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IV
SUITE DU CHAPITRE II

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Table des matières

Quoi qu’en eût dit madame Granger, les bruits de la ville n’avaient que des fondements trop réels. Si tout à coup elle bouleversait sa maison, remplaçait sa cuisinière par un chef, la demi-fortune par un superbe équipage, si elle ouvrait ses salons, donnait à dîner, organisait des fêtes, si enfin, en dépit des remontrances de son mari, elle prétendait vivre comme il convient à des gens plus que millionnaires, ce qu’elle en faisait n’avait évidemment d’autre but que celui d’éblouir et d’accaparer M. de Flohr.

La présence seule du baron suffisait à en faire une autre femme; on put le voir en ce moment même; elle se dérida, sa taille s’assouplit, elle oublia tout pour aller au devant du professeur avec un empressement affectueux et s’inquiéter de sa santé d’un air de sollicitude toute maternelle.

Cornélie se montra encore moins réservée. Elle piétinait de joie, son visage respirait l’ivresse; de ses yeux où brûlait un incendie, elle dévorait son professeur et s’efforçait d’en provoquer l’attention.

Quant à M. Granger, dont l’accueil en apparence ne fut pas moins cordial, il eut le courage de s’esquiver sous le prétexte de reconduire Marcille.

Cependant M. de Flohr, tout en répondant avec grâce à ces démonstrations affectueuses, avait parfaitement remarqué en passant l’air roide et refrogné de Marcille.

«Il me semble connaître ce visage, dit-il. N’est-ce pas M. Marcille, le fiancé de mademoiselle Cornélie?»«

La mère, et la fille échangèrent un rapide coup d’œil.

«En effet, balbutia madame Granger, dans le temps, il a bien été question de quelque chose comme ça; mais...»

Madame Granger hésitait.

« Eh bien! maman, ajouta vivement Cornélie, n’oserais-tu pas dire à M. de Flohr qu’il n’en est plus du tout question aujourd’hui?

–Ah!» fit le baron.

Pour couper court, Cornélie prit familièrement la main gantée de son maître et l’entraîna vers Clémentine.

«Par curiosité, dit-elle, veuillez donc me sui vre.»

Elle ajouta, s’adressant à Clémentine:

«Ne voudriez-vous pas, mademoiselle, nous faire la grâce de lever la tète?»

Clémentine se prêta sans mot dire à cette fantaisie.

«Regardez, monsieur de Flohr, reprit Cornélie, maman trouve que mademoiselle vous ressemble.»

Le baron, qui avait rajusté son monocle, répondit en s’inclinant:

«Je voudrais ressembler à mademoiselle.

–En vérité! dit Cornélie assez peu gracieusement.

–Mon Dieu, dit à son tour madame Granger, Cornélie fait d’un rien une affaire d’État. C’est une simple remarque qui ne porte atteinte à la considération de personne.

–Comment donc, madame, répliqua de Flohr, loin d’y trouver à redire, je vous assure que j’en suis extrêmement flatté.»

Il fallait s’attendre à quelque nouvelle parole agressive de Cornélie. Son père poussa brusquement la porte, montra un visage hagard, et hors d’haleine s’écria:

«Madame! madame!

–Qu’y a-t-il, monsieur?

–On ne sait ce qu’est devenue votre sœur. Elle n’est ni dans sa chambre, ni dans la vôtre, ni dans aucune autre pièce de la maison. Les domestiques cependant ne l’ont pas vue sortir. Où est-elle, madame, où est-elle?»

Madame Granger parut toute saisie.

» Que m’apprenez-vous là? fit-elle. Excusez-moi, baron, je reviens dans l’instant.»

Et précédée de son mari, elle se précipita hors du salon. Cornélie, de son côté, émue bien plus de curiosité que de crainte, courut après sa mère tout on disant:

«Ma tante! ma pauvre tante!»

De Flohr, qui les avait suivies des yeux, mais sans changer de place, se retourna alors vers Clémentine et lui dit:

«Madame Granger a donc une sœur?

–Oui, monsieur, repartit Clémentine d’un air plein d’agitation, une sœur qu’elle n’avait pas vue depuis nombre d’années et qui n’est de retour que depuis peu.

–Que peut-il lui être arrivé? ajouta de Flohr. Vous-même, mademoiselle, en paraissez inquiète.

–Effectivement, répondit Clémentine, on ne peut pas savoir: quoique pleine de raison, elle a des absences si singulières!»

