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TROISIÈME SÉANCE.
ОглавлениеContinuation du même sujet.—Quatre classes principales d'historiens avec des degrés d'autorité divers: 1º historiens acteurs; 2º historiens témoins; 3º historiens auditeurs de témoins; 4º historiens sur ouï-dire ou traditions.—Altération inévitable des récits passés de bouche en bouche.—Absurdité des traditions des temps reculés, commune à tous les peuples.—Elle prend sa source dans la nature de l'entendement humain.—Caractère de l'histoire toujours relatif au degré d'ignorance ou de civilisation d'un peuple.—Caractère de l'histoire chez les anciens et chez les peuples sans imprimerie.—Effets de l'imprimerie sur l'histoire.—Changement qu'elle a produit dans les historiens modernes.—Disposition d'esprit la plus convenable à bien lire l'histoire.—Ridicule de douter de tout, moins dangereux que de ne douter de rien.—Être sobre de croyance.
Nous avons vu que, pour apprécier la certitude des faits historiques, l'on devait peser, dans les narrateurs et dans les témoins,
1º Les moyens d'instruction et d'information;
2º L'étendue des facultés morales, qui sont la sagacité, le discernement;
3º Les intérêts et les affections d'où peuvent résulter trois espèces de partialités: celle de la contrainte, celle de la séduction, et celle des préjugés de naissance et d'éducation. Cette dernière, pour être excusable, n'en est que plus puissante et plus pernicieuse, en ce qu'elle dérive et qu'elle s'autorise des passions même et des intérêts des nations entières, qui, dans leurs erreurs non moins opiniâtres et plus orgueilleuses que les individus, exercent sur leurs membres le plus arbitraire et le plus accablant des despotismes, celui des préjugés nationaux, soit civils, soit religieux.
Nous aurons plus d'une occasion de revenir sur ces diverses conditions de la valeur des témoignages. Aujourd'hui, continuant de développer la même question, nous allons examiner les divers degrés d'autorité qui résultent de leur éloignement plus ou moins grand, plus ou moins médiat des faits et des événements.
En examinant les divers témoins ou narrateurs de l'histoire, on les voit se ranger en plusieurs classes graduelles et successives, qui ont plus ou moins de titres à notre croyance: la première est celle de l'historien acteur et auteur; et de ce genre sont la plupart des écrivains de mémoires personnels, d'actes civils, de voyages, etc. Les faits en passant immédiatement d'eux à nous, n'ont subi que la moindre altération possible. Le récit a son plus grand degré d'authenticité; mais ensuite la croyance en est soumise à toutes les conditions morales d'intérêt, d'affection et de sagacité dont nous avons parlé, et son poids en reçoit des défalcations toujours assez nombreuses, parce que là se trouve agir au premier degré l'intérêt de la personnalité.
Aussi, les écrivains autographes n'ont-ils droit à notre croyance qu'autant que leurs récits ont,
1º De la vraisemblance; et il faut avouer qu'en quelques cas, ils portent avec eux un concours si naturel d'événements et de circonstances, une série si bien liée de causes et d'effets, que notre confiance en est involontairement saisie, et y reconnaît, comme l'on dit, le cachet de la vérité, qui cependant est encore plus celui de la conscience;
2º Autant qu'ils sont appuyés par d'autres témoignages, également soumis à la loi des vraisemblances: d'où il suit que, même en leur plus haut degré de crédibilité, les récits historiques sont soumis à toutes les formalités judiciaires d'examen et d'audition de témoins, qu'une expérience longue et multipliée a introduites dans la jurisprudence des nations; que par conséquent, un seul écrivain, un seul témoignage, n'ont pas le droit de nous astreindre à les croire; et que c'est même une erreur de regarder comme constant un fait qui n'a qu'un seul témoignage, puisque, si l'on pouvait appeler plusieurs témoins, il pourrait y survenir, il y surviendrait certainement contradiction ou modification. Ainsi l'on regarde vulgairement les Commentaires de César comme un morceau d'histoire qui, par la qualité de son auteur, et parce qu'il n'a pas été contrarié, porte un caractère éminent de certitude. Cependant Suétone nous apprend qu'Asinius Pollion avait observé dans ses Annales, qu'un grand nombre de faits cités par César, n'étaient pas exactement tels qu'il les avait représentés, parce que très-souvent il avait été induit en erreur par les rapports de ses officiers; et Pollion, que sa qualité d'homme consulaire et d'ami d'Horace et de Virgile rend un témoin de poids, indiquait que César avait eu des intérêts personnels de déguiser la vérité[6].
