Читать книгу Les épreuves de Charlotte - Charlotte Chabrier-Rieder - Страница 10

Première journée.

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Le lendemain matin, quand Charlotte entra, suivie de Mme Poise, dans la salle à manger où la bonne crasseuse les avait conviées d’un air maussade à se rendre pour le premier déjeuner, elle trouva comme la veille cousins et cousines rassemblés autour de la table et se bourrant, sans souffler mot, de pain, de beurre, de miel, et de café au lait. Mais cette fois, le chef de famille était présent, et lui du moins parut s’apercevoir de l’entrée des deux voyageuses. Il se leva pour venir à leur rencontre, salua Mme Poise, et s’adressant à Charlotte:

«Bonjour, ma petite Charlotte, lui dit-il d’un air affable; voyons que je te regarde avant de t’embrasser. Tu me rappelles tout ce que j’ai quitté depuis si longtemps et qui était presque sorti de ma vieille mémoire: ma famille et ma patrie.»

Charlotte se tenait bien droite devant l’oncle de Silbermann, et le regarda en face, dans les yeux, sans fausse timidité ni hardiesse, en petite fille franche et bien élevée qu’elle était. Le vieux cousin contempla ses yeux bleus candides et fiers, ses jolis cheveux blonds aux reflets d’or, son petit visage rond que la nature avait fait joyeux et ouvert et dont les belles couleurs pâlissaient et se ternissaient sous l’influence d’un chagrin au-dessus de son âge:

«Comme tu ressembles à ton grand-père, ma pauvre petite! lui dit-il en soupirant. Tu as ses yeux et ses cheveux. Et quelle bonne frimousse éveillée! Une vraie petite Française!»

Ces bonnes paroles, les premières, les seules que Charlotte eût entendues depuis son arrivée à Regelberg rendirent un peu courage à la petite fille — à douze ans on espère si vite! Elle eut un élan de tout son être vers le cousin qui avait connu et aimé son cher bon-papa, qui lui, du moins, songeait à évoquer son souvenir, et se levant sur la pointe des pieds, ce fut de tout cœur qu’elle lui passa ses bras autour du cou et l’embrassa bien fort sur les deux joues.

LE COUSIN DE SILBERMANN.

On m’a dit que tu savais très bien l’allemand, petite. Tu ne le sentiras donc pas dépaysée auprès de nous. Et puis tes cousins et cousines parlent aussi le français quand ils le veulent, n’est-ce pas, enfants?»

Ce disant, le cousin de Silbermann se tourna vers les enfants, mais n’en obtint aucune réponse. Franz, Ludwig et Friederich ne levèrent même pas la tête. On eût dit que la question ne les concernait nullement. Wilhelmine et Marguerite se regardèrent en ricanant, on ne sait pourquoi. Et la voix de la cousine de Silbermann s’éleva maussade et fâchée:

«Gaspard, quand tu auras fini tes compliments, tu voudras bien te rasseoir, n’est-ce pas? Le café refroidit.

LE COUSIN DE SILBERMANN, avec empressement.

Mais certainement, Hilda, tout de suite, tout de suite. Je te demande bien pardon, je ne songeais plus au café....

Et s’embrouillant dans une phrase d’excuse, M. de Silbermann reprit sa place, tout penaud, avec l’attitude confuse d’un enfant qui vient d’être réprimandé.

Charlotte s’étonna, à part elle, dans son petit bon sens précoce encore mûri par les épreuves, que le cousin de Silbermann autorisât sa femme à le tancer comme on tance un écolier, et ses maussades enfants à le traiter sans le respect et les égards qui sont dus au chef de la famille. Rien n’était plus choquant que ce spectacle. Sa surprise en fut si grande qu’elle se mit à examiner attentivement le cousin de Silberman, à l’égal d’une sorte de curiosité. Et il produisit sur elle une singulière impression. Il lui fit l’effet, non pas d’un vieux monsieur comme son grand-père, mais d’un grand enfant dont la figure aurait vieilli et dont les cheveux auraient grisonné sans qu’il fût jamais parvenu à l’âge d’homme.

