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SECONDE SÉANCE.
ОглавлениеLe sens littéral du mot histoire est recherche, enquête (de faits).—Modestie des historiens anciens.—Témérité des historiens modernes. L'historien qui écrit sur témoignages, prend le rôle de juge, et reste témoin intermédiaire pour ses lecteurs.—Extrême difficulté de constater l'état précis d'un fait; de la part du spectateur, difficulté de le bien voir; de la part du narrateur, difficulté de le bien, peindre.—Nombreuses causes d'erreur provenant d'illusion, de préoccupation, de négligence, d'oubli, de partialité, etc.
NOUS venons de mesurer d'un coup d'œil rapide la carrière que nous avons à parcourir; elle est belle sans doute par son étendue, par son but; mais il ne faut pas nous dissimuler qu'elle ne soit en même temps difficile. Cette difficulté consiste en trois points principaux:
1º La nouveauté du sujet; car ce sera une manière neuve de traiter l'histoire, que de ne plus la borner à un ou à quelques peuples, sur qui l'on accumule tout l'intérêt pour en déshériter les autres, sans que l'on puisse rendre d'autre raison de cette conduite, que de ne les avoir pas étudiés ou connus.
2º La complication qui naît naturellement de l'étendue même et de la grandeur du sujet qui embrasse tant de faits et d'événements; qui considère le genre humain entier comme une seule société, les peuples comme des individus, et qui, retraçant la vie de ces individus et de ces sociétés, y cherche des faits nombreux et répétés, dont les résultats constituent ce qu'on appelle des principes, des règles: car en choses morales, les principes ne sont pas des critères fixes et abstraits, existants indépendamment de l'humanité, les principes sont des faits sommaires et généraux, résultant de l'addition des faits particuliers, et devenant par-là, non pas des règles tyranniques de conduite, mais des bases de calculs approximatifs de vraisemblance et de probabilités[4].
3º Enfin la nature même du sujet; car ainsi que nous l'avons dit dans le programme, les faits historiques ne pouvant pas se représenter aux sens, mais seulement à la mémoire, ils n'entraînent pas avec eux cette conviction qui ne permet pas de réplique; ils laissent toujours un retranchement d'incertitude à l'opinion et au sens intime, et toutes les fois que l'on vient au sens intime et à l'opinion, l'on touche à des cordes délicates et dangereuses, parce qu'à leur résonnance, l'amour-propre est prompt à s'armer. A cet égard, nous observerons les règles de sagesse que prescrit l'égalité prise dans son vrai sens, celui de la justice; car, lorsque nous n'adopterons pas, ou que même nous serons obligés de rejeter les opinions d'autrui, nous rappelant qu'il a un droit égal de les défendre, et qu'il n'a dû, comme nous, les adopter que par persuasion, nous porterons à ses opinions le respect et la tolérance que nous avons le droit d'exiger pour les nôtres.
Dans les autres sciences qui se traitent en cet amphithéâtre, la route est tracée, soit par l'ordre naturel des faits, soit par les méthodes savantes des auteurs. Dans l'histoire telle que nous l'envisageons, la route est neuve et sans modèle. Nous avons bien quelques livres avec le titre d'Histoires universelles. Mais outre le reproche d'un style déclamatoire de collége que l'on peut faire aux plus vantées, elles ont encore le vice de n'être que des histoires partielles de peuplades, des panégyriques de familles. Nos classiques d'Europe n'ont voulu nous parler que de Grecs, que de Romains, que de Juifs; parce que nous sommes, sinon les descendants, du moins les héritiers de ces peuples pour les lois civiles et religieuses, pour le langage, pour les sciences, pour le territoire; en sorte qu'il ne me semble pas que l'histoire ait encore été traitée avec cette universalité qu'elle comporte, surtout quand une nation comme la nôtre s'est élevée à un assez haut degré de connaissances et de philosophie, pour se dépouiller de cet égoïsme sauvage et féroce, qui, chez les anciens, concentrant l'univers dans une cité, dans une peuplade, y consacra la haine de toutes les autres sous le nom d'amour de la patrie, au lieu de jeter sur elles un regard de fraternité, lequel, sans détruire une juste défense de soi-même, laisse cependant subsister tous les sentiments de famille et de parenté.
Les difficultés dont nous venons de parler nous rendant l'ordre et la méthode infiniment nécessaires, ce sera pour nous un motif d'en tenir soigneusement le fil dans un si vaste sujet. Pour assurer notre premier pas, examinons ce que l'on doit entendre par ce mot histoire: car les mots étant les signes des idées, ils ont plus d'importance qu'on ne veut croire. Ce sont des étiquettes apposées sur des boîtes qui souvent ne contiennent pas les mêmes objets pour chacun; il est toujours sage de les ouvrir, pour s'en assurer.