Ces détails, en définitive, ne semblaient toucher le baron que médiocrement; il reprît bientôt:

» Je ne sais, mademoiselle, si c’est en vertu de notre prétendue ressemblance ou de quelque autre cause; mais je ma sens entraîné vers vous par une sympathie non moins vive que désintéressée. A vous voir et à vous entendre, il ne semble pas que vous soyez ici à votre place. S’il arrivait que vous eussiez l’ambition d’une condition meilleure et qu’il ne vous en coûtât point de recourir à mon crédit, je serais heureux de me mettre à votre disposition.»

Bien que toujours très-agitée, Clémentine entendit ces offres et s’y montra sensible.

«En vérité, monsieur, dit-elle, je suis presque tentée de vous prendre au mot, non pour moi, car ma présence en cette maison est toute volontaire, mais pour une personne qui m’intéresse vivement, et même si vivement, que ce que vous feriez pour elle, ce serait absolument comme si vous le faisiez pour moi-même.»

De Flohr allait répondre. Au bruit de la porte, il tourna vivement sur lui-même. C’était Cornélie qui rentrait à l’improviste et qui, surprenant à la fois l’émotion de Clémentine et la brusque volte-face du baron, s’arrêta stupéfaite et conçut aussitôt de vagues soupçons que des circonstances ultérieures ne devaient pas lui permettre d’oublier.

Madame Granger suivait sa fille. Elle courut à M. de Flohr, et lui dit de l’air le plus gracieux:

» On m’alarmait à tort; ma sœur n’avait pas quitté la maison. Excusez-moi, monsieur de Flohr, de vous avoir laissé seul.

–Que dis-tu, maman? interrompit Cornélie avec aigreur. M. de Flohr n’était pas seul! Il ne paraît même pas qu’il se soit ennuyé en notre absence.»

Sans s’arrêter à cette boutade, le baron dit à madame Granger:

«J’ignorais, madame, que vous eussiez une sœur.

–C’est que l’occasion, cher monsieur de Flohr, répondit madame Granger, ne s’est pas encore présentée de vous le dire. Elle n’est ici que depuis quelques jours.

–Vous ne l’aviez pas vue, à ce qu’il paraît, ajouta le baron, depuis bien longtemps.

–Sans doute, cher baron; mais qui vous a dit...

–Mademoiselle.

–Et comment mademoiselle, qui n’est ici que d’aujourd’hui....

–Madame Bailly, madame,» interrompit Clémentine en rougissant.

Madame Granger passa outre.

» Son histoire est bien simple, reprit-elle en revenant à sa sœur. Elle était la plus jeune des enfants de feu notre honoré père... Les prodigalités d’un aïeul et un procès malheureux avaient réduit notre apanage à un beau nom. Ma sœur, au reste, ne marquait aucun goût pour le mariage. En revanche, elle était studieuse, avait une admirable mémoire, beaucoup d’esprit, et possédait des connaissances aussi solides que variées. Un vieil ami de la famille, notre lointain parent par alliance, que de hautes fonctions, vers cette époque, appelaient dans la Moselle, M. de Villeret....»

A ce nom, de Flohr marqua une telle surprise, que madame Granger s’arrêta, mais d’ailleurs pour continuer presque aussitôt:

«... Fort .préoccupé, dans son veuvage, d’une charmante petite fille que nous chérissions à l’envi, proposa à notre sœur, aux conditions les plus honorables et les plus brillantes, de l’emmener avec lui à l’effet de veiller sur l’éducation de cette enfant. Pélagie accepta...

–Pélagie!

–Oui, cher baron, ma sœur; si vous l’aimez mieux, mademoiselle de Sainte-Luce.»

Le baron frémit de la tète aux pieds; une profonde terreur bouleversa son visage. Madame Granger déjà l’interrogeait des yeux. Il la prévint.

«Un accident, dit-il, m’est arrivé aujourd’hui sur la route....

–Un accident!

–Et, tout en vous écoutant, le souvenir m’en est remonté à l’esprit. Je vous conterai cela tout à l’heure. De grâce, continuez, madame.»

Toute perplexe, madame Granger reprit:

«Peu de choses me restent à vous dire. Depuis lors, elle a vécu loin de nous et ne nous a même donné que rarement de ses nouvelles. Son absence a duré de longues années. Elle nous est revenue toujours belle, mais quant à l’esprit, hélas! bien peu semblable à ce qu’elle était autrefois. Quelque maladie cérébrale qu’on nous a cachée en est sans doute cause. En somme, elle est toute candeur; je ne saurais parler d’elle sans émotion; une sainte ne me rendrait pas plus fière. C’est la fleur de notre noblesse, c’est l’ange de la famille.»