Et Charlotte ne se trompait pas; elle avait bien jugé, avec son intelligence ferme et droite. Le cousin de Silbermann n’était qu’un grand enfant. Il n’avait ni énergie, ni volonté. L’air sans cesse effaré, affairé, distrait et dans la lune, ses souliers délacés, sa cravate remontant dans son cou par-dessus son faux col, il lui était arrivé de sortir ayant un chapeau sur la tête et en tenant un autre à la main. Un jour, en soirée, il avait tiré de sa poche une chaussette en guise de mouchoir. On le voyait parcourir la ville pour se rendre à ses affaires, les lunettes remontées sur le front, tenant sous son bras une serviette bourrée de papiers dont il perdait la moitié en route, courant toujours, essuyant son front en sueur, passant sans les voir devant les personnes qu’il connaissait le mieux, et tirant, en revanche, de grands coups de chapeau à celles qu’il n’avait jamais vues.

Le cousin de Silberman n’avait guère plus de cervelle qu’un vieil oiseau ou qu’un vieux bébé ; il passait dans la vie sans y rien comprendre, à la fois crédule à l’excès et rebelle aux vérités les plus élémentaires, dépourvu de discernement et de jugement, éternelle dupe de sa famille et de son entourage. Mais il faut lui rendre justice, il gardait du temps passé des manières affables et courtoises et un fond de politesse bien tenace, puisque les sarcasmes de la cousine Hilda n’avaient pu en triompher. Cette urbanité surprenait par contraste dans un milieu où la grossièreté était élevée à la hauteur d’un principe. Le cousin de Silberman était d’ailleurs un excellent homme, si tant est qu’un homme puisse être excellent quand il est incapable de diriger ses enfants et tremble devant sa femme comme un petit garçon.

Oui, le cousin de Silberman tremblait devant sa femme, il n’y a pas à dire; et pourtant la cousine Hilda ne s’emportait jamais, ne criait jamais, ne discutait jamais. Mais elle avait une façon de le regarder de ses petits yeux de poule qui le faisait rentrer sous terre. Et puis elle était si têtue, si têtue, elle opposait à toute influence une telle force d’inertie, qu’avec elle il fallait toujours céder. Vouloir la raisonner, c’était proprement essayer de raisonner une borne. Si bien qu’on ne savait plus si le cousin Gaspard était devenu si faible parce que sa volonté avait dû se briser contre un mur, ou si la cousine Hilda était devenue si autoritaire, sous des apparences endormies, parce qu’elle avait compris que le cousin Gaspard ne lui résisterait jamais. Sans doute l’amalgame s’était fait tout seul, et on ne saurait jamais qui avait commencé.

Quand le déjeuner fut achevé, Mme Poise manifesta le désir de rester quelques moments seule avec M. et Mme de Silberman pour les entretenir de la situation de Charlotte. Elle voulait régler avec eux la question de pension, leur dire quelles étaient les ressources — bien faibles, hélas! — que le bon-papa avait laissées à sa petite-fille, leur faire part des intentions de son tuteur au sujet de l’éducation et de l’instruction qu’elle devait recevoir, — en un mot s’entendre avec eux sur tous les détails matériels, car Mme Poise était une personne d’ordre et de tête; si elle manquait de sensibilité et de naturel, elle avait en tout cas le sentiment de son devoir et tenait à honneur de remplir convenablement la mission dont l’avait chargée le tuteur de Charlotte en lui confiant l’enfant.

Tandis que s’échangeaient des propos peu gais sur le sort de Charlotte, cousins et cousines avaient emmené la petite au jardin et lui en faisaient les honneurs à leur manière. Le jardin était vraiment superbe. Ce fut une joie pour Charlotte de penser qu’elle pourrait passer des journées dans ce coin de verdure, où la beauté des fleurs la consolerait de la maussaderie des gens. Il était on ne peut plus mal soigné, mais pittoresque dans son désordre et son abandon. Charlotte se promenait entre les plates-bandes incultes, admirant les roses, les lis, les œillets, les glaïeuls qui y croissaient au hasard. Wilhelmine et Marguerite l’accompagnaient et engagèrent la conversation en allemand. Vous savez déjà que Charlotte possédait cette langue à peu près aussi bien que sa langue maternelle, de sorte que les cousins et cousines qui s’étaient bien promis de la tourner en ridicule, en furent pour leur courte honte et durent se passer de la charitable et spirituelle distraction sur laquelle ils comptaient si bien.

WILHELMINE.

Quel âge avez-vous?

CHARLOTTE.

Douze ans et demi. Et vous?

WILHELMINE, avec aigreur.

Qu’est-ce que cela peut bien vous faire de savoir l’âge d’une grande demoiselle comme moi? Vous êtes d’une indiscrétion!...

CHARLOTTE, avec un étonnement naïf.