La seconde classe est celle des témoins immédiats et présents à l'action, ne portant pas l'apparence d'un intérêt personnel, comme l'auteur acteur; leur témoignage inspire, en général, une plus grande confiance, et prend un plus haut degré de crédibilité, toujours avec la condition des vraisemblances, 1º selon le nombre de leurs témoignages; 2º selon la concordance de ces témoignages; 3º selon les règles dominantes que nous avons établies de jugement sain, d'observation exacte, et d'impartialité. Or, si l'expérience journalière de ce qui se passe autour de nous et sous nos yeux, prouve que l'opération de constater un fait, même notoire, avec évidence et précision, est une opération délicate et soumise à mille difficultés, il en résulte, pour quiconque étudie l'histoire, un conseil impérieux de ne pas admettre légèrement comme irrécusable, tout ce qui n'a pas subi l'épreuve rigoureuse des témoignages suffisants en qualité et en nombre.
La troisième classe est celle des auditeurs de témoins, c'est-à-dire, de ceux qui ont entendu les faits de la bouche du témoin; ils en sont encore bien près, et là cependant s'introduit tout à coup une différence extrême dans l'exactitude du récit et dans la précision des tableaux. Les témoins ont vu et entendu les faits; leurs sens en ont été frappés; mais en les peignant dans leur entendement, ils leur ont déja imprimé, même contre leur gré, des modifications qui en ont altéré les formes; et ces formes s'altèrent bien plus, lorsque, de cette première glace ondulante et mobile, ces faits sont réfléchis dans une seconde aussi variable. Là, devenu non plus un être fixe et positif, comme il l'était dans la nature, mais une image fantastique, le fait prend d'esprit en esprit, de bouche en bouche, toutes les altérations qu'introduisent l'omission, la confusion, l'addition des circonstances; il est commenté, discuté, interprété, traduit; toutes opérations qui altèrent sa pureté native, mais qui exigent que nous fassions ici une distinction importante entre les deux moyens employés à le transmettre: celui de la parole, et celui de l'écriture.
Si le fait est transmis par l'écriture, son état est, dès ce moment, fixé, et il conserve d'une manière immuable le genre d'autorité qui dérive du caractère de son narrateur. Il peut bien déja être défiguré; mais tel qu'il est écrit, tel il demeure; et si, comme il arrive, divers esprits lui donnent diverses acceptions, il n'en est pas moins vrai qu'ils sont obligés de se raccorder sur ce type sinon original, du moins positif; et tel est l'avantage que procure toute pièce écrite, qu'elle transmet immédiatement, malgré les intervalles des temps et des lieux, l'existence quelconque des faits; elle rend présent le narrateur, elle le ressuscite, et à des milliers d'années de distance, elle fait converser tête à tête avec Cicéron, Homère, Confucius, etc. Il ne s'agit plus que de constater que la pièce n'est point apocryphe, et qu'elle est réellement leur ouvrage. Si la pièce est anonyme, elle perd un degré d'authenticité, et son témoignage, par cela qu'il est masqué, est soumis à toutes les perquisitions d'une sévère critique, à tous les soupçons que fait naître en toute occasion la clandestinité. Si la pièce a été traduite, elle ne perd rien de son authenticité; mais dans ce passage par une glace nouvelle, les faits s'éloignent encore d'un degré de leur origine; ils reçoivent des teintes plus faibles ou plus fortes, selon l'habileté du traducteur; mais du moins a-t-on la ressource de les vérifier et de les redresser.
