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V
PAR LA NUIT SOMBRE
ОглавлениеLe soir même, sur la brune, devant la maison du millionnaire, sous les fenêtres déjà closes du rez-de-chaussée, se promenait, de long en large, un soldat. S’il faisait une faction, c’était à coup sûr pour son compte. Malgré l’obscurité croissante, on pouvait distinguer l’homme, évaluer ses vingt-sept ou vingt-huit ans, et voir qu’il était d’assez haute taille. Les insignes du sergent-major décoraient sa tunique. A la longueur des cheveux qui s’échappaient d’un képi penché sur l’oreille, à la cravate, au col de chemise rabattu, à l’absence des épaulettes et des armes, on devinait un militaire en vacances. Il outrepassait la maison, revenait sur ses pas et plongeait chaque fois ses yeux par la porte bâtarde entr’ouverte.
Cependant, la nuit devenait de plus en plus noire; un ciel orageux ajoutait à l’obscurité. Il fit bientôt tout à fait sombre. Sur ces entrefaites Clémentine sortit de la maison Granger et remonta la rue en longeant les murs.
Alors qu’il s’en aperçut, notre rôdeur se trouvait en aval, à vingt ou trente pas à peu près. Il rebroussa chemin.
Tout à coup, sous les rayons de l’une des lanternes qui, de loin en loin, projetaient des lueurs douteuses, un homme jaillit du mur en quelque sorte, et, voyant la jeune fille faire un bond, dit vivement:
«Ne craignez rien, mademoiselle, c’est moi, de Flohr, sans aucune arrière-pensée de galanterie, soyez-en persuadée. Je voudrais simplement compléter notre conversation interrompue, c’est-à-dire savoir le nom de la personne au profit de laquelle vous daignez accepter mes services.»
Clémentine sonda l’obscurité autour d’elle, et, d’un accent où il y avait une nuance d’inquiétude, répondit:
«J’espérais que cette personne serait instruite de ma présence dans la maison Granger et viendrait à ma rencontre.
–Serait-ce un ami, un frère ou un futur mari? demanda de Flohr avec une impatience singulière.
–Vous l’avez dit, monsieur, répliqua Clémentine prêtant l’oreille à un bruit de pas; nous devons, en effet, nous marier. Il doit cependant, avant tout, songer à se faire une position, puisque aussi bien il sort du service.»
Le bruit de pas approchait. On entrevoyait une silhouette. Clémentine marcha résolûment à sa rencontre. De Flohr, un moment indécis, se décida à la suivre. Fâcheux hasard! c’était un domestique de la maison Granger. Ni le baron ni Clémentine ne s’en doutèrent. Mais lui, cet homme, les reconnut parfaitement et s’éloigna tout scandalisé.
D’ailleurs, ayant rejoint la jeune fille et marchant à ses côtés, de Flohr lui dit:
«Veuillez donc, mademoiselle, lui donner cette adresse et l’engager à venir me voir.»
Clémentine semblait avoir hâte de quitter le baron, lequel, s’en apercevant, s’empressa d’ajouter d’une voix qui était loin d’être calme:
. «Deux mots encore, mademoiselle; deux mots de pure curiosité et je vous laisse... Que ce soit par vous-même ou par les autres, vous connaissez mademoiselle de Sainte-Luce. A peine en ai-je entendu parler. Elle m’intéresse déjà profondément. Sommairement, que doit-on penser de ce que vous appelez ses absences?»
Levant la tète avec surprise, la jeune fille repartit:
«Ses absences, monsieur? Cela veut dire que la mémoire lui fait absolument défaut, qu’elle perd possession d’elle-même; qu’elle ne sait plus ni où elle est, ni qui elle est; qu’elle confond tout, le présent et le passé; qu’elle regarde ses parents les plus proches comme elle regarderait des étrangers.
–Ah! ah! fit le baron haletant.
–Pour ne citer qu’un trait, continua Clémentine, aujourd’hui, alors qu’on ne savait ce qu’elle était devenue, on l’a retrouvée dans un coin du grenier, assise sur des fagots, aussi tranquillement que dans un salon. Il paraît qu’elle n’avait pas su gagner sa chambre, et que, de tâtonnement en tâtonnement, elle avait fini par s’oublier là.
