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II
CE QUI AILLEURS S’ENSUIVIT
ОглавлениеSelon une coutume invariable, le père, la mère et la fille, à l’issue du premier déjeuner, se tenaient au premier étage, dans le salon dont les trois fenêtres ouvraient sur un balcon, du côté de la rue. Entièrement boisé, blanc et or, plus long que large, ce salon, avec ses fenêtres hautes et cintrées, ses deux lustres et son mobilier massif en acajou noir, rehaussé d’ornements dorés, rappelait un foyer de théâtre.
M. et madame Granger siégeaient sur des fauteuils, près de la cheminée en marbre que du seuil on voyait à gauche, et Cornélie leur fille promenait ses doigts sur le piano, lorsque madame Bailly entra suivie de Clémentine.
Madame Bailly, qui pendant près de quarante ans avait gouverné la maison du père de madame Marcille et s’était acquis dans ces fonctions l’estime de tous ceux qui l’avaient connue, fut accueillie avec le plus honorable empressement, ce dont au reste elle ne s’émut guère. De sa voix placide comme sa personne, elle dit laconiquement ce qui l’amenait et présenta sa protégée. Cornélie quitta son piano et accourut. Tous les regards se portèrent sur Clémentine, et presque aussitôt madame Granger marqua de la surprise.
«C’est singulier, dit-elle en se tournant vers son mari, ne trouvez-vous pas, Athanase, à qui ressemble mademoiselle?»
M. Granger, dont le gros œil bleu à fleur de tête était plein de tristesse, répliqua:
«A qui, madame?
–Comment! êtes-vous donc aveugle? car vraiment il faut l’être pour ne pas voir que mademoiselle ressemble à M. de Flohr! N’es-tu pas de cet avis, ma fille?»
Par esprit de contradiction, peut-être, Cornélie repartit sans quitter Clémentine des yeux:
«Autant vaudrait dire que mademoiselle a un certain air de famille avec ma tante.
–Oh!fit dédaigneusement madame Granger.
–Après cela, tu sais, maman, ajouta Cornélie, M. de Flohr a une de ces figures qu’on rencontre encore assez fréquemment. Ce sont ses manières et ses mérites qui font toute sa distinction.»
L’accent velouté dont cela fut dit en masquait si mal l’impertinence, que madame Granger s’empressa d’ajouter:
«Au surplus, mademoiselle, un homme distingué, tout à fait distingué, un baron, le professeur de ma fille. Vous devez donc être plutôt fière que chagrine de la ressemblance.»
Clémentine avait soutenu cet examen désobligeant avec beaucoup de tranquillité et même de bonne grâce. Elle riposta en s’inclinant:
«Mon Dieu, madame, la fortune nous donne un visage: quel qu’il soit, il me semble qu’il n’y a pas lieu d’en être fier ni d’en rougir.»
La réplique fut sans doute jugée hardie et de mauvais goût, car elle occasionna un peu de gêne et quelques instants de silence. Madame Granger demanda enfin:
«Et comment vous appelez-vous, mademoiselle?
–Clémentine, madame,
–Clémentine?...
–Je ne connais pas mes parents, madame.»
Madame Granger prit un air de bienveillante pitié.
«Orpheline, balbutia-t-elle.
–Ah! maman, fit vivement observer Cornélie, il faudra que je voie dans le dictionnaire si tu te sers bien du mot propre! »
Tout entière en apparence à la mère qui déjà la questionnait sur son savoir-faire et ses prétentions, Clémentine n’eut pas l’air d’entendre la fille.
Déçue dans sa malice, comprenant d’ailleurs qu’elle avait affaire à une personne capable de lui tenir tête, mademoiselle Granger changea soudainement de batteries. Elle devint gracieuse, caressante avec Clémentine, et l’entraîna bientôt hors du salon pour causer librement avec elle de chiffons et de toilette. La mère, de son côté, accompagna madame Bailly jusqu’en bas, où elle avait à donner des ordres. M. Granger resta seul.
L’excellent homme semblait avoir le cœur bien gros. Renversé sur le dossier d’un fauteuil, les jambes allongées, les mains croisées sur le ventre, l’œil à demi fermé, il poussait par intervalles des soupirs à fendre l’âme.
