Читать книгу Un siècle de peinture française, 1820-1920 - Camille Mauclair - Страница 3
INTRODUCTION
ОглавлениеLe présent ouvrage n’est pas un exposé de discussions théoriques ou de préférences personnelles. Je n’avais point ici à prendre parti. J’ai cru opportun, en excluant une énumération excessive, d’éviter l’aspect fastidieux d’un catalogue, tout en ne négligeant pourtant aucune des figures réellement représentatives d’un genre et d’une conception. J’ai surtout jugé utile d’encadrer l’histoire abrégée des individualités dans l’histoire des tendances d’un siècle confus, inquiet, chercheur et grand. De là la division assez particulière de ce volume. On jugera si j’ai bien ou mal fait en présentant, pour plus de clarté, les diverses manifestations dans un ordre parallèle et non dans une succession chronologique.
J’espère que le lecteur fera aussi de lui-même les réserves nécessaires quant aux dates qui ouvrent et ferment mon ouvrage. Il sait autant que moi qu’il n’est rien de plus illusoire que le passage d’un siècle à un autre, puisque l’expression de «siècle» est une pure convention, une coupure tout arbitraire dans l’enchaînement infini du temps. En faisant débuter mon travail à cette date de 1820, j’ai simplement voulu saisir le moment où les anciennes traces du XVIIIe siècle (dont beaucoup d’artistes vivaient encore) et les traces plus récentes de l’école davidienne, allaient s’effacer devant le romantisme naissant.
C’est un moment des plus curieux; en peinture comme en littérature, les transitions sont également subtiles. Les peintres du temps de Louis XVI avaient fini par tomber dans le maniérisme, l’allégorie galante, le libertinage, tout en conservant l’attrait d’une technique très solide et savante. La Révolution a été injuste et brutale envers eux. Elle les a enveloppes dans le discrédit, le mépris et la haine qu’elle vouait au régime déchu. Elle les a traités en valets complaisants de ce régime. Pourtant, ces artistes avaient accueilli avec confiance, libéralisme et sympathie, l’aurore de1789qui allait si rapidement s’assombrir et s’ensanglanter, et avant de vieillir, de souffrir, de s’éteindre dans la pauvreté et le délaissement, des hommes comme Fragonard, Greuze ou Hubert Robert avaient accepté la nécessité d’un ordre social et artistique nouveau. L’homme qui leur fit le plus de mal fut un grand artiste incontestable, mais aussi un caractère orgueilleux, fanatique, égoïste et dur: Louis David, neveu de Boucher, n’ayant pu s’imposer à la cour, s’était jeté dans les rangs révolutionnaires. Devenu, par la force de sa doctrine comme par l’étalage de son loyalisme, le peintre et l’ordonnateur des fêtes plébéiennes, il se vengea d’avoir été méconnu par l’ancienne Académie royale, il humilia ses confrères, hier fêtés et présentement misérables, il balaya impitoyablement leur art, et instaura le sien, fondé sur un retour à l’antique. Une habile palinodie transforma ce montagnard, ce peintre de Marat, en un maître des cérémonies de l’Empire. Napoléon admira David comme un Talma de la peinture et lui conféra vraiment une toute-puissance. Les théories davidiennes régnèrent. Elles étendirent un manteau de glace sur toute une époque, et pour elles David lui-même n’hésita pas à renier ce qui nous apparaît aujourd’hui la plus belle et la plus vivante partie de son œuvre, la partie réaliste et décorative, celle des portraits, du Sacre et des Aigles, bien au-dessus des Sabines et du Léonidas. Autour de lui gravitèrent des hommes comme Girodet, Gérard ou Pierre Guérin. Et cependant la réaction allait se préparer dans ce milieu si compassé, si craintivement obéissant aux dogmes du maître rigide et autoritaire. C’était de l’atelier de Guérin qu’allaient sortir Géricault et Delacroix, c’était dans l’atelier de David que se formèrent Gros, puis Ingres. A l’écart de tous, il y avait un isolé malheureux dont le suave génie, un des plus beaux de l’Ecole française, semblait relier le sentiment de volupté délicate du XVIIIe siècle au désir de remonter à une antiquité non point académique et pédantesque comme celle que concevait David, mais vivante en son réalisme souriant, en son intime union du mythe et de la nature: Prudhon, pauvre plébéien né en1758, devait créer des chefs-d’œuvre de grâce raffinée, de pathétisme, de tendresse et de science profonde, jusqu’en1822, sans être promu au rang de chef d’école, non plus que Corot qui hérita d’une part de son âme.
