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CHAPITRE VI.

le cirque de Sleary.

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Le cabaret en question avait nom « les Armes de Pégase. » Il aurait été mieux nommé les jambes de Pégase1 ; quoi qu’il en soit, au-dessous du cheval ailé de l’enseigne, on lisait en caractères romains AUX ARMES DE PÉGASE. Plus bas encore, dans un cartouche ondoyant, le peintre avait tracé d’une main légère le quatrain suivant, qui n’était pas tout à fait selon les règles les plus exactes de la poésie :

Bonne orge fait de bonne bière ;

Entrez, la nôtre est bien nourrie.

Bon vin fait de bonne eau-de-vie ;

Venez en prendre un petit verre.

Dans un cadre accroché au fond de l’obscur petit comptoir, on voyait un autre Pégase, un Pégase théâtral, avec des ailes de vraie gaze superposées, un corps tout constellé d’étoiles de papier doré et un harnais éthéré représenté par du cordonnet de soie rouge.

Comme il faisait déjà trop sombre dans la rue pour qu’on pût distinguer l’enseigne, et comme il ne faisait pas encore assez clair dans le cabaret pour qu’on pût distinguer le tableau, M. Gradgrind et M. Bounderby n’eurent pas occasion de se formaliser de ces attributs mythologiques. Ils suivirent l’enfant et gravirent, sans rencontrer personne, quelques marches d’un escalier assez roide qui débouchait dans un des coins de la salle commune, puis ils s’arrêtèrent dans l’obscurité, pendant que Sissy allait chercher sa chandelle. Ils s’attendaient à chaque minute à entendre la voix de Patte-alerte ; mais lorsque l’enfant et la chandelle apparurent à la fois, ce célèbre chien savant n’avait pas encore aboyé.

« Papa n’est pas dans notre chambre, monsieur, dit l’écolière avec un visage étonné. Mais si vous voulez bien entrer un instant, je ne tarderai pas à le trouver. »

Ils entrèrent ; et Sissy, ayant avancé deux chaises, s’éloigna d’un pas rapide et léger. C’était une pauvre chambre à coucher misérablement meublée. Le bonnet de coton orné de deux plumes de paon et d’une queue de perruque en guise de mèche, coiffure dans laquelle signor Jupe avait, cette après-midi même, égayé un spectacle varié par « ses chastes plaisanteries et reparties shakspeariennes, » ce bonnet était accroché à un clou ; mais on n’apercevait aucune autre portion de la garde-robe du clown, aucun autre indice du clown lui-même ou de ses occupations. Quant à Patte-alerte, le respectable ancêtre de ce très-savant quadrupède, au lieu de s’embarquer à bord de l’arche, aurait tout aussi bien pu en avoir été exclu par accident, car l’auberge des Armes de Pégase, muette à son endroit, ne fournissait nulle preuve du contraire ; rien n’y révélait à l’œil ou à l’ouïe l’existence d’un chien.

Ils entendirent les portes de plusieurs chambres s’ouvrir et se refermer à l’étage supérieur, tandis que Sissy allait de l’une à l’autre en quête de son père ; et bientôt après des voix qui exprimaient la surprise. Elle redescendit l’escalier quatre à quatre, revint en courant, ouvrit une vieille malle de cuir délabrée et mangée aux vers, la trouva vide, et regarda autour d’elle, les mains jointes, le visage plein de terreur.

« Il faut que papa soit retourné au cirque, monsieur. Je ne sais pas ce qu’il peut avoir à faire là-bas, mais il doit y être ; je le ramènerai dans un instant. »

Et la voilà partie, sans chapeau, laissant flotter derrière elle sa longue et noire chevelure d’enfant.

« A-t-elle perdu la tête ? dit M. Gradgrind. Dans un instant ? Mais il y a plus d’un demi-mille d’ici à la baraque ! »