Un bruit de pas dans l’antichambre lui fit lever les yeux vers la porte, et à peine aperçut-il le nouveau venu, qu’il se précipita à sa rencontre, lui prit les mains et lui dit avec effusion:
«Bonjour, mon cher Eugène, bonjour!»
Ces manières affectueuses, qui respiraient le chagrin et quêtaient la sympathie, frappèrent le fils de madame Marcille. Oubliant les propres douleurs qu’accusaient ses yeux rouges et son visage pâli, il demanda avec intérèt:
«Qu’avez-vous, cher monsieur?»
Montrant un siége et s’asseyant en face, M. Granger repartit à mi-voix, d’un accent lugubre:
«Hélas! mon cher Eugène, ma vie, depuis quelque temps, est troublée par de bien grands chagrins.
–Comment cela, cher monsieur?
–Vous êtes discret, reprit M. Granger, je n’ai pas à craindre que vous trahissiez ma confiance: laissez-moi vous confier les poignantes angoisses où me plongent les choses qui se passent ici.»
Marcille hocha amèrement la tête.
«Qu’avions-nous besoin, je vous le demande, ajouta M. Granger, d’un nouvel équipage, de chevaux de prix, d’augmenter le nombre de nos domestiques, d’acheter un piano à queue? Où était la nécessité de donner, cet hiver, tant de dîners, tant de fêtes, tant de bals? Le baron de Flohr, sans doute, est un cavalier charmant, un homme doué des plus rares qualités. Mais est-ce une raison pour quintupler nos dépenses? Je ne sais comment tout cela finira. C’est un pillage. Nous courons à notre ruine. Travaillez donc quarante ans à amasser du bien, pour avoir la douleur de le voir gaspiller si follement! »
M. Granger reprit haleine et dit encore:
«Et ce n’est pas tout. La sœur de ma femme, mademoiselle de Sainte-Luce, achève de me désespérer. Il y a un an, après être restés tant d’années sans la voir, nous nous faisions une fête de l’embrasser. J’en suis encore à me demander si elle nous a seulement reconnus. Elle n’avait qu’une idée fixe: se retirer à Châteauneuf pour y vivre de ses rentes. A présent, c’est autre chose, la voici de retour: elle manque de ce qu’au départ elle avait de plus précieux, sans qu’il soit possible d’avoir d’elle le moindre mot de réponse. C’est une sainte demoiselle, je n’en disconviens pas; mais enfin, c’est clair, elle n’a pas la tête saine: rien n’est facile comme de la circonvenir, et, à moins d’une mesure que conseille la prudence, nous courons risque de voir son bien passer à des étrangers. Ah! bien oui! madame Granger rejette cela avec indignation. A part de courtes éclipses, sa sœur a autant de raison que de vertu. Plaignez-moi, mon cher ami, plaignez-moi! On dirait, ma parole d’honneur, d’une conspiration pour me réduire au désespoir.»
Quelqu’un entrait. C’était madame Granger. Marcille faussa compagnie au mari pour aller au-devant de la femme et s’incliner devant elle.
«Bonjour, Eugène, répondit la mère de Cornélie. Et Suzanne?»
Cependant elle s’asseyait et invitait Marcille à faire de même. La tristesse de celui-ci n’était déjà plus qu’une réserve glaciale. Il repartit en s’asseyant:
«Ma mère, madame, va de mal en pis. Toutefois, elle souffre peut-être plus encore moralement que physiquement. Un seul événement, à ce qu’il semble, pourrait beaucoup la soulager, et c’est ce qui me décide à venir me consulter là-dessus avec vous.
–Je vous écoute, mon cher ami.»
D’un accent qui démentait quelque peu le calme de son visage et de ses manières, Marcille continua:
«Depuis longtemps déjà mon mariage avec votre fille est chose convenue entre vous et ma mère.
–C’est vrai, Eugène.
–L’époque en devait être ultérieurement fixée, dit encore Marcille.
–C’est toujours vrai, mon cher ami.