Les dates sont utiles pour faire comprendre la transition d’un siècle à l’autre, pour montrer le prolongement des temps monarchiques sous le Consulat, l’Empire et la Restauration. Gros est né en1771et se suicide en1835. C’est le type même de l’artiste de transition entre le davidisme et le romantisme dont il est le vrai père. Géricault est né en1771et meurt en1824, laissant l’impression trop légitime de la plus grande perte que la France picturale ait faite. Isabey est né en1767et vivra son amusante et étonnante existence jusqu’en1855. Debucourt, qui est tellement «dix-huitième», est né en 1755et ne meurt qu’en1832. Granet, l’ami d’Ingres et l’un des initiateurs de l’école provençale, est né en1775et mort en1849. Le beau paysagiste Georges Michel, précurseur du paysage moderne, naît en1763et vit jusqu’en 1843. Ingres enfin naît en1780et Delacroix en1799. Ces quelques exemples suffiront pour indiquer le passage si malaisément saisissable d’un idéal et d’un style à d’autres sous le proconsulat tyrannique de David.
Une de ses victimes est certainement Gros, dont la vie est si aventureuse et la nature si généreuse. Présenté à Bonaparte, échappé du terrible siège soutenu dans Gènes par Massena, il rejette l’académisme davidien, il révèle son génie déjà annonciateur de Delacroix dans des chefs-d’œuvre comme le Combat de Nazareth, la Bataille d’Aboukir, les Pestiférés de Jaffa, le Champ de bataille d’Eylau: il est le baron Gros, il exécute des portraits magnifiques comme ceux des généraux Lassalle et Fournier-Sarlovèze, les Bourbons lui conservent leur faveur; et pourtant, par degrés, Gros retombe sous l’influence de de son maître vieilli et exilé, il renie son inspiration enthousiaste, ne produit plus que des œuvres frigides et compassées, perd la tête, se voit railler par une jeunesse qui le dépasse, et se jette dans la Seine en un accès de désespoir, ayant failli être ce que Delacroix sera et ce que Géricault, s’il n’était mort à trente-trois ans, eût peut-être été, le roi d’un temps nouveau. Géricault passe dans son époque comme un météore. Il crée le Radeau de la Méduse à vingt-huit ans, il multiplie de merveilleuses études de chevaux, il médite de vastes compositions, il semble, dans l’audace de son génie sombre et violent, être le Caravage de son temps. et son réalisme réinvente toute la peinture. Auprès de lui les élèves de David et de Guérin n’existent pas. C’est vraiment par Gros et par lui qu’on arrive à la liquidation des dernières velléités du XVIIIe siècle et à l’évasion des formules du style Empire, c’est-à-dire à ce qu’on a appelé fort improprement le romantisme pictural, à vrai dire beaucoup moins net et moins fécond que celui de Berlioz en musique et de Hugo en poésie. Delacroix va paraître: il résumera ce romantisme à lui seul, car les Eugène Devéria, les Louis Boulanger, les Ary Scheffer, les Johannot, les Nanteuil, les Alfred de Dreux, ne compteront guère auprès de sa gloire, qui reléguera même dans l’ombre des artistes excellents comme Eugène Lami, Roqueplan, Tassaert, Charlet et Raffet, Boissard de Boisdenier et Félix Trutat.
Mais auparavant il convient de rejeter la double erreur qui a trop longtemps consisté à considérer Ingres comme un adversaire irréductible de Delacroix et comme le défenseur de l’esthétique davidienne contre le romantisme. D’abord, Ingres est né dix-neuf ans avant Delacroix, et au moment où celui-ci débutait au Salon de1822avec Dante et Virgile aux enfers, Ingres avait déjà établi sa renommée par des chefs-d’œuvre comme la Thétis, l’Œdipe, et maints portraits. Ensuite, les élèves de David eux-mêmes voyaient en leur ancien condisciple un révolutionnaire remontant aux primitifs italiens et aux réalistes français avant de se laisser hypnotiser par Raphaël.
Ingres est un artiste très composite. Ce Montalbanais sensuel et doctrinaire, classique par raison mais réaliste par tempérament, ne s’est opposé techniquement à Delacroix que par un principe: il recherchait avant tout le contour, la ligne, tandis que Delacroix exprimait avant tout par les volumes et les plans. Intellectuellement, il y avait entre le solide bourgeois et le génial malade la différence de l’envolée lyrique à la ferme raison, de l’inspiration à la patience. Delacroix, profondément généreux, estimait son émule sans enthousiasme; Ingres, rageur, lui fit une opposition personnelle acharnée, parfois fort mesquine, dont son hautain cadet ne s’émut pas. Nous sommes libre aujourd’hui de considérer ces deux maîtres comme les plus beaux représentants de deux formes de la vérité esthétique qui, loin de s’exclure, peuvent se réconcilier. Et l’un et l’autre ont tenu tant de place dans leur siècle qu’il est nécessaire de les isoler en consacrant à chacun d’eux un chapitre bref mais spécial.