Avant que M. Bounderby eût eu le temps de répondre, un jeune homme parut sur le seuil de la porte, se présenta, à défaut de lettre d’introduction, avec la formule « Vous permettez, messieurs ? » et entra, les mains dans les poches. Son visage, rasé de très-près, maigre et jaune, était ombragé par une profusion de cheveux noirs, brossés en rouleau autour de sa tête, avec la raie au milieu du front. Ses jambes étaient très-robustes, mais plus courtes qu’il ne convient à des jambes bien proportionnées. Si ces jambes étaient trop courtes, par compensation, sa poitrine et ses épaules étaient trop larges. Il portait un habit à la Newmarket, un pantalon collant, et un châle roulé autour du cou ; il sentait l’huile à quinquet, la paille, la pelure d’orange, le fourrage et la sciure de bois, et avait l’air d’une espèce de centaure très-étrange, produit de l’écurie et du théâtre. Personne n’eût pu indiquer avec précision où commençait l’homme, où finissait le cheval. Ce monsieur était désigné sur l’affiche sous le nom de M. E. W. B. Childers, si justement renommé pour son saut prodigieux dans le rôle du chasseur sauvage des Prairies américaines, exercice très-populaire, où un jeune garçon, doué d’une taille exiguë et d’une figure de vieillard, qui l’accompagnait en ce moment, représentait son fils en bas âge, condamné à être porté, la tête en bas, sur l’épaule de son père, qui le retient par un seul pied, ou à galoper, la tête soutenue dans le creux de la main paternelle et les jambes en l’air, selon la méthode un peu violente adoptée, comme chacun sait, par les chasseurs sauvages qui veulent témoigner de la tendresse à leur progéniture. Orné de fausses boucles, de guirlandes, d’ailes, plâtré de blanc de perles et de carmin, cet enfant plein d’avenir se trouvait tout à coup transformé en un Cupidon assez gracieux pour faire les délices de la partie maternelle d’un public payant ; mais dans l’intimité, où il se distinguait par un habit d’une coupe élégante, un peu prématurée pour son âge supposé enfantin, et par une voix très-rauque, il redevenait tout ce qu’il y a de plus jockey.

« Vous permettez, messieurs ? dit M. E. W. B. Childers parcourant la chambre d’un coup d’œil. C’est vous qui demandez Jupe ?

– C’est nous, dit M. Gradgrind. Sa fille est allée le chercher, mais je ne puis attendre ; je vous prierais donc de vous charger d’une commission pour lui.

– Voyez-vous, mon ami, intervint M. Bounderby, nous sommes de ceux qui connaissent la valeur du temps, et vous, vous êtes de ceux qui ne la connaissent pas.

– Je n’ai pas, répliqua M. Childers après avoir regardé M. Bounderby des pieds à la tête, l’honneur de vous connaître, vous ; mais si vous voulez me donner à entendre que votre temps vous rapporte plus d’argent que ne m’en rapporte le mien, je serais assez disposé à croire, rien qu’à en juger par les apparences, que vous ne vous trompez pas.

– Et moi, je serais assez disposé à croire que, lorsque vous avez gagné de l’argent, vous savez le garder, ajouta Cupidon.

– Kidderminster, tais ton bec ! » dit M. Childers.

(Maître Kidderminster, tel était le nom mortel de Cupidon).

« Pourquoi vient-il ici pour se ficher de nous, alors ! s’écria maître Kidderminster faisant preuve d’un tempérament très-irritable. Si vous tenez tant à vous ficher de nous, eh bien ! passez au bureau, aboulez votre argent et donnez-vous en à cœur joie.

– Kidderminster, tais ton bec ! Monsieur (à M. Gradgrind), c’est à vous que j’adressais la parole. Vous savez ou vous ne savez pas, car peut-être ne vous êtes-vous pas trouvé bien souvent au nombre de nos spectateurs, que, depuis quelque temps, ce pauvre Jupe fait four à presque toutes les représentations.

– Fait… quoi ? demanda M. Gradgrind implorant d’un coup d’œil l’aide du tout-puissant Bounderby.

– Fait four.

– Il a refusé quatre mètres de calicot hier soir, dit maître Kidderminster ; il a fait la planche au lieu de piquer des têtes, et de plus il a crampé d’une façon mollasse.

– C’est-à-dire qu’il n’a pas fait ce qu’il devait ; qu’il a refusé de sauter par-dessus les banderoles et n’a pas osé passer à travers les cerceaux ; qu’il a manqué ses tours de force, interpréta M. Childers.

– Oh ! dit M. Gradgrind, c’est là ce que vous appelez faire four ?

– Oui, c’est là le terme général, répondit M. E. W. B. Childers.

– Neuf huiles, Patte-alerte, faire four, refuser quatre mètres de calicot, cramper !… Hé, hé ! exclama Bounderby avec son rire le plus métallique, drôle de société, ma foi, pour un homme qui ne doit son élévation qu’à lui-même !

– Baissez-vous alors ! riposta Cupidon. Bon Dieu ! Si vous vous êtes élevé aussi haut que ça, faites un effort et baissez-vous un peu, je vous en supplie !

– Voilà un garçon bien désagréable ! dit M. Gradgrind, qui se tourna vers Cupidon en fronçant les sourcils d’une façon imposante.