Le mot histoire paraît avoir été employé chez les anciens dans une acception assez différente de celle des modernes: les Grecs, ses auteurs, désignaient par lui une perquisition, une recherche faite avec soin. C'est dans ce sens que l'emploie Hérodote. Chez les modernes au contraire, le mot histoire a pris le sens de narration, de récit, même avec la prétention de la véracité: les anciens cherchaient la vérité, les modernes ont prétendu la tenir; prétention téméraire, quand on considère combien dans les faits, surtout les faits politiques, elle est difficile à trouver. Sans doute c'était pour l'avoir senti, que les anciens avaient adopté un terme si modeste; et c'est avec le même sentiment, que pour nous le mot histoire sera toujours synonyme à ceux de recherche, examen, étude des faits.
En effet, l'histoire n'est qu'une véritable enquête de faits; et ces faits ne nous parvenant que par intermédiaires, ils supposent un interrogatoire, une audition de témoins. L'historien qui a le sentiment de ses devoirs, doit se regarder comme un juge qui appelle devant lui les narrateurs et les témoins des faits, les confronte, les questionne, et tâche d'arriver à la vérité, c'est-à-dire à l'existence du fait, tel qu'il a été. Or, ne pouvant jamais voir le fait par lui-même; ne pouvant en convaincre ses sens, il est incontestable qu'il ne peut jamais en acquérir de certitude au premier degré; qu'il n'en peut juger que par analogie, et de là, cette nécessité de considérer ces faits sous un double rapport: 1º sous le rapport de leur propre essence; 2º sous le rapport de leurs témoins.
Sous le rapport de leur essence, les faits n'ont dans la nature, dans le système de l'univers, qu'une manière d'être, manière constante, similaire; et, à cet égard, la règle de jugement est facile et invariable. Si les faits racontés ressemblent à l'ordre connu de la nature; s'ils sont dans l'ordre des êtres existants où des êtres possibles, ils acquièrent déja pour l'historien la vraisemblance et la probabilité; mais ceci même introduit une différence dans les jugements qui peuvent en être portés, puisque chacun juge de la probabilité et de la vraisemblance, selon l'étendue et l'espèce de ses connaissances: en effet, pour appliquer l'analogie d'un fait non connu, il faut connaître le fait auquel on doit le comparer; il faut en avoir la mesure: en sorte que la sphère des analogies est étendue ou resserrée, en raison des connaissances exactes déja acquises, ce qui ne laisse pas que de resserrer le rayon du jugement, et par conséquent de la certitude dans beaucoup de cas: mais à cela même, il n'y a pas un grand inconvénient; car un très-sage proverbe oriental dit: Qui croit beaucoup, beaucoup se trompe. S'il est un droit, c'est sans doute celui de ne pas livrer sa conscience à ce qui la repousse; c'est de douter de ce qu'on ne conçoit pas. Hérodote nous en donne un exemple digne d'être cité, lorsque parlant du voyage d'un vaisseau phénicien que Nechos, roi d'Égypte, fit partir par la mer Rouge, et qui, trois ans après, revint par la Méditerranée, il dit: «Les Phéniciens racontèrent à leur retour qu'en faisant voile autour de la Libye ils avaient eu le soleil (levant) à leur droite. Ce fait ne me paraît nullement croyable, mais peut-être le paraîtra-t-il à quelque autre[5].» Cette circonstance nous devient la preuve la plus forte du fait; et Hérodote, qui s'est trompé dans son prononcé, ne me paraît que plus louable de l'avoir, 1º rapportée sans altération, et 2º de n'avoir pas excédé la mesure de ses connaissances, en ne croyant pas sur parole ce qu'il ne concevait point par ses lumières. D'autres historiens et géographes anciens plus présomptueux, Strabon par exemple, ont nié tout le fait, à cause de sa circonstance; et leur erreur aujourd'hui démontrée, est pour nous un avis utile contre les prétentions du demi-savoir; et il en est d'autant mieux prouvé, que refuser son assentiment à ce que l'on ne conçoit pas, est une maxime sage, un droit naturel, un devoir de raison, parce que si l'on excédait la mesure de sa conviction, règle unique de tout jugement, on se trouverait porté d'inconnu en invraisemblable, et d'invraisemblable en extravagances et en absurdités.
Le second rapport sous lequel les faits doivent être examinés, est celui de leurs témoins; et celui-là est bien plus compliqué et bien plus difficile que l'autre: car ici les règles ne sont pas fixes et constantes comme celles de la nature; elles sont au contraire variables comme l'entendement humain; et cet entendement humain je le comparerais volontiers à ces miroirs à plans courbes et irréguliers, qui, dans les leçons de physique, vous ont amusés par les bizarres défigurations qu'ils font subir aux tableaux qu'on leur soumet: cette comparaison peut vous sembler d'autant plus heureuse, qu'elle s'applique dans un double sens. Car si d'un côté, par le cas malheureusement le plus fréquent, les tableaux de la nature, toujours réguliers, ont été déformés en se peignant dans l'entendement; d'un autre côté, ces caricatures qu'il a produites, soumises de nouveau à sa réflexion, peuvent se redresser par les mêmes règles en sens inverse, et recouvrer les formes raisonnables de leur premier type qui fut la nature......
