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III
UN GRANDISSIME
ОглавлениеCette route n’offre que peu ou point de prise aux souvenirs. Elle n’est qu’une sorte de ruban plat et poudreux qui traverse deux ou trois gros bourgs et que jalonnent, à droite et à gauche, de vieux ormes, entre lesquels on aperçoit çà et là une ferme, des champs, des vignes, un pan de mur ou encore un rideau de peupliers.
Il pouvait être une heure du soir. Bien qu’on ne fût encore qu’à la mi-avril, le ciel étant sans nuage et l’atmosphère toute calme, la chaleur était grande.
Un piéton, jeune encore, de trente-cinq ans au plus, boitant de fatigue, soulevait piteusement la poussière du chemin. Son extérieur était bizarre. Il avait le teint basané, une barbe brune et touffue qui ne laissait guère voir de son visage que le gros nez rond et les grands yeux noirs sans éclat. Des cheveux crépus de même couleur s’échappaient à profusion d’un béret blanc orné au centre d’une mèche de laine rouge. Le lambeau de foulard qui lui servait de cravate cachait assez mal son cou pour en laisser voir le développement presque monstrueux. Il était vêtu d’un paletot en velours râpé que sa taille ramassée, ses épaules et ses bras d’athlète bourraient au point d’en faire craquer les coutures. Un pantalon bleu clair, maculé de boue, et des souliers en mauvais état complétaient sa voyante et sordide toilette.
Il boitait de plus en plus, faisait des haltes fréquentes et interrogeait chaque voiturier sur la distance qui le séparait encore de la ville.
A la longueur de l’étape se joignait, pour ralentir son pas, un attirail non moins gênant que pittoresque. D’un côté c’était une gourde vide, de l’autre un rouleau en fer-blanc, sur les reins une guitare; outre cela, il tenait de la main droite un gourdin noueux, et de la gauche une toile peinte, sans cadre, d’une hauteur de soixante-dix centimètres environ.
Décidément trahi par ses forces, il s’arrêta. Malgré le coude que la route formait en cet endroit, le décor restait le même, on ne voyait que des arbres et encore des arbres. Notre homme avisa une haie, rangea aux pieds sa toile peinte et sa guitare, puis se fit un coucher des menues branches d’un orme récemment abattu. Ce petit ménage achevé, il s’étendit sur le dos, posa la tête sur ses mains croisées et ferma les yeux. Un sommeil de plomb ne tarda pas à s’appesantir sur lui.
Dans la même heure, M. de Flohr se dirigeait en tilbury du côté de la ville. Pour se soustraire aux secousses du pavé, il suivait à sa gauche l’espaco macadamisé de la route, la zone où précisément dormait l’homme à la guitare. Le cheval, bon trotteur, aiguillonné encore par le fouet, avançait rapidement. Une couche épaisse de boue pulvérisée amortissait le bruit de son trot ainsi que celui do la voiture. Le baron, d’ailleurs, ayant la vue excessivement basse, était plus qu’un autre exposé, en tournant le coude du chemin, à ne pas voir les jambes de l’homme endormi sur la voie. Il ne les vit pas en effet. Un cri retentit.
« Aie!»
De Flohr frissonna d’horreur. Un cahot avait coïncidé avec cet effroyable cri. Il arrêta court, laissa flotter les guides et descendit de voiture...
Ses gants glacés, ses chaussures vernies, la coupe de son frac et son aisance dans cette mise pleine de recherche prouvaient au moins des habitudes invétérées de dandysme.
Fort pâle et la sueur au front, il se précipita à sept ou huit pas en arrière, ajusta machinalement un monocle à l’un de ses yeux et se pencha vers l’endroit d’où partaient les cris de détresse.
Le blessé se tordait dans les convulsions et jetait par-ci par-là une note encore plus discordante que déchirante. Portant la main à ses blessures, il s’écria à l’approche du baron:
«Aie! aie! senor, vous m’avez brisé les os!»
Il parvint toutefois avec force grimaces et un redoublement de cris à se mettre sur son séant.
Consterné, près de défaillir, de Flohr se baissa jusqu’à terre et examina jusqu’à quel point l’accident était grave. Dans sa rapidité foudroyante, la roue avait à peine entamé les chairs, mais en revanche y avait imprimé une large bande violacée qui noircissait à vue d’œil.
Le pauvre diable continuait à geindre d’une façon lamentable.