– Nous aurions invité un jeune homme bien élevé pour nous tenir compagnie si vous nous aviez prévenus de votre visite, répliqua maître Kidderminster sans se laisser intimider. Quel dommage que vous ayez oublié de faire afficher un spectacle demandé, puisque vous êtes si difficile ! Quand vous vous mettez à danser sur la tête des gens, il vous faut du chanvre joliment roide, dites donc !

– Que veut dire ce petit malhonnête, demanda M. Gradgrind qui contemplait Cupidon avec une sorte de désespoir, que veut dire ce petit malhonnête avec son chanvre roide ?

– Allons ! va-t’en voir dehors si j’y suis ! dit M. Childers en poussant son jeune ami hors de la chambre, un peu à la façon du chasseur des Prairies américaines. Chanvre roide ou chanvre lâche, peu importe, cela signifie seulement corde roide ou corde lâche… Vous alliez me donner une commission pour Jupe ?

– Oui.

– Dans ce cas, reprit vivement M. Childers, mon opinion est qu’il ne la recevra jamais. Le connaissez-vous beaucoup ?

– Moi ? je ne l’ai jamais vu.

– Eh bien, je commence à croire que vous ne le verrez pas. Il est parti ; la chose me paraît assez claire.

– Vous croyez donc qu’il a abandonné sa fille ?

– Oui, dit M. Childers avec un signe de tête affirmatif, je crois qu’il a décampé. On a appelé Azor hier soir, on l’a appelé avant-hier soir, on l’a encore appelé aujourd’hui, chaque fois à son intention. Depuis quelque temps, Jupe s’y prend toujours de façon à faire appeler Azor, et il ne peut pas s’y habituer.

– Et pourquoi… appelle-t-on… si souvent Azor à son intention ? demanda M. Gradgrind en s’arrachant les mots avec beaucoup de solennité et de répugnance.

– Parce que ses attaches commencent à se roidir, parce qu’il commence à se rouiller, dit Childers. Comme pître, il peut encore briller ; mais cela ne suffit pas pour se tirer d’affaire.

– Pître ? répéta Bounderby. Bon ! voilà que cela recommence !

– Comme parleur, si vous aimez mieux, dit M. E. W. B. Childers, qui jeta cette explication par-dessus son épaule avec un air de dédain et en imprimant une secousse à ses longs cheveux, qui tremblèrent tous à la fois. Or, c’est un fait remarquable, monsieur, que cet homme a moins souffert en entendant les coups de sifflet qu’en apprenant que sa fille sait qu’on a appelé Azor.

– Bon ! interrompit Bounderby. Voilà qui est bon, Gradgrind. Un homme qui aime tant sa fille qu’il vient de la planter là ! Voilà qui est diantrement bon ! Ha ! Ha ! Eh bien, vous saurez une chose, jeune homme : je n’ai pas toujours occupé la haute position où je me trouve ; je vois plus loin que le bout de mon nez. Vous serez peut-être étonné d’apprendre que moi, ma propre mère m’a planté là. »

E. W. B. Childers déclara, en y mettant beaucoup de malice, que cela ne l’étonnait pas le moins du monde.

« Très-bien, poursuivit Bounderby. Je suis né dans un fossé, et ma mère m’a planté là. Croyez-vous que j’excuse sa conduite ? Non. L’ai-je jamais excusée ? Jamais. Quel nom pensez-vous que je lui donne à cause de cette conduite ? Je la nomme probablement la plus mauvaise femme qui ait jamais vécu, mon ivrognesse de grand’mère exceptée. Il n’y a pas l’ombre d’orgueil héréditaire chez moi, pas l’ombre d’imagination, pas l’ombre de toutes ces bêtises sentimentales. J’appelle une bêche une bêche, et il n’est ni crainte ni faveur qui m’empêche d’appeler la mère de Josué Bounderby de Cokeville ce que je l’aurais appelée si elle avait été la mère de Pierre, Jacques ou Paul. J’en agis de même avec l’individu en question. Je dis que c’est un déserteur, un vaurien et un vagabond. Voilà ce qu’il est, en bon français.

– Qu’il soit ce qu’il voudra, en bon français ou en bon anglais, cela m’est parfaitement égal, riposta M. E. W. B. Childers faisant volte-face. Je raconte à votre ami ce qui est arrivé ; s’il ne vous plaît pas de m’écouter, vous pouvez vous donner de l’air. Vous faites joliment votre tête, dites donc ; mais vous pourriez au moins aller la faire dans votre propre maison, gronda E. W. B. Childers avec une ironie sévère. Ne la faites pas trop ici, à moins qu’on ne vous en prie bien fort. Vous avez une maison à vous, je n’en doute pas ?

