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PRÉFACE
ОглавлениеCaveant consules ne quid detrimenti
Respublica capiat.
Les meurtriers, les voleurs, les filles, vivent dans une compagnie étroite et nécessaire – disait l'accusé Humbert, en 1878, devant la Cour d'assises de la Seine.
C'est cette coupable et dangereuse association, qu'il importe de briser, au plus vite, en soumettant à une loi commune, celle du travail honnête, et bien rétribué, les filles[1] tombées, en éloignant d'elles tous les repris de justice, qui les tiennent sous leur joug terrifiant.
Elles leur indiquent les crimes à commettre, en recèlent, en dissipent les produits, vivent d'une existence d'agitation, d'émotion, de luxe et de misère, d'où il ne leur est plus permis de se retirer.
La ligue du mal est formidablement organisée, elle a ses chefs jeunes, résolus, actifs, déterminés, partout obéis; elle a ses asiles, ses réunions, ses clubs silencieux, sa livrée sur sa casquette d'uniforme, son argot multiple, variable, fécond; les filles nourrissent leurs amants, en liberté comme en prison, entourées qu'elles sont d'une surveillance active et occulte1.
Dans notre société Française, la condition des femmes est douloureuse à étudier. L'exemple du luxe, la coquetterie, la convoitise, les lectures, les romans malsains, les danses voluptueuses, sont autant de pentes, qui conduisent rapidement au désordre, à la débauche2. Une fois séduite (souvent sous les yeux, parfois avec la complicité de ses parents), la jeune fille, vite abandonnée par son capricieux amant, tombe, de chute en chute, au fond de l'abîme. D'abord l'hôpital, quelquefois la prison, deviennent les étapes nécessaires et fatales, par lesquelles marchent toutes ces malheureuses, auxquelles a manqué une direction morale, ferme, éclairée.
Un joli visage est, pour l'enfant du peuple, un funeste et dangereux présent. Des loups ravisseurs, cherchent à dévorer cette victime, si pure, mais si frêle, si isolée. De quelque côté qu'elle tourne ses pas et ses regards, le péril est partout.
On lui souffle à l'oreille des paroles mystérieuses et brûlantes, on lui montre à l'horizon, des mirages décevants. Malheur si elle hésite; elle est perdue, perdue à toujours, elle est devenue le jouet, la chose, qu'une main invisible fait marcher, sans repos, sans trêve! Ainsi qu'Ophélia, par le fleuve entraînée, elle mourra, après avoir cueilli quelques fleurs, sur la rive. Oh! c'est un long et douloureux martyrologe, dont chaque année voit grossir le chiffre.
A Paris même, nous vivons encore aujourd'hui (mai 1881), sans nous en douter, malgré tant de révolutions accomplies sous couleur de liberté et d'émancipation, sous le régime arbitraire du bon roi saint Louis. (Ordon. de décembre, 1244-1248-1256.) M. Vivien, l'austère ministre de la justice, l'ancien président du conseil d'État, me racontait qu'après la révolution de 1830, emprunté d'abord au barreau, féconde pépinière, par le parquet de la Cour royale d'Amiens, puis bientôt par la haute administration Parisienne, on lui avait, comme préfet de police, présenté à signer des ordres de détention, à Saint-Lazare, pour deux mois, sans jugement, contre des filles publiques, inculpées de contravention, d'après le procès-verbal d'un agent des mœurs.
Après avoir refusé d'abord de signer, M. Vivien, sur le vu des ordonnances des prévôts de Paris, remontant au treizième siècle, se décida à décerner les mandats demandés, lui le légiste, l'avocat, resté, toute sa vie, fidèle en théorie, aux idées de liberté individuelle.
Autrefois, la prostitution3 était limitée à certaines femmes, connues, inscrites, portant ceintures dorées, cantonnées en certains quartiers4, aujourd'hui, à Paris, elle se répand partout, peuple toutes les rues, revêt tous les costumes, dont elle règle la coupe et la mode5.