Il n'en est pas ainsi de la transmission des faits par parole, c'est-à-dire de la tradition. Là se déploient tous les caprices, toutes les divagations volontaires ou forcées de l'entendement; et jugez quelles doivent être les altérations des faits transmis de bouche en bouche, de génération en génération, lorsque nous voyons souvent dans une même personne le récit des mêmes faits varier selon les époques, selon le changement des intérêts et des affections. Aussi l'exactitude de la tradition est-elle en général décriée; et elle le devient d'autant plus qu'elle s'éloigne de sa source primitive à un plus grand intervalle de temps et de lieu. Nous en avons les preuves irrécusables sous nos propres yeux: que l'on aille dans les campagnes et même dans les villes, recueillir les traditions des anciens sur les événements du siècle de Louis XIV, et même des premières années de ce siècle (je supposé que l'on mette à part tous les moyens d'instruction provenant des pièces écrites), l'on verra quelle altération, quelle confusion se sont introduites, quelle différence s'établit de témoins à témoins, de conteurs à conteurs! Nous en avons une preuve évidente dans l'histoire de la bataille de Fontenoy, sur laquelle il y a quantité de variantes. Or, si un tel état d'oubli, de confusion, d'altération, a lieu dans des temps d'ailleurs éclairés, au sein d'une nation déja policée, et qui, par d'autres moyens, trouve le secret de le corriger et de s'en garantir, concluez ce qui dut arriver chez les peuples où les arts étaient ou sont dans l'enfance ou l'abâtardissement; chez qui le désordre régnait ou règne encore dans le système social, l'ignorance dans le système moral, l'indifférence dans tout ce qui excède les premiers besoins. Aussi, le témoignage de voyageurs exacts nous présente-t-il encore en ce moment chez les peuples sauvages et même chez ceux que l'on appelle civilisés, la preuve de cette invraisemblance de récits, de cette absurdité de traditions dont nous parlons; et ces traditions sont nulles, à beaucoup d'égards, même dans le pays de l'Asie, où l'on en place plus particulièrement le foyer et la source; la preuve s'en tire de l'ignorance où les naturels vivent des faits et des dates qui les intéressent le plus, puisque les Indiens, les Arabes, les Turks, les Tartares ne savent pas même rendre compte de leur âge, de l'année de leur naissance, ni de celle de leurs parents.
Cependant, c'est par des traditions, c'est par des récits transmis de bouche en bouche de générations en générations, qu'a dû commencer, qu'a nécessairement commencé l'histoire; et cette nécessité est démontrée par les faits de la nature, encore subsistants, par la propre organisation de l'homme, par le mécanisme de la formation des sociétés.
En effet, de ce qu'il est prouvé que l'homme naît complètement ignorant et sans art; que toutes ses idées sont le fruit de ses sensations, toutes ses connaissances l'acquisition de son expérience personnelle, et de l'expérience accumulée des générations antérieures; de ce qu'il est prouvé que l'écriture est un art extrêmement compliqué dans les principes de son invention; que la parole même est un autre art qui l'a précédé, et qui seul a exigé une immense série de générations: l'on en conclut, avec certitude physique, que l'empire de la tradition s'est étendu sur toute la durée des siècles qui ont précédé l'invention de l'écriture; j'ajoute même de l'écriture alphabétique; car elle seule a su peindre toutes les nuances des faits, toutes les modifications des pensées; au lieu que les autres écritures qui peignent les figures, et non les sons, telles que les hiéroglyphes des Égyptiens, les nœuds ou quippos des Péruviens, les tableaux des Mexicains, n'ont pu peindre que le canevas et le noyau des faits, et ont laissé dans le vague les circonstances et les liaisons. Or, puisqu'il est démontré par les faits et le raisonnement, que tous ces arts d'écriture et de langage sont le résultat de l'état social, qui lui-même n'a été que le produit des circonstances et des besoins; il est évident que tout cet édifice de besoins, de circonstances, d'arts et d'état social, a précédé l'empire de l'histoire écrite.