Mais vous m’avez bien demandé le mien? Cela ne peut pourtant rien vous faire non plus!

WILHELMINE, d’un air majestueux.

Moi, je vous l’ai demandé par politesse, pour vous faire plaisir, pour avoir l’air de m’intéresser à vous.

CHARLOTTE, toujours naïvement.

Moi aussi, je vous l’ai demandé par politesse. Je vous assure que cela ne m’intéresse pas du tout non plus.

WILHELMINE, ricanant.

Vous êtes bien aimable; je vous remercie.

CHARLOTTE, avec vivacité.

Je suis comme vous, je dis la même chose que vous. Pourquoi serait-ce bien quand vous le dites, et serait-ce mal quand je le répète?»

Wilhelmine ne répondit rien — et pour cause. Mais comme elle avait très mauvais caractère, elle devint rouge de dépit. Décidément la conversation était mal engagée. La grande cousine ne s’attendait pas à trouver tant de défense et de jugement chez une petite fille, et elle était furieuse que cette bambine se permît de lui répliquer et d’avoir le dernier mot.

Charlotte, qui se repentait déjà de son mouvement de vivacité, reprit gentiment au bout d’une minute de silence:

«Quel beau jardin vous avez! J’adore les fleurs; je serai bien contente de venir me promener ici et les respirer.»

Wilhelmine demanda, la curiosité l’emportant sur le dépit:

«Chez votre grand-père, je suppose que vous deviez avoir aussi un jardin?»

CHARLOTTE.

Oh oui! Il y en avait un immense, avec toutes sortes de plantes et d’arbustes rares. (Étourdiement.) Mais il était beaucoup mieux soigné et entretenu que celui-ci. Il n’y a pas de comparaison.

WILHELMINE, sèchement.

Aussi votre bon-papa a-t-il fait tant de dépenses qu’à sa mort il a fallu vendre la maison, et il vous a laissée presque sans fortune. Il n’y a pas de plantes rares dans notre jardin, mais nous ne devons rien à personne.»

Ce fut au tour de la pauvre Charlotte de devevir rouge comme une cerise, et ses yeux se remplirent de larmes. Sans doute la petite fille avait eu tort de parler sans réfléchir; mais la réponse de la grande cousine indiquait un tel manque de cœur que Charlotte en resta confondue, et qu’elle ne se sentit même pas le courage de relever ce vilain propos.

Le tour du jardin s’acheva presque en silence; Charlotte ne répondait plus guère que par monosyllabes aux questions de ses cousines; encore Wilhelmine et Marguerite trouvèrent-elles moyen de lui faire plusieurs remarques désobligeantes sur la façon dont elle était habillée, dont elle marchait, dont elle était coiffée, entremêlées de critiques à l’égard des Françaises. Telle était la manière dont ces aimables filles comprenaient l’hospitalité.

Le soir, quand Charlotte se coucha dans son affreux petit lit de fer aux draps rudes et mal bordés, elle se remémora tous les incidents de la journée et se mit à pleurer amèrement en étouffant ses sanglots sous la couverture pour que Mme Poisc ne l’entendît pas. Car elle sentait confusément, avec son intelligence développée par le chagrin, que des consolations qui ne viendraient pas du cœur ne sauraient non plus trouver le chemin du sien, et que Mme Poise ignorait, hélas! les paroles qui calment et qui réconfortent. La pauvre Charlotte répétait tout bas désespérément: «Je les déteste, je les déteste, je les hais. Ils sont bêtes, ils sont méchants, ils sont laids, pouah, pouah!» Puis tout à coup, au milieu de sa colère et de sa douleur, lui revinrent des paroles souvent répétées par son bon-papa:

«Il ne faut haïr personne. Il faut aimer son prochain comme soi-même. Il faut voir le bon côté des gens.» La pauvre petite, soudain calmée, murmura doucement, comme si elle répondait à son grand-père: «Oui, bon papa, je tâcherai, oui, mon cher bon-papa.» Et elle se dit qu’après tout elle était sans doute injuste à l’égard de sa nouvelle famille, qu’ils étaient raides et disgracieux avec elle parce qu’ils manquaient un peu d’affabilité et qu’ils ne la connaissaient pas encore; mais tout cela changerait certainement quand elle ne serait plus pour eux une étrangère, et quand ils auraient vu combien elle était disposée à les aimer et à leur faire plaisir. C’est sur ces bonnes pensées que la petite fille finit par s’endormir.


Les épreuves de Charlotte

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