–Au silence que j’ai depuis gardé, ajouta Marcille, vous avez pu supposer que je n’avais pas une bien vive impatience de vous voir fixer cette époque.
–Je n’ai rien supposé du tout, Eugène.
–Vous m’eussiez fait tort bien gratuitement, poursuivit Marcille; car je n’ai pas cessé d’aimer profondément Cornélie. Mais il me paraissait convenable d’attendre que ma mère se rétablît pour vous parler de mon mariage.
–Qui n’applaudirait à de si louables sentiments?»
Ces marques d’approbation sur les lèvres de cette femme hautaine, loin d’encourager Marcille, le déconcertaient.
«Il arrive malheureusement, balbutia-t-il, que ma mère, comme je vous le disais, ne va pas mieux. D’un autre côté, tout me porte à croire que mon mariage, qui est sa constante préoccupation, pourrait hâter son rétablissement. Je me suis donc résolu à venir vous demander s’il vous conviendrait de vous concerter avec moi à l’effet de préciser la date d’un jour que j’appelle de tous mes vœux.»
Madame Granger était de marbre. Elle ne se pressa point de répondre. Le choix des expressions la préoccupait sans doute bien plus que la réponse elle-même.
«Loin d’éluder votre mise en demeure, mon cher Eugène, dit-elle enfin avec affabilité, j’y répondrai avec une entière franchise. Il est bien vrai que votre mariage avec Cornélie, un moment abandonné par suite de vos aventures avec mademoiselle Lemajeur, a été définitivement arrêté entre votre mère et moi. J’ajouterai que j’ai toujours eu de la faiblesse pour vous, que je me suis habituée à vous regarder comme mon fils, et que je vous verrais avec des transports de joie devenir le mari de ma fille. Vous n’avez oublié qu’un détail, mais un détail essentiel; laissez-moi vous le rappeler, mon cher ami: c’est que ce mariage, mon rêve caressé, a été naturellement toujours subordonné à l’agrément définitif de Cornélie.»
A la surprise que laissa paraître Marcille, il fut évident que, s’il s’attendait à une fin de non-recevoir, ce n’était pas à celle-là.
«Qu’à cela ne tienne, madame! répliqua-t-il vivement. Toutefois, je vous supposais mieux informée. Il ne m’a jamais paru que Cornélie, à qui j’ai vingt fois exprimé la profondeur de mon attachement, selon que vous-même m’y avez autorisé, envisageât comme un malheur la perspective de porter mon nom.
–Tous m’avez mal comprise, mon cher enfant, repartit madame Granger toujours aussi calme. Il est impossible qu’une fille bien.née envisage comme un malheur une alliance à tous égards honorable. Seulement, Cornélie est dans l’âge des illusions. Une fille de vingt ans ne saurait avoir, dans les sentiments, la clairvoyance et la solidité d’une femme de quarante. Aussi n’y aurait-il pas lieu d’être surpris si, amenée à se replier sur elle-même par l’idée d’un prochain mariage, elle reconnaissait que ce qu’elle prenait dans le principe pour de l’amour n’était simplement qu’une vive affection fraternelle?»
Sous des airs de franchise, madame Granger cachait tant de mauvaise foi et une si intrépide résolution d’éluder sa parole, que Marcille ne contint qu’avec peine son indignation.
«Est-ce un refus, madame? demanda-t-il d’une voix éteinte et en pâlissant. Auriez-vous changé didée? Je n’attache pas plus de prix qu’il ne faut aux commérages de la ville. Mais les bruits qui courent seraient-ils donc fondés?
–Et quels bruits?...»
D’un accent un peu plus ferme, Marcille répliqua:
«C’est vous servir, madame, de vous les apprendre, si réellement vous les ignorez. Un étranger dont l’arrivée ici ne remonte pas à plus de huit ou dix mois, M. de Flohr, vous aurait subjuguée jusqu’au fanatisme. Vous n’entendriez plus que par ses oreilles, vous ne verriez plus que par ses yeux. Toutes ces dépenses où vous vous jetez depuis quelque temps, vous ne les feriez que pour lui plaire. A cet étranger, enfin, dont on ne connaît pas même les antécédents, vous ne seriez pas éloignée de donner votre fille en mariage...»