–Étrange!étrange ! répéta le baron. Et, par impossible, ne sauriez-vous pas l’origine de ces singulières paralysies intellectuelles?
–Quant à cela, monsieur, je ne puis vous répondre.
–Ah! ahh!»
Quelqu’un venait de nouveau à leur rencontre. Clémentine marqua la plus vive inquiétude et le désir bien accusé de se séparer du baron. Celui-ci reprit hâtivement:
«Mais enfin, mademoiselle, ces absences sont-elles de longue durée? quand la mémoire lui revient, est-ce en tout ou en partie? Serait-elle capable, par exemple...»
La jeune fille n’écoutait plus. Elle précipitait le pas dans la direction du passant, et, cette fois, pour ne pas se tromper, car elle s’écriait aussitôt:
«Comme vous venez tard, Georges! Je désespérais de vous voir.»
Elle ajouta d’une haleine en se tournant du nouveau venu au baron et du baron au nouveau venu:
«M. de Flohr, Georges; Georges Hauteclair, monsieur. Il faut que je vous quitte, messieurs. Georges, monsieur vous expliquera mieux que moi-même comment vous nous trouvez ensemble. Une autre fois venez plus tôt, si vous voulez que nous causions. Au revoir!»
Et elle s’esquiva rapidement.
La situation ne laissait pas que d’être embarrassante pour ces deux hommes qui, sans se connaître, étaient ainsi à l’improviste laissés vis-à-vis l’un de l’autre. De Flohr, pourtant, n’eut pas l’air de s’en apercevoir; immobile, le front penché, il plongeait dans d’absorbantes rêveries et semblait oublier qu’il n’était pas seul.
Un mouvement, toutefois, du jeune soldat, lui fit lever la tête et le rappela à lui-même.
«Ne restons pas en place, dit-il, marchons, monsieur.»
Se trouvant alors à peu près aux deux tiers de la rue à l’extrémité de laquelle demeurait le vieux capitaine, ils tournèrent sur eux-mêmes et la descendirent.
«Si j’ai bien entendu, reprit le baron, vous vous nommez Georges Hauteclair. Seriez-vous par hasard fils du capitaine?
–Précisément, monsieur.
–Je dois avant tout, continua de Flohr, pour l’honneur do mademoiselle Clémentine, vous déclarer...»
Georges Hauteclair interrompit le baron.
«Ce serait au moins superflu, monsieur, dit-il. J’étais à quelques pas en arrière au moment de votre rencontre avec elle. Instruit dès les premiers mots do quoi il s’agissait, j’ai fait un long détour pour me rencontrer de face avec vous.
–Fort bien! répliqua de Flohr. Dites-moi donc quelles sont vos vues, ce que vous désirez.»
Georges Hauteclair répondit qu’une place quelconque, même la plus humble, chez un banquier, comblerait présentement son ambition, et qu’il était sûr de l’obtenir bientôt, pour peu que M. de Flohr, qui jouissait d’une faveur considérable auprès de beaucoup de gens riches, daignât s’en occuper.
«Fort bien! répéta le baron.
–Il ne me conviendrait pourtant pas, reprit Georges, d’accepter votre coup de main avant de vous avoir confié la triste aventure qui m’a conduit à quitter le service.
–Du moment où l’aventure est triste, repartit de FJohr, à quoi bon?»
Georges insista.
«J’allais partir en congé, dit-il. Mes camarades se sont cotisés pour me faire leurs adieux. Il était de mon devoir de leur rendre politesse pour politesse. Malheureusement, au terme d’une débauche au fond de laquelle était restée ma modération habituelle, le chiffre de la dépense s’est trouvé de beaucoup supérieur à celui de mes ressources. Menacé d’un affront, induit d’ailleurs par l’ivresse à des calculs illusoires, je n’ai pas craint, pour solder ma dette, de disposer d’une somme qui n’était dans ma bourse qu’à titre de dépôt... »
A cela de Flohr, qui semblait n’écouter que d’une oreille, dit pour abréger:
«Comptez sur moi comme sur vous-même: vos intérêts sont désormais les miens. Mais j’y songe, ajouta-t-il; n’auriez-vous pas entendu parler d’une certaine demoiselle de Sainte-Luce?