– Hé ! Hé ! cela se pourrait bien, répondit M. Bounderby faisant sonner son argent.

– Alors, ne pourriez-vous pas vous contenter de faire votre tête dans votre propre maison ? continua M. Childers. Celle-ci, voyez-vous, n’est pas des plus solides, et elle pourrait crouler. »

Après avoir encore une fois regardé M. Bounderby de la tête aux pieds, il parut le considérer comme un homme jugé et se retourna vers M. Gradgrind.

« Il n’y a pas une heure, Jupe a donné une commission à sa fille, et, quelques minutes après, on l’a vu se glisser dehors lui-même, le chapeau rabattu sur les yeux et un paquet enveloppé dans un mouchoir sous son bras. C’est égal, jamais elle ne voudra croire que son père s’est sauvé et l’a plantée là.

– Et pourquoi, je vous prie, demanda M. Gradgrind, ne voudra-t-elle jamais le croire ?

– Parce que les deux ne faisaient qu’un, parce qu’ils ne se quittaient pas, parce que, jusqu’à ce jour, Jupe a toujours eu l’air d’adorer sa fille, » dit M. Childers, qui s’avança de quelques pas pour regarder dans la malle vide.

M. Childers, ainsi que maître Kidderminster, marchait d’une façon assez excentrique, les jambes plus écartées que la généralité des hommes, avec une roideur de genoux affectée ou du moins exagérée. Cette manière de marcher était commune à tous les écuyers de la troupe Sleary et était censée indiquer qu’ils passaient leur vie à cheval.

« Pauvre Sissy ! Il aurait mieux fait de la mettre en apprentissage, dit M. Childers en imprimant à sa chevelure une nouvelle secousse, après avoir terminé son inspection de la malle vide. Elle aurait au moins un état.

– Un pareil sentiment vous fait honneur, à vous qui n’avez jamais été en apprentissage, répliqua M. Gradgrind d’un ton approbateur.

Moi ? J’ai commencé mon apprentissage à l’âge de sept ans.

– Oh ! vraiment ? dit M. Gradgrind se repentant de la bonne opinion qu’il venait de se laisser extorquer. J’ignorais que les jeunes gens fussent dans l’habitude de faire l’apprentissage de…

– De la paresse, intercala Bounderby avec un bruyant éclat de rire. Ni moi, ventrebleu ! Ni moi non plus !

– Son père a toujours eu l’idée, continua Childers feignant une ignorance complète de l’existence de Bounderby, que Sissy devait recevoir une belle éducation, qu’elle allait apprendre le diable et son train. Comment cette idée lui est venue à la tête, je n’en sais rien ; je sais seulement qu’elle n’en est plus sortie. Il lui a fait enseigner un petit bout de lecture par-ci, un petit bout d’écriture par-là, et un petit bout de calcul ailleurs, pendant les sept dernières années. »

M. E. W. B. Childers tira une de ses mains de sa poche, se caressa le visage et le menton, et regarda M. Gradgrind d’un air qui annonçait beaucoup d’inquiétude mêlée d’un peu d’espoir. Dès le commencement de l’entrevue, il avait cherché à se concilier les bonnes grâces de ce personnage, dans l’intérêt de l’enfant abandonnée.

« Lorsque Sissy a été reçue à l’école, poursuivit-il, son père était gai comme Polichinelle. Pour ma part, je ne comprenais pas trop pourquoi, attendu que nous ne sommes jamais stationnaires, n’étant partout que des oiseaux de passage. Je suppose néanmoins qu’il avait déjà résolu de nous brûler la politesse ; il a toujours été un peu timbré, et il aura pensé que, lui parti, sa fille se trouverait casée. Si par hasard vous étiez venu ici ce soir pour lui annoncer que vous vouliez rendre quelque petit service à sa fille, dit M. Childers se caressant de nouveau le menton et regardant M. Gradgrind avec le même air d’indécision, ce serait très-heureux et très à propos… Oh ! très-heureux et très à propos.

