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Que fera-t-on de Charlotte?

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Après la mort du bon-papa, il y eut beaucoup d’allées et venues dans la maison. Des messieurs vêtus de noir parcoururent les pièces en tout sens, examinant les tableaux, les œuvres d’art, les meubles, les tapisseries, et prenant note des moindres objets, au grand étonnement de Charlotte qui ne savait ce que tout cela voulait dire. Puis elle apprit par les racontars des domestiques, qu’on allait vendre la maison et que même si la mort n’y était pas entrée, il eût fallu en venir là, parce que le bon-papa s’était presque ruiné, en faisant de mauvaises spéculations et en prêtant de l’argent à des amis qui ne le lui avaient pas rendu.

Charlotte comprit alors les allusions aigres que faisait Mme Poise en sa présence, et le désappointement qui se trahissait dans ses moindres propos. Mme Poise avait bien compté qu’elle hériterait d’une belle somme à la mort du grand-père de Charlotte. Il n’en était rien; elle devait renoncer à toutes ses espérances. La mauvaise humeur des domestiques et leur manque d’égards envers la petite fille s’expliquaient par la même raison. Basant leurs calculs sur la générosité bien connue de M. de Silbermann et sur son grand train de maison, eux aussi avaient compté sur une belle gratification. Et tout cela s’en allait en fumée. Le château de M. de Silbermann et ses objets d’art vendus, toutes les dettes payées, — il s’était porté garant pour un ami qui devait des sommes considérables — Charlotte, qui avait été jusqu’alors considérée comme une riche héritière, restait avec une maigre rente qui la mettait tout juste à l’abri du besoin.

Charlotte se souciait peu des questions d’argent; elle était trop petite pour en comprendre la portée, et d’ailleurs l’âme généreuse qu’elle tenait de son grand-père devait lui donner toute sa vie un mépris profond pour les calculs intéressés. Mais elle souffrait cruellement à la pensée de quitter le château et de le voir tomber dans des mains étrangères. Au prix de tous les sacrifices, elle eût voulu pouvoir le conserver et continuer à vivre dans la demeure où elle avait passé de si heureux jours, où tout lui rappelait son cher bon-papa. Hélas! ce désir était irréalisable. La pauvre petite fille apprenait de bien bonne heure à subir les exigences implacables de la vie, et à renoncer à tout ce qui lui était cher.

Depuis la mort du bon-papa, Charlotte, abandonnée, livrée à elle-même, passait ses journées tout au fond du jardin, sous la tonnelle de clématites et de jasmin qu’elle appelait autrefois «sa petite maison», en compagnie de Vermeille, la grande poupée, qui était aussi haute qu’un enfant de trois ans. Vermeille avait, comme Charlotte, des cheveux blonds, des joues roses et des yeux bleus avec des sourcils noirs. Mais les yeux de Vermeille ne s’étaient jamais mouillés de larmes et nul cœur ne battait dans sa poitrine — semblable en cela à quantité de personnes pourtant bel et bien vivantes. Charlotte ne jouait plus guère à la poupée; elle était trop raisonnable et surtout trop avancée pour y goûter encore grand plaisir, et elle préférait de beaucoup la lecture. Mais elle se sentait si seule et si abandonnée, maintenant que le bon-papa n’était plus là, qu’elle avait retiré Vermeille du berceau où la poupée reposait depuis longtemps — telle la Belle au Bois dormant — et s’était prise d’un regain d’affection pour elle. Vermeille écoutait, immobile et muette, les interminables récits que lui faisait la petite fille sur son bon-papa, sur le temps — encore si près et pourtant déjà si loin — où elle vivait à ses côtés, heureuse, mon Dieu, si heureuse, qu’il lui semblait qu’elle avait fait un beau rêve. Toute la journée Charlotte parlait, parlait de sa petite voix musicale, brisée par le chagrin, ainsi qu’une petite sonnette d’argent fêlée. La poupée ne répondait jamais à tous ces discours, comme bien vous pensez, car si les poupées entendent, elles sont privées du don de la parole. Mais du moins ne disait-elle rien qui pût faire de la peine à la petite fille. Ses yeux bleus, tout ronds, restaient perpétuellement fixés sur ceux de Charlotte, et sa bouche, toute ronde aussi, s’entr’ouvrait dans une moue d’éternel étonnement sur ses quatre petites dents blanches.