–Mieux que cela, monsieur, repartit Georges: à Châteauneuf, où j’ai fait la connaissance de mademoiselle Clémentine, j’ai vu mademoiselle Pélagie.
–Vous l’avez vue?
–Très-souvent, monsieur.
–Quel genre de femme est-ce?»
Georges répondit:
«Une femme de trente-cinq à trente-six ans, grande, admirablement faite et belle comme un ange, et n’était sa malheureuse mémoire...
–Qu’entendez-vous par là?
–J’entends par là, monsieur, dit Georges, que son esprit rappelle un cadran où la moitié des heures ne serait pas marquée. Tantôt, quoique ne vous reconnaissant pas et vous adressant les questions les plus singulières, elle vous charme par sa douceur et sa grâce; tantôt elle est morne et pleure sans qu’il soit possible de savoir pourquoi; tantôt, enfin, vous la croiriez, avec ses yeux sans expression et son silence obstiné, dans une crise de somnambulisme. En somme, la meilleure et la plus charmante femme du monde.
–Ah! ah!...»
Encouragé par l’intérêt évident que de Flohr prenait à ces détails, Georges continua:
«Sa maladie, au surplus, m’a semblé soumise à des phases assez régulières. C’est d’abord ce dernier état où à voir son visage pâle, son œil atone, ses mouvements d’automate, on dirait que la vie s’est retirée d’elle. Puis à cet état succède une sorte d’enfance où, secouant sa torpeur, elle cause, elle folâtre, elle chantonne et s’intéresse des journées entières aux plaisirs des plus petites filles. Sa grâce et son charme, dans ces moments, n’ont pas leur pareil au monde. Par malheur, c’est l’indice du réveil de sa mémoire; je dis par malheur, car alors, si elle se montre pleine de raison, si elle se rappelle les visages et les noms, si elle prend le plus vif intérêt aux personnes et aux choses, elle est en revanche d’une tristesse effroyable que rien ne peut dissiper; elle recherche de préférence la société des malades et des pauvres, et pleure souvent comme s’il ne lui était pas bon de se souvenir.»
Georges fit une pause et dit encore:
«Enfin, pour comble de singularité, chez elle, où j’ai maintes fois pénétré pour voir mademoiselle Clémentine, j’ai aperçu au mur un portrait constamment caché sous une gaze noire, d’où j’ai conclu à part moi, sans en parler jamais à personne, qu’il devait y avoir quelque secret pénible dans la vie de cette demoiselle...»
En ce moment, un bruit de voix résonna dans le lointain. Georges, tendant l’oreille, reconnut bientôt la voix de son père.
«Ah! fit-il soudainement avec émotion, c’est lui, je le reconnais... Sardache et David le reconduisent sans doute. Vous ne savez pas, monsieur de Flohr, que sa porte m’est présentement fermée, et qu’il se refuse absolument à me voir.
En définitive, dit le baron sans entendre, quelle est la mesure de son intelligence, dans ses heures lucides? Jusqu’où va sa mémoire? La croiriez-vous capable de reconnaître quelqu’un qu’elle aurait perdu de vue depuis des années?»
Faisant incidemment violence aux sentiments qui l’envahissaient, Georges répliqua:
«Pour cela, monsieur de Flohr, il mo semble bien que non.» Puis il continua: «Il ne m’est pas possible de vous exprimer combien profondément je l’aime! La violence de cette affection ne s’arrète qu’aux limites de mon énergie. Ce n’est pas que j’aie jamais eu à me louer beaucoup de lui. Ses rigueurs incessantes avec moi n’ont été que bien rarement traversées par des élans de tendresse. Il ne m’a ménagé ni les remontrances, ni les privations, ni les mauvais traitements. Outre que mon éducation ne lui a coûté que peu de chose, la couleur de son argent n’a pas souvent réjoui mes yeux. J’ajouterai même, sans songer à m’en plaindre, que son humeur peu donnante a été pour moi la source de bien des avanies. Récemment, pour me tirer d’affaire, il n’a consenti qu’à la dernière extrémité à m’avancer trois pièces d’or. N’importe! c’est mon père, je l’aime de toutes mes forces, je suis jaloux de ion affection à en maigrir, et je ne reposerai jamais tranquille avant de l’avoir reconquise entièrement.»