– Je venais au contraire, répliqua M. Gradgrind, lui annoncer que les relations de la petite rendaient sa présence à l’école peu désirable et qu’elle ne devait plus s’y montrer. Pourtant, si son père l’a vraiment, abandonnée sans s’être entendu avec elle, je… Bounderby, un mot, s’il vous plaît ? »

Sur ce, M. Childers se retira poliment, de son pas équestre, vers le palier, où il resta debout, se caressant le visage et sifflant tout bas. Tandis qu’il occupait ainsi ses loisirs, il entendit divers lambeaux de la conversation de M. Bounderby, tels que : « Non, je vous dis non. N’en faites rien. Pour rien au monde, croyez-moi. » Ces phrases de M. Gradgrind, dites d’un ton beaucoup moins élevé, lui parvinrent également : « Mais quand ce ne serait que pour montrer à Louise à quoi aboutit un genre d’occupation qui a excité chez elle une si vulgaire curiosité ! Envisagez la question, Bounderby, sous ce point de vue. »

Cependant les divers membres de la troupe Sleary descendirent un à un des régions supérieures où se trouvait leur quartier général, et se rassemblèrent sur le palier, d’où, après s’être promenés en causant entre eux et avec M. Childers, ils s’insinuèrent peu à peu dans la chambre, y compris E. W. B. Childers lui-même. Il y avait parmi eux deux ou trois jolies femmes, avec leurs deux ou trois maris et leurs deux ou trois mères et leurs huit ou neuf petits enfants, lesquels servaient à monter une féerie dans l’occasion. Le père d’une de ces familles avait l’habitude de balancer le père d’une autre famille au bout d’une longue perche ; le père de la troisième famille formait souvent, avec les deux autres pères, une pyramide dont maître Kidderminster était le sommet et lui la base ; tous les pères savaient danser sur un tonneau qui roule, marcher sur des bouteilles, jongler aves des couteaux et des boules, faire tournoyer des cuvettes, monter à cheval sur n’importe quoi, sauter par-dessus tout sans s’arrêter à rien. Toutes les mères savaient danser bravement sur un fil d’archal ou une corde roide, et exécuter des exercices sur des chevaux sans selle ; aucune d’elles n’éprouvait le moindre embarras à laisser voir ses jambes ; l’une d’elles, seule dans un char grec, conduisait à grandes guides un attelage de six chevaux, et se présentait ainsi dans toutes les villes où la troupe daignait s’arrêter. Tous cherchaient à se donner des airs de francs mauvais sujets et de fins matois. Leurs toilettes de ville n’étaient pas très-soignées ; leurs arrangements domestiques n’étaient pas des plus méthodiques, et la littérature combinée de toute la troupe n’aurait produit qu’un assez pauvre échantillon de correspondance épistolaire sur un sujet quelconque. Néanmoins, on remarquait chez ces gens-là un grand fonds de douceur et de bonté enfantine, une inaptitude particulière pour tout ce qui ressemble à l’intrigue, et un empressement inépuisable à s’aider et à se consoler les uns les autres, qualité qui méritait peut-être autant de respect, mais à coup sûr, autant d’indulgence dans ses intentions charitables, que les vertus journalières de toute autre classe de la société.

M. Sleary apparut le dernier. C’était, on l’a déjà dit, un gros homme ; ajoutons qu’il avait un œil fixe et un autre œil errant comme une planète, une voix (s’il est permis de la nommer ainsi) dont les efforts ressemblaient à ceux d’un soufflet crevé, un visage flasque et des idées un peu troubles dans une tête qui n’était jamais ni complètement sobre ni complètement avinée.

« Mozieur, dit M. Sleary qui avait un asthme et dont la respiration était beaucoup trop rapide et trop difficile pour lui permettre de prononcer toutes les lettres, votre zerviteur ! Voilà une vilaine affaire. Vous zavez que mon clown et zon chien zont zuppozés avoir pris la clef des champs ? »

Il s’était adressé à M. Gradgrind, qui répondit :

« Oui.

– Eh bien, mozieur, continua-t-il en ôtant son chapeau dont il frotta la coiffe avec un mouchoir qu’il gardait à cet effet dans l’intérieur, auriez-vous l’intenzion de faire quelque choze pour zette pauvre petite, mozieur ?

– J’aurais une proposition à lui faire, dès qu’elle sera de retour, répondit M. Gradgrind.

– Tant mieux, mozieur ! Non que je zois dézireux de me débarrazer de l’enfant ; mais je ne veux pas non plus empêcher le bien qu’on pourrait lui faire. Je ne demande pas mieux que de la garder comme apprentie, quoiqu’à zon âge il zoit déjà un peu tard pour commenzer. Ma voix est un peu enrouée, mozieur, et zeux qui n’y zont pas habitués ne me comprennent pas fazilement ; mais zi, comme moi, vous aviez été refroidi et échauffé, échauffé et refroidi, puis refroidi et réchauffé dans le zirque, lorzque vous étiez jeune, votre voix n’aurait pas duré plus longtemps que la mienne.

