de sel, ôtez-en le gésier, enfoncez-le adroitement dans votre bouche, mordez et tranchez tout près de vos doigts, et mâchez vivement: il en résulte un suc assez abondant pour envelopper tout l'organe, et vous goûterez un plaisir inconnu au vulgaire.
Odi profanum vulgus, et arceo. Horace.
La caille est, parmi le gibier proprement dit, ce qu'il y a de plus mignon et de plus aimable. Une caille bien grasse plaît également par son goût, sa forme et sa couleur. On fait acte d'ignorance toutes les fois qu'on la sert autrement que rôtie ou en papillotes, parce que son parfum est très fugace, et toutes les fois que l'animal est en contact avec un liquide, il se dissout, s'évapore et se perd.
La bécasse est encore un oiseau très distingué, mais peu de gens en connaissent tous les charmes. Une bécasse n'est dans toute sa gloire que quand elle a été rôtie sous les yeux d'un chasseur, surtout du chasseur qui l'a tuée; alors la rôtie est confectionnée suivant les règles voulues, et la bouche s'inonde de délices.
Au-dessus des précédents, et même de tous, devrait se placer le faisan; mais peu de mortels savent le présenter à point.
Un faisan mangé dans la première huitaine de sa mort ne vaut ni une perdrix ni un poulet, car son mérite consiste dans son arôme.
La science a considéré l'expansion de cet arôme, l'expérience l'a mise en action, et un faisan saisi pour son infocation est un morceau digne des gourmands les plus exaltés.
On trouvera dans les Variétés la manière de rôtir un faisan à la sainte alliance. Le moment est venu où cette méthode, jusqu'ici concentrée dans un petit cercle d'amis, doit s'épancher au dehors pour le bonheur de l'humanité. Un faisan aux truffes est moins bon qu'on ne pourrait le croire; l'oiseau est trop sec pour oindre le tubercule; et d'ailleurs le fumet de l'un et le parfum de l'autre se neutralisent en s'unissant, ou plutôt ne se conviennent pas.
§ VI.--Du Poisson.
40.
UELQUES savants, d'ailleurs peu orthodoxes, ont prétendu que l'Océan avait été le berceau commun de tout ce qui existe; que l'espèce humaine elle-même était née dans la mer, et qu'elle ne devait son état actuel qu'à l'influence de l'air et aux habitudes qu'elle a été obligée de prendre pour séjourner dans ce nouvel élément.
Quoi qu'il en soit, il est au moins certain que l'empire des eaux contient une immense quantité d'êtres de toutes les formes et de toutes les dimensions, qui jouissent des propriétés vitales dans des proportions très différentes, et suivant un mode qui n'est point le même que celui des animaux à sang chaud..
Il n'est pas moins vrai qu'il présente, en tout temps et partout une masse énorme d'aliments, etc., et que, dans l'état actuel de la science, il introduit sur nos tables la plus agréable variété.
Le poisson, moins nourrissant que la chair, plus succulent que les végétaux, est un mezzo termine qui convient à presque tous les tempéraments, et qu'on peut permettre même aux convalescents.
Les Grecs et les Romains, quoique moins avancés que nous dans l'art d'assaisonner le poisson, n'en faisaient pas moins très grand cas, et poussaient la délicatesse jusqu'à pouvoir deviner au goût en quelles eaux ils avaient été pris.
Ils en conservaient dans des viviers; et l'on connaît la cruauté de Vadius Pollion, qui nourrissait des murènes avec les corps des esclaves qu'il faisait mourir: cruauté que l'empereur Domitien désapprouva hautement, mais qu'il aurait dû punir.
Un grand débat s'est élevé sur la question de savoir lequel doit l'emporter, du poisson de mer ou du poisson d'eau douce.
Le différend ne sera probablement jamais jugé, conformément au proverbe espagnol, sobre los gustos, no hai disputa. Chacun est affecté à sa manière: ces sensations fugitives ne peuvent s'exprimer par aucun caractère connu, et il n'y a pas d'échelle pour estimer si un cabillaud, une sole ou un turbot valent mieux qu'une truite saumonnée, un brochet de haut bord, ou même une tanche de six ou sept livres.
II est bien convenu que le poisson est beaucoup moins nourrissant que la viande, soit parce qu'il ne contient point d'osmazôme, soit parce qu'étant bien plus léger en poids, sous le même volume il contient moins de matière. Le coquillage et spécialement les huîtres fournissent peu de substance nutritive, c'est ce qui fait qu'on en peut manger beaucoup sans nuire au repas qui suit immédiatement.