A mesure que parlait Marcille, madame Granger mettait sur son front une couche de mélancolie hypocrite.
«Combien le monde est indiscret! dit-elle en secouant la tête. De quoi va-t-il s’occuper? On nous taxait jadis d’avarice, à présent on nous accuse d’extravagance. Il est bien difficile de contenter les gens. Vous pouviez du moins vous rappeler, mon cher ami, le sang qui coule dans nos veines, et prendre sur vous d’affirmer que, quoi qu’il arrive, nous serions toujours incapables de faire quoi que ce soit contre la bienséance et l’honneur.»»
Ce n’était pas une réponse; mais enfin Marcille eut l’air de s’en contenter.
«Il me reste donc, madame, dit-il, à consulter les sentiments de Cornélie elle-même.»
Précisément Cornélie qui, pendant ce temps-là, installait Clémentine à l’angle de l’une des fenêtres du salon, vint tout à coup dans la direction de sa mère.
Depuis ses débuts dans les aventures de Marcille avec Thérèse Lemajeur, sa beauté avait atteint à son plus haut degré de développement. L’aisance de sa démarche était incomparable; son front éclatait de hardiesse; des lèvres dédaigneuses et mutines complétaient une physionomie où respiraient la malice et la violence.
«Vous parliez de moi, dit-elle en caressant alternativement de son œil fauve sa mère et Marcille. _
–Voici ce que c’est, dit aussitôt madame Granger: Eugène est venu me parler de ton mariage avec lui.
–Ah! fit Cornélie en détournant vivement la tête.
–Je lui ai répondu, continua madame Granger, que tu étais encore bien indécise, et que même tu m’avais paru craindre de ne pas l’aimer autant qu’il le désirait.»
La jeune fille garda le silence.
«Vous ne répondez pas, Cornélie», lui dit Marcille. Il ajouta, la voyant résolue à se taire: «Aurais-je eu tort de croire que vous encouragiez mes espérances? M’abusais-je quand je vous entendais vous-même provoquer mes protestations d’attachement?
–Moi! s’écria Cornélie impatientée; je vous ai laissé dire et penser tout ce que vous avez voulu!»
Marcille tressaillit.
«Parlez-vous sérieusement? demanda-t-il. Se peut-il que, m’ayant paru dire oui tant de fois, vous disiez non aujourd’hui?
–Quand cela serait! répondit audacieusement la jeune fille. Vous-même, ne m’avez-vous pas donné l’exemple des changements? »
Cornélie faisait allusion aux amours de Marcille avec Thérèse Lemajeur. Le trait était cruel. Marcille se leva, et d’une voix qu’altéraient l’amertume et la colère repartit:
«Loin de moi la responsabilité d’une démarche qui m’attire ces affronts, Cornélie. N’eussent été les secrètes préoccupations d’une pauvre femme dont l’état pèse sur moi comme un remords, je ne me fusse jamais résigné à un rôle si lâche.»
La mère et la fille se récrièrent.
«Mais je n’ai rien dit qui puisse faire supposer... balbutia Cornélie.
–Vous avez tort, mon cher ami, dit la mère, d’attacher tant d’importance aux boutades d’une folle enfant qui ne sait pas encore bien ce qu’elle veut...»
M. Granger, se joignant à sa femme, engagea Marcille à ne pas désespérer, protesta que personne dans la maison ne songeait à l’éconduire, qu’il ne s’agissait que d’avoir un peu de patience, enfin que tout certainement s’arrangerait à la satisfaction de chacun.
Par malheur cet empressement et ces protestations reçurent presque au même instant un éclatant démenti. Les portes du salon, ébranlées, puis ouvertes, encadrèrent un personnage qui décida sur-le-champ d’une diversion accablante. En effet la mère et la fille oublièrent aussitôt Marcille pour ne plus s’occuper que du nouveau venu. A peine est-il besoin de nommer M. de Flohr.
Mais au préalable, pour mettre chaque chose à sa place, il faut remonter de quelques heures en arrière et parler incidemment de l’étrange rencontre que le baron venait de faire sur la route de Meung à la ville.