Maintenant remarquez que la preuve inverse de ces faits physiques se trouvé dans la nature même des premiers récits offerts par l'histoire. En effet, si, comme nous le disons, il est dans la constitution de l'entendement humain de ne pas toujours recevoir l'image des faits parfaitement semblable à ce qu'ils sont; de les altérer d'autant plus qu'il est moins exercé et plus ignorant, qu'il en comprend moins les causes, les effets et toute l'action: il s'ensuit, par une conséquence directe, que plus les peuples ont été grossiers, et les générations novices et barbares, plus leurs commencements d'histoire, c'est-à-dire leurs traditions doivent être déraisonnables, contraires à la véritable nature, au sain entendement. Or, veuillez jeter un coup d'œil sur toutes les histoires, et considérez s'il n'est pas vrai que toutes débutent par un état de choses tel que je vous le désigne; que leurs récits sont d'autant plus chimériques, représentent un état d'autant plus bizarre, qu'ils s'éloignent plus dans les temps anciens; qu'ils tiennent plus à l'origine de la nation de qui ils proviennent; qu'au contraire, plus ils se rapprochent des temps connus, des siècles où les arts, la police, et tout le système moral ont fait des progrès, plus ces récits reprennent le caractère de la vraisemblance, et peignent un état de choses physique et moral, analogue à celui que nous voyons: de manière que l'histoire de tous les peuples comparée, nous offre ce résultat général; que ses tableaux sont d'autant plus éloignés de l'ordre de la nature et de la raison, que les peuples sont plus rapprochés de l'état sauvage, qui est pour tous l'état primitif; et qu'au contraire ses tableaux sont d'autant plus analogues à l'ordre que nous connaissons, que ces mêmes peuples s'éclairent, se policent, se civilisent: en sorte que, lorsqu'ils arrivent aux siècles où se développent les sciences et les arts, on voit la foule des événements merveilleux, des prodiges et des monstres de tout genre, disparaître devant leur lumière, comme les fantômes, les larves et les spectres, dont les imaginations peureuses et malades peuplent les ténèbres et le silence de la nuit, disparaissent devant l'aube du jour et les rayons de l'aurore.
Posons donc cette maxime féconde en résultats dans l'étude de l'histoire:
«Que l'on peut calculer, avec une sorte de justesse, le degré de lumière et de civilisation d'un peuple, par la nature même de ses récits historiques;» ou bien en termes plus généraux:
«Que l'histoire prend le caractère des époques et des temps où elle a été composée.»
Et ici se présente à notre examen la comparaison de deux grandes périodes où l'histoire a été composée avec des circonstances de moyens et de secours très-différents: je veux parler de la période des manuscrits, et de la période des imprimés. Vous savez que, jusque vers la fin du 15e siècle, il n'avait existé de livres et de monuments qu'écrits à la main; que ce fut seulement vers 1440 que parurent les premiers essais de Jean Guttemberg, d'immortelle mémoire, puis de ses associés Fusth et Scheffer, pour écrire avec des caractères, d'abord de bois, ensuite de métal, et par cet art simple et ingénieux obtenir instantanément un nombre infini de répétitions ou de copies d'un premier modèle ordonné. Cette heureuse innovation apporta, dans le sujet que nous traitons, des changements qu'il est important de bien remarquer.
Lorsque les écrits, actes ou livres se traçaient tous à la main, la lenteur de ce pénible travail, les soins qu'il renouvelait sans cesse, les frais qu'il multipliait, en rendant les livres chers, les rendaient plus rares, plus difficiles à créer, plus faciles à anéantir. Un copiste produisait lentement un individu livre; l'imprimerie en produit rapidement une génération: il en résultait pour les compulsations, et par conséquent pour toute instruction un concours rebutant de difficultés. Ne pouvant travailler que sur des originaux, et ces originaux n'existant qu'en petit nombre dans les dépôts publics et dans les mains de quelques particuliers, les uns jaloux, les autres avares, le nombre des hommes qui pouvaient s'occuper d'écrire l'histoire était nécessairement très-borné; ils avaient moins de contradicteurs; ils pouvaient plus impunément ou négliger ou altérer; le cercle des lecteurs étant très-étroit, ils avaient moins de juges, moins de censeurs; ce n'était point l'opinion publique, mais un esprit de faction ou de coterie qui prononçait; et alors c'était bien moins le fonds des choses que le caractère de la personne, qui déterminait le jugement.