Dans la sienne propre l'entendement est une onde mobile où les objets se défigurent par des ondulations de plus d'un genre; d'abord, et le plus souvent, par celles des passions, et encore par la négligence, par l'impuissance de voir mieux, et par l'ignorance. Ce sont-là autant d'articles sur lesquels l'investigateur de la vérité, l'historien doit interroger sans cesse les témoins: et lui-même est-il exempt de leurs défauts? n'est-il pas homme comme eux? et n'est-ce pas un apanage constant de l'humanité, que la négligence, le défaut de lumières, et le préjugé? Or, examinez, je vous prie, ce qui arrive dans les récits qui ne nous parviennent que de troisième ou quatrième bouche. Ne vous semble-t-il pas voir un objet naturel, qui, réfléchi par une première glace, est par elle réfléchi à une autre; ainsi, de glace en glace, recevant les teintes, les déviations, les ondulations de toutes, pensez-vous qu'il arrive exact? La seule traduction d'une langue en une autre n'est-elle pas déja une forte altération des pensées, de leurs teintes; sans compter les erreurs des mots? mais dans une même langue, dans un même pays, sous vos propres yeux, voyez ce qui se passe tous les jours; un événement arrive près de nous, dans la même ville, dans la même enceinte: entendez-en le récit par divers témoins; souvent pas un seul ne s'accordera sur les circonstances, quelquefois sur le fonds. On en fait une expérience assez piquante en voyageant. Un fait se sera passé dans une ville; soi-même on l'aura vu; eh bien? à dix lieues de là, on l'entend raconter d'une autre manière, et de ville en ville, d'écho en écho, on finit par ne plus le reconnaître, et en voyant la confiance des autres, on serait tenté de douter de la sienne, à soi-même.
Or, s'il est difficile de constater l'existence précise, c'est-à-dire la vérité des faits parmi nous, combien cette difficulté n'a-t-elle pas été plus grande chez les anciens, qui n'avaient pas les mêmes moyens de certitude que nous? Je n'entrerai pas aujourd'hui dans les détails intéressants que comporte cette matière, me proposant de l'approfondir dans une autre leçon; mais après avoir parlé des difficultés naturelles de connaître la vérité, j'insisterai sur celle qui tient aux passions du narrateur et des témoins, à ce qu'on appelle partialité; je la divise en deux branches; partialité volontaire, et partialité forcée: cette dernière, inspirée par la crainte, se rencontre nécessairement dans tous les états despotiques; où la manifestation des faits serait la censure presque perpétuelle du gouvernement. Dans de tels états, qu'un homme ait le courage d'écrire ce qu'il y a de plus notoire, ce que l'opinion publique constate le plus, son livre ne pourra s'imprimer; s'il s'imprime, il ne pourra souvent se divulguer, et par une suite de l'ordre établi, personne n'osera écrire, on écrira avec déviation, dissimulation, ou mensonge: et tel est le caractère de la plus grande partie des histoires.
D'autre part, la partialité volontaire a des effets encore plus étendus; car ayant pour parler, les motifs que l'autre a pour se taire, elle envisage son bien-être dans le mensonge et l'erreur. Les tyrans menacent l'autre; ils flattent celle-là; ils paient ses louanges, suscitent ses passions; et après avoir menti à leur siècle par des actions, ils mentent à la postérité par des récits stipendiés.
Je ne parle point d'une autre partialité involontaire, mais non moins puissante, celle des préjugés civils ou religieux dans lesquels nous naissons, dans lesquels nous sommes élevés. En jetant un coup d'œil général sur les narrateurs, à peine en voit-on quelques-uns qui s'en soient montrés dégagés. Chez les anciens même, les préjugés ont eu les plus fortes influences; et quand on considère que dès l'âge le plus tendre, tout ce qui nous environne conspire à nous en imprégner; que l'on nous infuse nos opinions, nos pensées, par nos habitudes, par nos affections, par la force, par la persuasion, par les menaces et par les promesses; que l'on enveloppe notre raison de barrières sacrées au delà desquelles il lui est défendu de regarder, l'on sent qu'il est impossible que par l'organisation même de l'être humain, il ne devienne pas une fabrique d'erreurs; et lorsque, par un retour sur nous-mêmes, nous penserons qu'en de telles circonstances, nous en eussions été également atteints; que si par hasard nous possédons la vérité, nous ne la devons peut-être qu'à l'erreur de ceux qui nous ont précédés; loin d'en retirer un sentiment d'orgueil et de mépris, nous remercierons les jours de liberté où il nous a été permis de sentir d'après la nature, de penser d'après notre conscience; et craignant, par l'exemple d'autrui, que cette conscience même ne soit en erreur, nous ne ferons point de cette liberté un usage contradictoirement tyrannique, et nous fonderons, sinon sur l'unité d'opinions, du moins sur leur tolérance, l'utilité commune de la paix.
Dans la prochaine leçon, nous examinerons quels ont été, chez les peuples anciens, les matériaux de l'histoire et les moyens d'information; et comparant leur état civil et moral à celui des modernes, nous ferons sentir l'espèce de révolution que l'imprimerie a introduite dans cette branche de nos études et de nos connaissances.