Jadis, la débauche se nombrait par un certain chiffre fixe, maintenant, elle se nomme légion, et ses rangs s'augmentent chaque jour, alimentés par les ateliers, les magasins et les théâtres, dans ce pêle-mêle des âges, des sexes, des ingénuités, des vices, on peut acheter toute vertu; il suffit d'y mettre le prix, en s'adressant aux maisons connues, mais non patentées, qui font ce commerce étendu, pour Paris, la France, les colonies et l'étranger. Exportation, commission, livraisons garanties franco, et fragile sur l'enveloppe.
Des comptoirs existent pour la traite des blanches, on les recrute sous prétexte d'emplois de lectrices, d'intendantes, dames de compagnie pour Londres, Saint-Pétersbourg ou ailleurs.
Ces lectrices, dames de compagnie, modistes, une fois arrivées on les exploite par l'installation coûteuse, dans un bar voisin, au prix de 15 fr. pour logement et nourriture. La place annoncée n'est plus vacante, il faut en subir une autre, que la misère et la honte imposent, car les fonds manquent à l'Ambassade française, pour opérer d'urgence le rapatriement6.
A Paris, les débauchés vont cueillir toutes leurs victimes dans les théâtres, bals, cafés-concerts, à la sortie des prisons, des hôpitaux, et les emmènent dans leurs demeures7.
La Justice réserve toutes ses indulgences, toutes ses pitiés, toutes ses immunités même, pour la mère qui étrangle son enfant, pour la femme qui tue son amant ou le blesse avec un revolver, qui défigure son séducteur ou sa rivale avec du vitriol. (Relire les procès de Marambot, réparant l'honneur de sa fille; de Marie Bière, châtiant, avec son arme, Gentien oublieux; madame de Tilly, inondant d'acide sulfurique les traits de celle à qui son mari la sacrifiait trop ouvertement)8.
On ne peut méconnaître que ces violences révèlent, en éclatant, l'inégalité criante qui existe, dans nos mœurs, entre l'homme et la femme, courbée sous des servitudes cruelles, contre lesquelles son âme et son corps brisés se révoltent parfois. Ces jours-là, le sexe appelé par antiphrase le sexe faible, se relève, se redresse pour frapper, et montre que si la femme a des devoirs plus austères que l'homme, elle peut revendiquer elle aussi les mêmes droits9. Cette thèse, Alexandre Dumas fils la veut soutenir avec sa plume, toujours éloquente, parce qu'elle trace des faits vrais, réels, humains, dans sa brochure inspirée par son cœur: les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent.
Nous ne voulons pas ici (dans notre sphère plus modeste, forcément aussi plus humble), tenter de si hautes revendications. Au nom de la religion, qui précédant la loi humaine, et d'accord avec elle, a proclamé l'égalité des créatures humaines, il est bon que s'effacent des tortures arbitraires, capricieusement infligées sur un signe d'un agent obscur, et que des règlements législatifs (devant lesquels tous s'inclineront, dans un pays marchant toujours à la tête de la civilisation) interviennent enfin. Depuis bien longtemps, ils sont attendus, avec résignation et en silence, par des esclaves, des parias qui sont, elles aussi, mûres pour la liberté10.
1
Alfred Delvau: La langue verte. Lorédan Larchey, l'érudit chercheur: Dictionnaire d'argot.
2
Pièces justificatives XI, XIII, XXI, XXVI.
3
Lecour. La prostitution à Paris et à Londres.
4
Pénalités anciennes (Plon, éditeur à Paris). Les mémoires de Canler et de Vidocq.
5
Pièce justificative XXVII.
6
Pièces justificatives I, VII.
7
Affaire Vert, fabricant de jouets, condamné avec ses jeunes victimes (Gazette des tribunaux du 23 septembre 1880). C'est à ce recueil, dont les tables sont dressées avec tant de soin chaque année, par Me Lesage, avocat, que nous renvoyons pour les citations de tous les procès faites au cours de ce livre.
8
Pièce justificative IX.
9
Voir la remarquable thèse, pour le doctorat, sur le Divorce, 1880, par M. Emilien Combier, avocat à Paris, fils de l'éminent président du tribunal de Laon, mon ancien et regretté substitut (1852-1856).
10
L'Égale de l'homme, par Émile de Girardin. Paris, 18 septembre 1880.