Au contraire, depuis l'imprimerie, les monuments originaux une fois constatés pouvant, par la multiplication de leurs copies, être soumis à l'examen, à la discussion d'un grand nombre de lecteurs, il n'a plus été possible ou du moins facile d'en atténuer, d'en dévier le sens, ni même d'en altérer le manuscrit, par l'extrême publicité des réclamations; et de ce côté la certitude historique a réellement acquis et gagné.
Il est vrai que chez les anciens, par cela même qu'un livre exigeait plusieurs années pour être composé, et davantage encore pour se répandre sans que pour cela l'on pût dire qu'il fût divulgué, il était possible d'y déposer des vérités plus hardies, parce que le temps avait détruit ou éloigné les intéressés, et ainsi la clandestinité favorisait la véracité de l'historien; mais elle favorisait aussi sa partialité; s'il établissait des erreurs, il était moins facile de les réfuter; il y avait moins de ressource à la réclamation: or, ce même moyen de clandestinité étant également à la disposition des modernes, avec le moyen d'en combattre les inconvénients, l'avantage paraît être entièrement pour eux de ce côté.
Chez les anciens, la nature des circonstances dont je viens de parler, soit dans l'étude, soit dans la composition de l'histoire, la concentrait presque nécessairement dans un cercle étroit d'hommes riches, puisque les livres étaient très-coûteux, et d'hommes publics et de magistrats, puisqu'il fallait avoir manié les affaires pour connaître les faits; et en effet nous aurons l'occasion fréquente d'observer que la plupart des historiens grecs et romains ont été des généraux, des magistrats; des hommes d'une fortune ou d'un rang distingué. Chez les Orientaux, c'étaient presque exclusivement les prêtres, c'est-à-dire, la classe qui s'était attribué le plus puissant des monopoles, celui des lumières et de l'instruction. Et de là, ce caractère d'élévation et de dignité dont on a fait de tous temps la remarque chez les historiens de l'antiquité, et qui fut le produit naturel et même nécessaire de l'éducation cultivée qu'ils avaient reçue.
Chez les modernes, l'imprimerie ayant multiplié et facilité les moyens de lecture et de composition; cette composition même étant devenue un objet de commerce, une marchandise, il en est résulté pour les écrivains une hardiesse mercantile, une confiance téméraire qui a trop souvent ravalé ce genre d'ouvrage, et profané la sainteté de son but.
Il est vrai que l'antiquité a eu aussi ses compilateurs et ses charlatans; mais l'a fatigue et l'ennui de copier leurs ouvrages en ont délivré les âges suivants, et l'on peut dire à cet égard que les difficultés ont servi la science.
Mais d'autre part cet avantage des anciens se compense par un inconvénient grave, le soupçon fondé d'une partialité presque nécessitée; 1º par l'esprit de personnalité dont les ramifications étaient d'autant plus étendues que l'écrivain acteur ou témoin avait eu plus de rapports d'intérêts, et de passions dans la chose publique; 2º par l'esprit de famille et de parenté qui, chez les anciens, et surtout dans la Grèce et dans l'Italie, constituait un esprit de faction général et indélébile. Et remarquez qu'un ouvrage composé par l'individu d'une famille en devenait la commune propriété; qu'elle en épousait les opinions, par-là même que l'auteur avait sucé ses propres préjugés. Ainsi un manuscrit de la famille des Fabius, des Scipions, se transmettait d'âge en âge et par héritage; et si un manuscrit contradictoire existait dans une autre famille, la plus puissante saisissait comme une victoire l'occasion de l'anéantir: c'était en petit l'esprit des nations en grand; cet esprit d'égoïsme orgueilleux et intolérant, par lequel les Romains et les Grecs, ennemis de l'univers, ont anéanti les livres des autres peuples, et par lequel nous privant du plaidoyer de leurs parties adverses dans la cause célèbre de leurs rapines, ils nous ont rendus presque complices de leur tyrannie, par l'admiration éclatante, et par l'émulation secrète que nous portons à leurs triomphes criminels.