«Caramba! faut-il avoir de la chance! disait-il de cet accent méridional qui ne fait grâce d’aucune syllabe; me voilà estropié pour le reste de mes jours!»
On eût pu lui répondre de s’en prendre avant tout à son imprudence; mais l’autre, le baron, ne songeait pas même, dans son trouble, à décliner la responsabilité de l’accident. Il restait là en contemplation devant la blessure et semblait rouler plusieurs projets dans sa tête. Entre lui et Clémentine, cette ressemblance qui avait si fort frappé madame Granger existait-elle réellement? C’était bien la même nuance de cheveux, la même peau très-blanche, le même nez élégamment arqué; mais voilà à peu près tout. De Flohr d’ailleurs avait la bouche à demi-cachée par des moustaches et ces yeux clignotants qui distinguent les myopes.
«Voyons, mon brave, dit-il enfin d’une voix altérée, essayez de vous mettre debout. En vous appuyant sur moi, peut-être parviendrez-vous à monter dans ma voiture. Je vous conduirai alors à la ville, où je vous ferai soigner jusqu’à votre entière guérison.»
A ces ouvertures, le blessé ouvrit l’oreille. Se livrant à des contorsions grotesques qu’il accompagnait çà et là d’un cri de douleur, il réussit à se lever. Pesant alors de tout son poids sur le bras qui lui était offert, il se traîna, non sans gémir, jusqu’à la voiture. Là redoublèrent ses grimaces convulsives et ses lamentations, et cinq minutes do travail et d’efforts ne furent point de trop pour le hisser sur le tilbury.
«Diavolo! fit-il tout à coup en se tournant vers l’endroit où il avait dormi; et ma guitare! et mon portrait!»
De la meilleure grâce du monde, de Flohr, qui déjà escaladait le marchepied de la voiture, retourna sur ses pas et revint bientôt avec les objets désignés. Peu d’instants après, le cheval reprenait sa course dans la direction de la ville.
Il y avait apparence que le blessé se trouvait bien du mouvement de la voiture; en même temps que son front s’éclaircissait, ses soubresauts douloureux n’avaient plus lieu que de loin en loin, quand il y pensait sans doute. Étalant ses grâces avec un sans-gène croissant, il tira de l’une de ses poches du tabac et de petits papiers qui y étaient pêle-mêle, et roula une cigarette. Grâce aux ressources d’un briquet, sa tête ne tarda pas à flotter dans un nuage. La fumée s’échappait de sa barbe, de ses narines et même de ses yeux. Entre deux bouffées:
«Serait-il indiscret, senor, dit-il d’un air noble, de vous demander votre nom?
–Charles de Flohr.
–Seriez-vous étranger?
–Saxon, de Dresde.
–Il n’y paraît guère.
–Je suis en France depuis vingt ans.
–Quel âge avez-vous donc?...»
De Flohr fronça légèrement les sourcils.
«Vous ne sauriez, dit-il, me faire une question plus désagréable.
–Excusez-moi... Propriétaire, j’imagine?
–Professeur de musique.
–Vous gagnez donc beaucoup d’argent?
–Autant que je veux.
–Diavolo!... Combien alors vous devez vous amuser!
–Nullement.
–Qu’est-ce donc qui vous en empêche?
–Bien des choses.
–Et d’abord?
–Ma mémoire.
–Tiens! tiens!...»
Peu après, le fumeur, au bout de sa cigarette, ajouta:
«Et les vins, dans ce pays de Cocagne, y sont-ils bons?
–Il y en a d’excellents.
–Et les femmes?
–J’ai d’assez mauvais yeux. On les dit charmantes.
–0fortune!... «
Se souvenant ici de ses jambes, l’intrépide questionneur fit une nouvelle pause pour les examiner, examen qu’il entoura de ménagements et accompagna de lamentations contenues. Après quoi, il fouilla dans sa poche et roula une deuxième cigarette. Sa tète ne tarda pas à fumer, sans exagération, comme une charbonnière.
«Ah ça! mais, senor, reprit-il soudainement, vous n’êtes, ce me semble, guère pressé de savoir comment on m’appelle!»
Mal à l’aise et tout rêveur, de Flohr ne se souciait nullement de causer.
«Je n’y songeais pas, dit-il laconiquement.
Nonobstant, senor, je me plais à croire que vous ne serez pas fâché d’apprendre que vous avez affaire à Rolando.»
D’un air de glaciale indifférence, le baron répliqua:
Vous vous appelez Rolando?
–Oui, Rolando.