On se souvient qu'autrefois un festin de quelque apparat commençait ordinairement par des huîtres, et qu'il se trouvait toujours un bon nombre de convives qui ne s'arrêtaient pas sans en avoir avalé une grosse (douze douzaines, cent quarante-quatre). J'ai voulu savoir quel était le poids de cette avant-garde, et j'ai vérifié qu'une douzaine d'huîtres (eau comprise) pesait quatre onces, poids marchand: ce qui donne pour la grosse trois livres. Or, je regarde comme certain que les mêmes personnes, qui n'en dînaient pas moins bien après les huîtres, eussent été complètement rassasiées si elles avaient mangé la même quantité de viande, quand même ç'aurait été de la chair de poulet.
Anecdote.
En 1798, j'étais à Versailles, en qualité de commissaire du Directoire, et j'avais des relations assez fréquentes avec le sieur Laperte, greffier du tribunal du département; il était grand amateur d'huîtres et se plaignait de n'en avoir jamais mangé à satiété, ou, comme il le disait: tout son soûl.
Je résolus de lui procurer cette satisfaction, et à cet effet je l'invitai à dîner avec moi le lendemain.
Il vint; je lui tins compagnie jusqu'à la troisième douzaine, après quoi je le laissai aller seul. Il alla ainsi jusqu'à la trente-deuxième, c'est-à-dire pendant plus d'une heure, car l'ouvreuse n'était pas bien habile.
Cependant j'étais dans l'inaction, et comme c'est à table qu'elle est vraiment pénible, j'arrêtai mon convive au moment où il était le plus en train: «Mon cher, lui dis-je, votre destin n'est pas de manger aujourd'hui votre soûl d'huîtres, dînons.» Nous dînâmes, et il se comporta avec la vigueur et la tenue d'un homme qui aurait été à jeun.
Muria.--Garum.
41.
Les anciens tiraient du poisson deux assaisonnements de très haut goût, le muria et le garum.
E premier n'était que la saumure de thon, ou, pour parler plus exactement, la substance liquide que le mélange de sel faisait découler de ce poisson.
Le garum, qui était plus cher, nous est beaucoup moins connu. On croit qu'on le tirait par expression des entrailles marinées du scombre ou maquereau; mais alors rien ne rendrait raison de ce haut prix. Il y a lieu de croire que c'était une sauce étrangère, et peut-être n'était-ce autre chose que le soy qui nous vient de l'Inde, et qu'on sait être le résultat de poissons fermentés avec des champignons.
Certains peuples, par leur position, sont réduits à vivre presque uniquement de poisson; ils en nourrissent pareillement leurs animaux de travail, que l'habitude finit par soumettre à ces aliments insolites; ils en fument même leurs terres, et cependant la mer qui les environne ne cesse pas de leur en fournir toujours la même quantité.
On a remarqué que ces peuples ont moins de courage que ceux qui se nourrissent de chair; ils sont pâles, ce qui n'est point étonnant, parce que, d'après les éléments dont le poisson est composé, il doit plus augmenter la lymphe que réparer le sang.
On a pareillement observé parmi les nations ichthyophages des exemples nombreux de longévité, soit parce qu'une nourriture peu substantielle et plus légère leur sauve les inconvénients de la pléthore, soit que les sucs qu'elle contient, n'étant destinés par la nature qu'à former au plus des arêtes et des cartilages qui n'ont jamais une grande durée, l'usage habituel qu'en font les hommes retarde chez eux de quelques années la solidification de toutes les parties du corps, qui devient enfin la cause nécessaire de la mort naturelle.
Quoi qu'il en soit, le poisson, entre les mains d'un préparateur habile, peut devenir une source inépuisable de jouissances gustuelles; on le sert entier, dépecé, tronçonné, à l'eau, à l'huile, au vin, froid, chaud, et toujours il est également bien reçu; mais il ne mérite jamais un accueil plus distingué que lorsqu'il parait sous la forme d'une matelotte.
Ce ragoût, quoiqu'imposé par la nécessité aux mariniers qui parcourent nos fleuves, et perfectionné seulement par les cabaretiers du bord de l'eau, ne leur est pas moins redevable d'une bonté que rien ne surpasse; et les ichthyophiles ne les voient jamais paraître sans exprimer leur ravissement, soit à cause de la franchise de son goût, soit parce qu'il réunit plusieurs qualités, soit enfin parce qu'on peut en manger presque indéfiniment sans craindre ni la satiété ni l'indigestion.