Chez les modernes au contraire, en vain un ouvrage historique s'environnerait-il des moyens de la clandestinité, du crédit de la richesse, du pouvoir de l'autorité, de l'esprit de faction ou de famille; un seul jour, une seule réclamation suffisent à renverser un édifice de mensonge combiné pendant des années; et tel est le service signalé que la liberté de la presse a rendu à la vérité, que le plus faible individu, s'il a les vertus et le talent de l'historien, pourrait censurer les erreurs des nations jusque sous leurs yeux, fronder même leurs préjugés malgré leur colère, si d'ailleurs il n'était pas vrai que ces erreurs, ces préjugés, cette colère que l'on attribue aux nations, n'appartiennent bien plus souvent qu'à leurs gouvernants.
Dans l'habitude où nous sommes de vivre sous l'influence de l'imprimerie, nous ne sentons point assez fortement tout ce que la publicité qui en dérive nous procure d'avantages politiques et moraux; il faut avoir vécu dans les pays où n'existe point l'art libérateur de la presse, pour concevoir tous les effets de sa privation, pour imaginer tout ce que la disette de livres et de papiers-nouvelles jette de confusion dans les récits, d'absurdités dans les ouï-dire, d'incertitude dans les opinions, d'obstacles dans l'instruction, d'ignorance dans tous les esprits. L'histoire doit des bénédictions à celui qui le premier, dans Venise, s'avisa de donner à lire des bulletins de nouvelles, moyennant la petite pièce de monnaie appelée gazetta, dont ils ont retenu le nom; et en effet les gazettes sont des monuments instructifs et précieux jusque dans leurs écarts, puisqu'elles peignent l'esprit dominant du temps qui les a vues naître, et que leurs contradictions présentent des bases fixes à la discussion des faits. Aussi lorsque l'on nous dit que dans leurs nouveaux établissements les Anglo-Américains tracent d'abord un chemin, et portent une presse pour avoir un papier-nouvelle, me paraît-il que dans cette double opération, ils atteignent le but, et font l'analyse de tout bon système social, puisque la société n'est autre chose que la communication facile et libre des personnes, des pensées et des choses; et que tout l'art du gouvernement se réduit à empêcher les frottements violents capables de la détruire. Et quand, par inverse à ce peuple déja civilisé au berceau, les états de l'Asie arrivent à leur décrépitude sans avoir cessé d'être ignorants et barbares, sans doute c'est parce qu'ils n'ont eu ni imprimerie, ni chemin de terre ou d'eau: telle est la puissance de l'imprimerie, telle est son influence sur la civilisation, c'est-à-dire sur le développement de toutes les facultés de l'homme dans le sens le plus utile à la société, que l'époque de son invention divise en deux systèmes distinctifs et divers l'état politique et moral des peuples antérieurs et des peuples postérieurs à elle, ainsi que de leurs historiens; et son existence caractérise à tel point les lumières, que pour s'informer si un peuple est policé ou barbare, l'on peut se réduire à demander: a-t-il l'usage de l'imprimerie? a-t-il la liberté[7] de la presse?
Or, si, comme il est vrai, l'état de l'antiquité à cet égard fut infiniment semblable à l'état actuel de l'Asie; si même chez les peuples regardés comme libres, les gouvernements eurent presque toujours un esprit mystérieux de corps et de faction, et des intérêts privilégiés, qui les isolaient de la nation; s'ils eurent en main les moyens d'empêcher ou de paralyser les écrits qui les auraient censurés, il en rejaillit un soupçon raisonnable de partialité, soit volontaire soit forcée, sur les écrivains. Comment Tite-Live, par exemple, aurait-il osé peindre dans tout son odieux la politique perverse de ce sénat romain, qui, pour distraire le peuple de ses demandes long-temps justes et mesurées, fomenta l'incendie des guerres qui pendant cinq cents ans dévorèrent les générations, et qui, après que les dépouilles du monde eurent été entassées dans Rome comme dans un antre, n'aboutirent qu'à offrir le spectacle de brigands enivrés de jouissances, et toujours insatiables, qui s'entr'égorgèrent pour le partage du butin? Parcourez Denys d'Halicarnasse, Polybe et Tacite lui-même, vous n'y citerez pas un de ces mouvements d'indignation que devait arracher le tableau de tant d'horreurs qu'ils nous ont transmises; et malheur à l'historien qui n'a pas de ces mouvements, où malheur à son siècle, s'il se les refuse.