– C’est possible, dit M. Gradgrind.

– Allons, choizizzez votre liqueur, mozieur ! Que puis-je vous offrir ? Zera-ze du xérès ? Choizizzez votre liqueur, mozieur ! dit M. Sleary avec une aisance hospitalière.

– Merci, je ne prendrai rien, répliqua M. Gradgrind.

– Ne dites pas merzi, mozieur. Votre ami ne refuzera pas. Si vous n’avez pas encore pris votre nourriture, acceptez un verre d’abzinthe. »

À ce moment, sa fille Joséphine, jeune et jolie blonde, qui, à deux ans, avait été attachée sur un cheval, et, à douze, avait fait un testament qu’elle portait toujours sur elle et où elle déclarait que, si on voulait respecter le dernier vœu d’une mourante, on la ferait conduire à sa tombe par les deux poneys gris-pommelé, s’écria :

« Chut, père ! La voilà qui revient ! »

Puis arriva Sissy Jupe, qui s’élança dans la chambre comme elle en était sortie. Et, lorsqu’elle les vit tous rassemblés, qu’elle lut dans leurs yeux, à ne pas s’y méprendre, que son père n’était pas avec eux, elle poussa un cri lamentable et chercha un refuge dans les bras d’une dame d’un talent remarquable sur la corde roide, laquelle (elle était enceinte) s’agenouilla par terre afin de dorloter sa petite camarade et de pleurer avec elle.

« Z’est une honte ! Z’est une infamie, zur mon âme ! s’écria Sleary.

– Oh ! mon père, mon bon père, où donc es-tu allé ? Tu es parti croyant me faire du bien, je le sais ! Tu es parti dans mon intérêt, j’en suis sûre ! Comme tu seras malheureux et abandonné, sans moi, pauvre, pauvre père, jusqu’à ce que tu te décides à revenir ! »

C’était si touchant de l’entendre répéter une foule de choses de ce genre, le visage levé au ciel et les bras étendus comme si elle cherchait à retenir l’ombre du fugitif et à l’embrasser, c’était si touchant, que personne ne prononça un mot jusqu’au moment où M. Bounderby, impatienté, prit l’affaire en main.

« Ah çà, bonnes gens ! dit-il, nous gaspillons le temps d’une façon déplorable ! Il faut que cette enfant sache bien ce qui en est. Qu’elle l’apprenne de moi, si vous voulez, qui ai été planté là par mes propres parents. Dites donc, petite… je ne sais pas son nom ! Votre père s’est enfui ; il vous a abandonnée ; et vous ne devez plus espérer le revoir tant que vous vivrez. »

Ils se souciaient si peu du Fait dépouillé d’artifice, ces braves gens, et ils étaient tellement démoralisés à cet égard, qu’au lieu d’admirer le bon sens de l’orateur, ils jugèrent à propos de s’en indigner. Les hommes murmurèrent : « À la porte ! » et les femmes : « Brute ! » et M. Sleary crut devoir se dépêcher de donner à M. Bounderby, en aparté, l’avis suivant :

« Dites donc, mozieur ; à parler franchement, mon opinion est que vous ferez bien de brizer là, zans tarder. Ze ne zont pas de méchantes gens que mes penzionnaires, mais ils zont habitués à être un peu vifs dans leurs mouvements, et zi vous ne zuivez pas mon conzeil, diable m’emporte zi je pourrais les empêcher de vous flanquer par la fenêtre ! »

Cette insinuation amicale ayant calmé l’ardeur de M. Bounderby, M. Gradgrind put enfin placer son exposé éminemment pratique du fait en question.

« Peu importe, dit-il, qu’on doive s’attendre à voir revenir un jour ou l’autre la personne dont il s’agit, ou que le contraire soit plus probable. Il est parti, et pour le moment il n’y a guère d’espoir de le voir reparaître. Tout le monde, je crois, est d’accord sur ces points ?

– Accordé, mozieu. Ne zortez pas de là ! dit Sleary.

– Je poursuis. Moi qui étais venu pour annoncer au père de cette pauvre fille, Jupe, qu’on ne pouvait plus la recevoir à l’école, à cause de diverses considérations pratiques (que je n’ai pas besoin d’analyser) qui s’opposent à l’admission de tout élève dont les parents ont embrassé telle ou telle profession, je suis prêt, vu le changement de circonstances qu’on m’annonce, à faire une offre à cette enfant. Je consens à me charger de vous, Jupe, à vous élever et à subvenir à vos besoins. La seule condition (outre votre bonne conduite, s’entend) que je vous impose en échange, c’est de décider, à l’instant, si vous voulez m’accompagner ou rester ici. Si vous m’accompagnez, j’exigerai aussi qu’il soit bien entendu que vous n’aurez plus aucune relation avec vos amis ici présents. Ces conditions renferment un résumé succinct de la question.