De Flohr paraissait aux prises avec des angoisses dévorantes; la mobilité de ses yeux trahissait l’activité de sa pensée; évidemment, il sentait l’urgence d’une résolution, et ne savait à quoi se résoudre.

«Il faut que je vous la présente, ajouta madame Granger. Athanase, veuillez donc aller chez elle et tâcher de nous l’amener. »

Avec la rapidité et la roideur d’un ressort qui s’échappe, le baron, pâle, livide, la sueur au visage, de la nain droite, sans regarder, saisit le bras de M. Oranger et l’arréta; en même temps, s’adressant à madame Granger, il balbutia d’une voix éteinte, en s’efforçant néanmoins de sourire:

«Que je vous conte, au préalable, l’accident dont j’ai été aujourd’hui la cause involontaire. Peut-être pourrez-vous me donner un conseil.

–En effet, cher monsieur de Flohr, s’empressa de dire madame Granger, vous parliez d’un accident. Je suis d’une impolitesse.»

Ne sachant que penser des angoisses du baron, Cornélie l’observait avec stupeur.

«Est-ce donc bien grave? demanda M. Granger, dont le bras continuait d’être pris comme dans un étau dans les doigts du professeur.

–Jugez-en! s’écria de Flohr en lâchant le bras de M. Granger pour se livrer à une profusion de gestes d’autant plus surprenants, qu’on le connaissait pour un homme peu expansif. Aujourd’hui, sur la route, j’ai, ou peu s’en faut, écrasé un homme.

–Écrasé un homme!» s’écrièrent simultanément le père, la mère et la fille.

Clémentine elle-même leva la tête avec émotion.

«C’est-à-dire, reprit de Flohr allant et venant à travers ses interlocuteurs consternés, que l’une des roues de ma voiture a passé sur ses jambes. Vous savez que j’ai la vue excessivement basse. Cet homme dormait; il n’est peut-être pas sans reproche. Toujours est-il que l’accident est grave et peut avoir pour moi les plus redoutables conséquences.

–Vous en serez quitte pour le faire guérir, repartit aussitôt madame Granger. Je ne vois pas, en vérité, cher baron, ce qui....

–Comment! madame, s’écria de Flohr dont l’œil se dirigeait vers la porte avec épouvante, comme s’il eût craint d’y voir apparaître un spectre, mais à moins d’un miracle, je suis perdu ici.

–Perdu!»

En proie à une exaltation croissante, le baron ajouta:

«Ne savez-vous pas déjà, madame, qu’on me reproche d’avoir des chevaux trop fougueux, de les faire courir trop vite? A entendre mes ennemis, je suis une menace perpétuelle pour les habitants; on ne peut compter tous les accidents dont j’ai failli déjà devenir la cause. Voyez désormais leur triomphe! J’ai écrasé un homme! Il n’y a plus décidément de sûreté avec moi. Une peste n’est pas plus à redouter. Il faut en finir. Et je ne serais pas étonné de recevoir l’ordre de quitter la ville. «

Madame Granger se récria.

«Je vous assure, madame, interrompit le baron en se saisissant de son chapeau, que c’est la triste vérité. La malignité de la fortune m’est connue. En moins d’un an, j’ai su conquérir ici une position brillante. Une masure sur du sable mouvant est plus solide. Je n’ai pas un instant à perdre; il me faut, sans délai, m’occuper de conjurer ce désastre. Veuillez donc, chère madame, m’accorder un congé de quelques jours, et ne pas trop vous étonner si. vous ne me revoyez que pour vous dire adieu.

–Que dites-vous?»

Mais sans attendre, de Flohr, s’inclinant follement devant la mère, le père et la fille, sortit précipitamment du salon.

Cornélie éperdue se jeta dans les bras de sa mère, et dit d’une voix pleine de larmes:

«Maman, maman, ne dirait-on pas que M. de Flohr perd l’esprit?

–Rassure-toi, chère enfant, dit madame Granger prodigue des plus tendres caresses, rassure-toi: M. de Flohr ne partira pas, dussé-je moi-même lui ouvrir les yeux.... Mais non, c’est tout simplement un modèle de sensibilité et de délicatesse qui s’exagère étrangement la portée d’un accident des plus vulgaires. L’événement ne tardera pas à lui prouver qu’il a tort de s’effrayer ainsi, et alors il reviendra ce qu’il était, ce qu’il ne cesse d’être au fond, c’est-à-dire le plus distingué et le plus aimable des hommes.»

Mademoiselle de Sainte-Luce

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