De toutes ces considérations, je conclus que dans l'étude de l'histoire, le point précis de la vérité est délicat à saisir, difficile à poser, et que la certitude que nous pouvons nous permettre, a besoin, pour être raisonnable, d'un calcul de probabilités qu'à juste titre l'on a classé au rang des sciences les plus importantes qui vous seront démontrées dans l'école normale. Si j'ai insisté sur ce premier article, c'est parce que j'ai senti son importance, non point abstraite et spéculative, mais usuelle et applicable à tout le cours de la vie: la vie est pour chacun de nous son histoire personnelle, où le jour d'hier devient la matière du récit d'aujourd'hui et de la résolution de demain. Si, comme il est vrai, le bonheur dépend de ces résolutions, et si ces résolutions dépendent de l'exactitude des récits, c'est donc une affaire importante que la disposition d'esprit propre à les bien juger; et trois alternatives se présentent dans cette opération: tout croire, ne rien croire, ou croire avec poids et mesure. Entre ces trois partis, chacun choisit selon son goût, je devrais dire selon ses habitudes et son tempérament, car le tempérament gouverne la foule des hommes plus qu'ils ne s'en aperçoivent eux-mêmes. Quelques-uns, mais en très-petit nombre, arrivent à force d'abstraction à douter même du rapport de leurs sens; et tel fut, dit-on, Pyrrhon, dont la célébrité en ce genre d'erreur a servi à la désigner sous le nom de Pyrrhonisme. Mais si Pyrrhon, qui doutait de son existence au point de se voir submerger sans pâlir, et qui regardait la mort et la vie comme si égales et si équivoques, qu'il ne se tuait pas, disait-il, faute de pouvoir choisir; si, dis-je, Pyrrhon a reçu des Grecs le nom de philosophe, il reçoit des philosophes celui d'insensé, et des médecins celui de malade: la saine médecine apprend en effet que cette apathie et ce travers d'esprit sont le produit physique d'un genre nerveux obtus ou usé, soit par les excès d'une vie trop contemplative, dénuée de sensations, soit par les excès de toutes les passions, qui ne laissent que la cendre d'une sensibilité consumée.
Si douter de tout est la maladie chronique, rare et seulement ridicule, des tempéraments et des esprits faibles; par inverse, ne douter de rien est une maladie beaucoup plus dangereuse en ce qu'elle est du genre des fièvres ardentes, propres aux tempéraments énergiques chez qui, acquérant par l'exemple une intensité contagieuse, elle finit par exciter les convulsions de l'enthousiasme et la frénésie du fanatisme. Telles sont les périodes du progrès de cette maladie de l'esprit, dérivant de la nature, et de celle du cœur humain, qu'une opinion ayant d'abord été admise par paresse, par négligence de l'examiner, l'on s'y attache, l'on s'en tient certain par habitude; on la défend par amour-propre, par opiniâtreté; et de l'a défense passant à l'attaque, bientôt l'on veut imposer sa croyance par cette estime de soi appelée orgueil, et par ce désir de domination qui, dans l'exercice du pouvoir, aperçoit le libre contentement de toutes ses passions. Il y a cette remarque singulière à faire sur le fanatisme et le pyrrhonisme, qu'étant l'un et l'autre deux termes extrêmes, diamétralement opposés, ils ont néanmoins une source commune, l'ignorance; avec cette seule différence que le pyrrhonisme est l'ignorance faible qui ne juge jamais; et que le fanatisme est l'ignorance robuste qui juge toujours, qui a tout jugé.