–Que faites-vous?
–Rien.
–Alors vous êtes...
–D’une condition, hélas! qui m’impose de me croiser les bras.
–Comment cela?...»
Rolando leva le bras droit, l’arrondit en cerceau au-dessus de sa tête, saisit de la main de ce même bras l’extrémité gauche de son béret et se découvrit.
«Je suis, dit-il avec emphase, duc et grand d’Espagne.»
De Flohr jeta un coup d’œil de travers à son voisin, lequel, sans se déconcerter, continua en se recoiffant:
«D’ignobles intrigues m’obligent à m’exiler provisoirement. Un procès est engagé. L’issue n’en saurait être douteuse, et j’espère bien avant peu regagner mon pays et rentrer en possession des biens et des titres que me disputent de vils scélérats.»
En dépit de son malaise, de Flohr sourit et hocha la tête.
«Voyons, fit-il, raillerie à part....
–Comment, senor, raillerie à part, interrompit Rolando d’un air offensé, que prétendez-vous dire? Ai-je donc l’air de conter des histoires?
–Ne vous fâchez pas.
–Je suis, ne vous en déplaise, duc et grand d’Espagne.
–Après tout, c’est possible.
–Dieu merci! ajouta Rolando en portant la main à son étui, mes parchemins sont en règle.
–Eh! laissez cela, repartit de Flohr, je ne suis pas gendarme.»
La voiture avançait toujours.
«Tenez, reprit Rolando en retournant avec vivacité la toile peinte rangée devant lui, daignez seulement jeter un coup d’œil sur ce portrait!»
De Flohr se débarrassa de son fouet, et ajusta son monocle. Il put ainsi apprécier, se détachant sur un fond noir, une petite tète rougeaude enfoncée dans une fraise de dentelle comme un bouquet de pivoines dans un cornet de papier.
Le baron se mordit les lèvres jusqu’au sang pour ne pas éclater de rire.
«Je ne me connais pas beaucoup en peinture, balbutia-t-il, mais il me semble que ce portrait est peint bien à la diable.
Caramba! s’écria Rolando indigné, vous êtes difficile: un Velasquez!»
Toutefois, oubliant soudain de dire ce qu’il comptait faire de ce portrait, il le remit discrètement en place et roula une troisième cigarette.
Aux groupes de maisons qui se voyaient cà et là, à l’animation de la route où se croisaient actuellement les voitures et les piétons, on devinait que la ville ne devait plus être bien loin.
Rolando se prit tout à coup à envisager le baron.
«Ah ça! mais, senor, lui dit-il, vous êtes plus blanc que votre linge: seriez-vous malade?
–En effet, repartit de Flohr, je ne me sens pas bien. La crainte de vous avoir cassé les jambes m’a donné une secousse dont je ne suis pas encore remis.»
Cet aveu plongea Rolando dans une crise de vanité qui frisait la démence.
«Ah! certes, dit-il d’un air d’approbation plein de grandeur, voilà une émotion qui vous honore. On voit que vous comprenez toute l’importance de l’accident dont j’ai manqué d’être victime. Il n’y a pas contredire, vous eussiez porté un coup fatal à la perfection. Ici rien ne manque. Voyez d abord ce faciès!... Et ça! (Jetant sa cigarette et s’aidant des mains pour entr’ouvrir ses lèvres, il laissa voir un râtelier de jeune loup.) Et ça! (Cette fois il ôtait son béret et passait les doigts dans ses cheveux.) Touchez, touchez sans crainte! Vîtes-vous jamais toison pareille? Et ces yeux! une gazelle en mourrait de jalousie... Enfin, quant aux muscles et à la force, je vous avouerai que j’ai parcouru tous les coins du monde sans trouver un Samson capable de lutter avec moi. Ah! si j’avais voulu!... plus d’une princesse... mais la dive bouteille!...»
La vue des portes de la ville pouvait seule mettre un terme à l’intarissable faconde de Rolando. Son attention fut peu à peu absorbée par l’examen des localités qu’il traversait.
De Flohr fit bientôt halte devant une auberge. Il invita Rolando à descendre.
«Voici pour vous soigner, lui dit-il en lui don nant deux pièces d’or. Guérissez-vous et venez me voir.»
Devenu presque ingambe au contact de l’or, Rolando, ivre de joie, passa sa guitare sur son dos, se saisit de la toile peinte, et, dans une attitude pleine de noblesse, regarda en souriant s’éloigner le tilbury.