– En même temps, reprit Sleary, il faut que je dize auzzi un mot, afin que les deux côtés de la bannière zoient également vizibles. Zi vous voulez, Zézile, devenir mon apprentie, vous connaizzez la nature du travail et vous connaizzez vos camarades. Emma Gordon, zur le zein de laquelle vous repozez en ze moment, zera une mère pour vous, et Zoz’phine, une zœur. Je ne prétends pas appartenir moi-même à la famille des anzes, et z’il vous arrivait de perdre l’équilibre, je ne dis pas que je vous épargnerais les gros mots ou que je ne zurerais pas après vous ; mais ze que je prétends, mozieur, z’est qu’il ne m’est pas encore arrivé, dans mes moments de bonne ou de mauvaize humeur, de maltraiter un de mes chevaux, tout en jurant un peu après eux, et je ne compte pas commenzer, à mon âge, à maltraiter, une écuyère. Je n’ai jamais brillé comme orateur, mozieur, et j’ai dit ce que j’avais à dire. »

La dernière partie de ce discours s’adressait à M. Gradgrind, qui l’écouta en inclinant la tête d’un air plein de gravité, puis répliqua :

« La seule observation que j’aie à vous faire, Jupe, afin d’influencer votre décision, c’est qu’une bonne éducation pratique est une chose très-désirable et dont votre père lui-même (à ce qu’on me dit) semble avoir, en ce qui vous concerne, senti et compris l’importance. »

Ces dernières paroles firent sur elle une impression visible. Elle cessa ses violents sanglots, se détacha un peu d’Emma Gordon et regarda en face M. Gradgrind. Tous ses camarades furent frappés du soudain changement qui venait de s’opérer en elle, et poussèrent ensemble une espèce de soupir qui voulait dire :

« Elle ira !

– Réfléchissez bien avant de prendre un parti, Jupe, dit par forme d’avertissement préalable M. Gradgrind ; je ne vous dis que cela. Réfléchissez bien avant de prendre un parti.

– Lorsque père reviendra, cria l’enfant qui fondit de nouveau en larmes après un instant de silence, comment pourra-t-il jamais me retrouver, si je m’en vais ?

– Vous pouvez être bien tranquille, dit M. Gradgrind avec le plus grand calme (il calculait toute l’affaire comme il eût fait une addition) ; vous pouvez être bien tranquille, Jupe, quant à cela. En pareil cas, votre père, je présume, devra commencer par retrouver monsieur…

– Zleary. Z’est mon nom et je n’en rougis pas. Connu d’un bout à l’autre de l’Angleterre pour n’avoir jamais laizzé un zou de dette derrière lui.

– Devra commencer par retrouver M. Sleary qui lui indiquera alors le nom de la personne chez qui vous êtes. Je n’aurais pas le droit de vous retenir contre la volonté de votre père, et M. Jupe n’aura pas beaucoup de peine à découvrir, à un moment donné, l’adresse de M. Thomas Gradgrind de Cokeville. Je suis assez connu.

– Azzez connu, répéta M. Sleary avec un geste d’assentiment et en faisant rouler son œil errant. Vous êtes un de zeux qui empêchez un fameux tas d’argent de tomber dans ma caizze… Mais il ne z’agit pas de za pour le moment. »

Il y eut un nouveau silence, puis Sissy s’écria en pleurant, le visage caché dans ses mains :

« Oh ! donnez-moi mes affaires, donnez-moi bien vite mes affaires, et laissez-moi partir avant que mon cœur se brise ! »

Les femmes mirent un triste empressement à rassembler les effets de leur camarade, ce qui fut bientôt fait, car ils n’étaient pas nombreux, et à les placer dans un panier qui voyageait depuis longtemps avec la troupe. Durant ces préparatifs, Sissy, toujours assise par terre, continua à sangloter et à se cacher les yeux. M. Gradgrind et son ami Bounderby se tenaient non loin de la porte, prêts à emmener l’enfant. M. Sleazy se tenait au milieu de la chambre, entouré de ses écuyers, absolument comme il se fût tenu au milieu du cirque pendant un exercice de sa fille Joséphine. Il ne lui manquait que sa chambrière.