Entre ces excès il est un terme moyen, celui d'asseoir son jugement lorsqu'on a pesé et examiné les raisons qui le déterminent; de le tenir en suspens tant qu'il n'y a pas de motif suffisant à le poser, et de mesurer son degré de croyance et de certitude sur les degrés de preuves et d'évidence, dont chaque fait est accompagné. Si c'est là ce qu'on nomme scepticisme, selon la valeur du mot qui signifie examiner, tâter autour d'un objet avec défiance, et si l'on me demande, comme l'a fait un de vous dans notre dernière conférence, si mon dessein est de vous conduire au scepticisme, je dirai d'abord qu'en vous présentant mes réflexions, je ne prêche pas une doctrine; mais que, si j'avais à en prêcher une, ce serait la doctrine du doute tel que je le peins, et je croirais servir en ce point, comme en tout autre, la cause réunie de la liberté et de la philosophie, puisque le caractère spécial de la philosophie est de laisser à chacun la faculté de juger selon la mesure de sa sensation et de sa conviction; je prêcherais le doute examinateur, parce que l'histoire entière m'a appris que la certitude est la doctrine de l'erreur ou du mensonge, et l'arme constante de la tyrannie. Le plus célèbre des imposteurs et le plus audacieux des tyrans, a commencé son livre par ces mots: Il n'y a point de doute dans ce livre: il conduit droit celui qui marche aveuglément, celui qui reçoit sans discussion ma parole qui sauve le simple et confond le savant[8]; par ce seul début l'homme est dépouillé du libre usage de sa volonté, de ses sens; il est dévoué à l'esclavage; mais en récompense, d'esclave qu'il se fait, le vrai croyant devient ministre du prophète, et recevant de Mahomet le sabre et le Qoran, il devient prophète à son tour, et dit: Il n'y a point de doute en ce livre; y croire, c'est-à-dire, penser comme moi, ou la mort: doctrine commode, il faut l'avouer, puisqu'elle dispense celui qui la prêche des peines de l'étude: elle a même cet avantage que, tandis que l'homme douleur calcule, examine, le croyant fanatique exécute et agit: le premier apercevant plusieurs routes à la fois, est obligé de s'arrêter pour examiner où elles le conduisent; le second ne voyant que celle qui est devant lui, n'hésite pas. Il la suit, semblable à ces animaux opiniâtres dont on circonscrit la vue par des cuirs cousus à leurs brides pour les empêcher de s'écarter à droite ou à gauche et surtout pour les empêcher de voir le fouet qui les morigène; mais malheur au conducteur s'ils viennent à se mutiner; car, dans leur fureur déja demi-aveugles, ils poussent toujours devant eux, et finissent par le jeter avec eux dans les précipices.
Tel est, messieurs, le sort que prépare la certitude présomptueuse à l'ignorance crédule; par inverse, l'avantage qui résulte du doute circonspect et observateur est tel, que réservant toujours dans l'esprit une place pour de nouvelles preuves, il le tient sans cesse disposé à redresser un premier jugement, à en confesser l'erreur. De manière que si, comme il faut s'y attendre, soit dans cette matière, soit dans toute autre, je venais à en énoncer quelqu'une, les principes que je professe me laisseraient la ressource, ou me donneraient le courage de dire avec le philosophe ancien: Je suis homme, et rien de l'homme ne m'est étranger.
La prochaine séance étant destinée à une conférence, je vous invite, messieurs, à rechercher et à rassembler les meilleures observations qui ont été faites sur le sujet que j'ai traité aujourd'hui: malheureusement éparses dans une foule de livres, elle y sont noyées de questions futiles ou paradoxales. Presque tous les auteurs qui ont traité de la certitude historique, en ont traité avec cette partialité de préjugés dont je vous ai parlé; et ils ont exagéré cette certitude, et son importance, parce que c'est sur elle que presque tous les systèmes religieux ont eu l'imprudence de fonder les questions de dogme, au lieu de les fonder sur des faits naturels, capables de procurer l'évidence; il serait à désirer que quelqu'un traitât de nouveau et méthodiquement ce sujet, il rendrait un véritable service non-seulement aux lettres, mais encore aux sciences morales et politiques.