Les voix devenaient de plus en plus distinctes. Celle de Sardache et la basse-taille du vieux capitaine alternaient, quand toutes deux ne retentissaient pas à la fois.
«Que ne puis-je me jeter à son cou! » balbutia Georges.
A dix pas environ se dessinaient déjà les formes athlétiques du capitaine Hauteclair, entre la silhouette fougueuse de Sardache et la taille élégante de David. Ce dernier gardait le silence.
«Ah! ma tête tourne, ajouta Georges; je n’ai plus de jambes.»
Les deux groupes, sur le point de se rencontrer, suivaient le même côté de la rue. De Flohr, tout rèveur, s’éloigna machinalement des maisons; Georges, au contraire, dans son trouble, se rangea le long de la muraille et s’y tint immobile.
«Eh! saperlote, mon cher, criait Sardache, à ce compte-là, il faudrait toujours avoir la férule en main!
–Celui qui ne connaît pas les verges, repartit le vieillard d’une voix sourde, n’est pas digne d’être père.
–Fameux! ah! fameux! fit Sardache de son accent le plus goguenard. Où diable va-t-il chercher ses autorités? Un Sardanapale, un juif!»
David marchait entre son ami Hauteclair et le mur. Il se heurta à Georges en passant. Dans sa surprise, l’élégant capitaine s’arrêta et se pencha vers un obstacle que ses yeux de presbyte n’avaient pas aperçu.
Étonné de ne plus sentir David à ses côtés, le capitaine Hauteclair fit halte à son tour et demanda:
« Qu’est-ce que c’est?»
David avait reconnu Georges. Il s’en éloigna vivement.
«Rien, rien, » fit-il.
Mais le vieux capitaine entrevit l’ombre vers laquelle s’était penché David. Il devina sans doute aussitôt la vérité. Son émotion fut des plus violentes. David et Sardache le virent près de s’élancer sur son fils. Il se ravisa pourtant, car, faisant tout à coup volte-face, il reprit précipitamment son chemin.
Arrêté quelques pas plus loin, le baron vint retrouver Georges. Celui-ci s’appuyait au mur, dans un état d’affaissement indicible: la muette indignation de son père semblait l’avoir foudroyé.
D’autre part, sept ou huit secondes n’étaient pas écoulées qu’on entendit le capitaine Hauteclair interrompre David, qui parlait à mi-voix, et dire:
«Silence! pas un mot de plus! C’est un malhonnête homme! Il a empoisonné mes vieux jours. Il n’existe plus pour moi. Ne m’en parle jamais!»
Devant cet arrêt, qui évidemment était dit pour son oreille, Georges se redressa d’un air de défi.
«Vous l’entendez! s’écria-t-il en allongeant le poing dans la direction de son père, vous l’entendez: Jamais! jamais!... Soit donc! je ne me rebuterai pas; il aura beau faire, je le vaincrai, dussé-je pour cela commettre des extravagances héroïques!»
De Flohr, ce qui peut servir à mesurer la violence de ses préoccupations, n’avait rien vu ni rien entendu de cette scène.
«Alors, reprit-il, votre avis est que mademoiselle de Sainte-Luce ne reconnaîtrait pas une personne qu’elle n’aurait pas vue depuis longtemps, depuis quinze ans, par exemple?»
Frappé de stupeur, Georges répliqua d’une voix éteinte:
«Oui, monsieur, certainement.»
D’ailleurs, au loin continuait la discussion, car on entendait Sardache qui, de sa plus grosse voix, s’écriait:
«Nom de nom! quel caillou!»