Le panier ayant été emballé au milieu du silence général, elles lissèrent les cheveux de Sissy, lui apportèrent et lui mirent son chapeau. Puis elles se pressèrent à ses côtés et se penchèrent sur elle, dans des poses très-naturelles, l’embrassant sur le front et la serrant dans leurs bras ; ensuite on amena les enfants pour lui dire adieu ; oh ! les bonnes femmes, bien simples d’esprit et bien sottes peut-être ; mais quel bon cœur !

« Eh bien, Jupe, dit M. Gradgrind, si vous êtes tout à fait décidée, venez. »

Mais elle avait encore à faire ses adieux à la partie masculine de la troupe, et il fallut que chacun d’eux ouvrît les bras (car en présence de M. Sleary tous les écuyers affectaient des poses théâtrales) et lui donnât le baiser du départ, excepté toutefois maître Kilderminster, dont la jeune nature n’était pas exempte d’une dose de misanthropie, et qui en outre avait nourri certains projets matrimoniaux que personne n’ignorait ; il s’était donc retiré d’avance dans un accès de mauvaise humeur. M. Sleary était destiné à compléter le dernier tableau. Écartant les bras, il la prit par les deux mains et voulut la faire sauter à plusieurs reprises, à l’instar des professeurs d’équitation lorsqu’ils offrent des félicitations à une écuyère qui vient d’exécuter avec succès un exercice hippique ; mais il ne rencontra aucune élasticité chez Sissy, qui se tint devant lui en pleurant.

« Adieu, ma chère ! dit Sleary, vous ferez fortune, je l’ezpère, et aucun de vos pauvres camarades ne zongera à vous importuner, je le parierais ! Je voudrais que votre père n’eût pas emmené zon chien ; z’est gênant de ne pas avoir le chien zur l’affiche. Mais bah ! Patte-alerte n’aurait rien fait qui vaille zans zon maître, de fazon que za revient au même, après tout ! »

Sur ce, il examina attentivement Sissy avec son œil fixe, tout en surveillant la troupe avec son œil mobile, l’embrassa et la présenta, par habitude, à M. Gradgrind comme à un cheval.

« La voilà, mozieur ! dit-il après avoir passé l’inspection de l’enfant, comme s’il venait de l’ajuster sur sa selle, et elle vous fera honneur. Adieu, Zézile !

– Adieu, Cécile ! adieu, Sissy ! Dieu te bénisse, chère ! » s’écrièrent une foule de voix de tous les coins de la chambre.

Mais l’œil du professeur d’équitation avait aperçu la bouteille des neuf huiles que Sissy serrait contre sa poitrine, et il intervint de nouveau en disant :

« Laizez là votre bouteille, ma chère ; z’est lourd à porter et za ne vous zervira à rien maintenant. Donnez-moi za.

– Non, non ! s’écria-t-elle avec un nouvel accès de douleur. Oh ! non. Je veux la garder pour père. Il en aura besoin quand il reviendra. Il ne songeait pas à s’en aller lorsqu’il m’a dit d’aller la chercher. Laissez-moi la garder pour lui, s’il vous plaît !

– Comme vous voudrez, ma chère (vous voyez, mozieur). Allons, adieu, Zézile ! Mes dernières paroles zont : Ne manquez pas aux termes de votre engagement, obéizzez à mozieur et oubliez-nous. Mais zi, lorzque vous zerez grande et mariée et riche, vous rencontrez par hazard une troupe d’écuyers, ne vous montrez pas dure avec eux, ne faites pas la fière avec eux ; protégez-les en leur demandant un zpectacle, zi vous le pouvez et zongez que vous pourriez faire pis. Il faut que le monde z’amuze d’une manière ou d’une autre, mozieur, continua Sleary, rendu plus poussif que jamais par cette débauche de paroles ; on ne peut pas toujours travailler, on ne peut pas toujours apprendre. Tâchez de tirer parti de nous au lieu de nous pousser à mal par vos mépris.

« J’ai toujours gagné ma vie à faire de l’équitation, mais je conzidère que je vous explique la philozophie de la choze, quand je vous dis : Mozieur, tâchez de nous faire servir à quelque chose, au lieu de ne nous montrer que mépris. »

Cette leçon de la philosophie slearienne fut donnée du haut de l’escalier aux gentlemen qui le descendaient ; et l’œil fixe du philosophe, ainsi que son œil errant, eurent bientôt perdu de vue les trois personnages et le panier qui disparurent dans les ténèbres de la rue.

1 Il y a ici un jeu de mots intraduisible, arms en anglais signifiant à la fois armes et bras.

Les temps difficiles (Édition intégrale)

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