La gastronomie analytique a cherché à examiner quels sont, sur l'économie animale, les effets du régime ichthyaque, et des observations unanimes ont démontré qu'il agit fortement sur le génésique, et éveille chez les deux sexes l'instinct de la production.
L'effet une fois connu, on en trouva d'abord deux causes tellement immédiates qu'elles étaient à la portée de tout le monde, savoir: 1° diverses manières de préparer le poisson, dont les assaisonnements sont évidemment irritants, tel que le caviar, les harengs saurs, le thon mariné, la morue, le stock-fish, et autres pareils; 2° les sucs divers dont le poisson est imbibé, qui sont éminemment inflammables, et s'oxygènent et se rancissent par la digestion.
Une analyse plus profonde en a découvert une troisième encore plus active, savoir: la présence du phosphore qui se trouve tout formé dans les laites, et qui ne manque pas de se montrer en décomposition.
Ces vérités physiques étaient sans doute ignorées de ces législateurs ecclésiastiques qui imposèrent la diète quadragésimale à diverses communautés de moines, telles que les Chartreux, les Récollets, les Trappistes et les Carmes Déchaux réformés par sainte Thérèse; car on ne peut pas supposer qu'ils aient eu pour but de rendre encore plus difficile l'observance du but de chasteté, déjà si antisocial.
Sans doute, dans cet état de choses, des victoires éclatantes ont été remportées, des sens bien rebelles ont été soumis; mais aussi que de chutes! que de défaites! Il faut qu'elles aient été bien avérées, puisqu'elles finirent par donner à un ordre religieux une réputation semblable à celle d'Hercule chez les filles de Danaüs, ou du maréchal de Saxe auprès de mademoiselle Lecouvreur.
Au reste, ils auraient pu être éclairés par une anecdote déjà ancienne, puisqu'elle nous est venue par les croisades.
Le sultan Saladin, voulant éprouver jusqu'à quel point pouvait aller la continence des derviches, en prit deux dans son palais, et pendant un certain espace de temps les fit nourrir des viandes les plus succulentes.
Bientôt la trace des sévérités qu'ils avaient exercées sur eux-mêmes s'effaça, et leur embonpoint commença à reparaître.
Dans cet état, on leur donna pour compagnes deux odalisques d'une beauté toute puissante, mais elles échouèrent dans leurs attaques les mieux dirigées, et les deux saints sortirent d'une épreuve aussi délicate, purs comme le diamant de Visapour.
Le sultan les garda encore dans son palais, et pour célébrer leur triomphe, leur fit faire pendant plusieurs semaines une chère également soignée, mais exclusivement en poisson.
À peu de jours, on les soumit de nouveau au pouvoir réuni de la jeunesse et de la beauté; mais cette fois, la nature fut la plus forte, et les trop heureux cénobites succombèrent... étonnamment.
Dans l'état actuel de nos connaissances, il est probable que, si le cours des choses ramenait quelque ordre monacal; les supérieurs chargés de les diriger adopteraient un régime plus favorable à l'accomplissement de leurs devoirs.
Réflexion philosophique.
42.--Le poisson, pris dans la collection de ses espèces, est pour le philosophe un sujet inépuisable de méditation et d'étonnement.
Les formes variées de ces étranges animaux, les sens qui leur manquent, la restriction de ceux qui leur ont été accordés, leurs diverses manières d'exister, l'influence qu'a dû exercer sur tout cela la différence du milieu dans lequel ils sont destinés à vivre, respirer et se mouvoir, étendent la sphère de nos idées et des modifications indéfinies qui peuvent résulter de la matière, du mouvement et de la vie.
Quant à moi, j'ai pour eux un sentiment qui ressemble au respect, et qui naît de persuasion intime où je suis que ce sont des créatures évidemment antédiluviennes; car le grand cataclysme, qui noya nos grands-oncles vers le dix-huitième siècle de la création du monde, ne fut pour les poissons qu'un temps de joie, de conquête, de festivité.
§ VII.--Des Truffes.
43.
UI dit truffe prononce un grand mot qui réveille des souvenirs érotiques et gourmands chez le sexe portant jupes, et des souvenirs gourmands et érotiques chez le sexe portant barbe.