Mme Poise avait abandonné les leçons de musique et de français qu’elle donnait chaque jour à son élève. Elle allait et venait, très affairée, dans la maison, écrivant une foule de lettres, rangeant, classant ou déchirant des papiers et des factures, recevant fréquemment la visite de Me Guêpier, le notaire de la famille, qui était devenu le tuteur de Charlotte, — la pauvre enfant n’avait plus d’autres parents que des cousins éloignés qui habitaient l’Allemagne. Me Guêpier était un excellent homme, en dépit d’une apparence froide et guindée qui ne prévenait pas en sa faveur; toujours vêtu de noir des pieds à la tête, cravaté de blanc, ses favoris gris bien peignés s’étalant sur un faux col en carcan d’une blancheur immaculée, son air solennel et sa façon de parler lente et composée vous glaçaient au premier abord; mais ces dehors froids cachaient un excellent cœur, et il avait pour Charlotte autant d’affection qu’un vieux garçon quelque peu maniaque et égoïste peut en éprouver pour un enfant.

Un jour où l’entretien se prolongeait entre Me Guêpier et Mme Poise, le valet de chambre, qui n’avait pas encore été congédié, vint chercher Charlotte sous sa chère tonnelle et lui dit qu’on la demandait au salon.

CHARLOTTE.

Pourquoi faire, Pierre? Je suis trop petite pour qu’on ait besoin de moi. Je ne veux voir personne. Je n’ai rien à dire à personne.

PIERRE.

M. Guêpier est là, mademoiselle, il dit qu’il a besoin de vous parler. C’est urgent, qu’il a dit; il faut venir tout de suite.»

Charlotte suivit Pierre au salon et y trouva en effet M. Guêpier et Mme Poise, en grand conciliabule.

«Ma chère enfant, lui dit son tuteur, il faut absolument que je prenne une décision à ton sujet. Tu le sais, ma pauvre petite, le château est vendu à une famille d’Anglais qui doit venir s’y installer dans quelques jours. Je voudrais pouvoir te garder auprès de moi, mais la chose est malheureusement impossible. Je suis un vieux garçon; je n’ai ni mère ni sœur pour s’occuper de mon ménage. Que deviendrais-tu seule, abandonnée dans ma maison? mes affaires m’absorbent tout entier; je ne te verrais qu’aux heures des repas. Ce projet auquel j’ai beaucoup pensé est irréalisable. Reste donc le couvent ou un pensionnat quelconque.»

M. Guêpier fit une pause. Charlotte ne disait rien; les mains jointes, le cœur serré, elle se tenait droite, immobile, retenant avec peine les larmes qui débordaient de ses yeux pendant ce douloureux entretien.

M. Guêpier reprit, après avoir toussé pour raffermir sa voix qui tremblait un peu:

«Je crains que le régime de la pension ne te paraisse bien dur après l’entière liberté dont tu as joui jusqu’ici, et qu’il n’ait une mauvaise influence sur ta santé. J’ai donc écrit à un neveu de ton bon-papa, qui habite l’Allemagne depuis fort longtemps et qui est le père d’une nombreuse famille, pour lui demander s’il consentirait à se charger de toi — moyennant finances, bien entendu — et je lui fixais d’avance le prix approximatif de ta pension. Je viens de recevoir sa réponse. Après quelque hésitation, il accepte. Il ne tient donc plus qu’à toi de décider. Tu es assez raisonnable et assez intelligente pour qu’on te permette de donner ton avis.

CHARLOTTE.

Qu’est-ce donc que ces cousins, bon ami? Jamais je n’ai entendu parler d’eux et bon-papa ne leur écrivait jamais.

Mme POISE, intervenant.

Votre bon-papa ne vous en parlait jamais parce qu’il était depuis longtemps en froid avec cette branche des Silbermann. Son neveu, Gaspard de Silbermann, qui passait à ses yeux pour peu intelligent et très faible de caractère, avait été envoyé tout jeune dans une petite ville d’Allemagne; il s’y était marié avec une demoiselle de là-bas. Votre bon-papa désapprouvait beaucoup ce mariage qu’il trouvait inconsidéré et indigne d’un Silbermann.

CHARLOTTE, vivement.

Mais alors je ne veux pas aller chez ce cousin puisque mon bon-papa désapprouvait sa conduite.

Me GUÊPIER.

Rassure-toi, Charlotte. Je ne songerais pas à t’y envoyer s’il y avait eu des dissentiments graves entre lui et ton grand-père. Le cousin Gaspard et sa femme, la cousine Hilda, sont des gens parfaitement honorables. Ton bon-papa s’était d’ailleurs réconcilié avec eux et il avait même été leur faire visite peu de temps avant ta naissance. — Tu peux donc parfaitement choisir d’aller chez eux plutôt qu’au couvent sans le plus petit scrupule de conscience.

CHARLOTTE.

Et vous dites qu’il a plusieurs enfants, ce cousin Gaspard?

Me GUÊPIER.

Sa famille est très nombreuse; il a des garçons et des filles.

CHARLOTTE.

Est-ce qu’il y a des enfants de mon âge dans le nombre?

Me GUÊPIER.

Certainement. Je crois qu’il y en a de tous les âges. D’ailleurs je vais te lire la lettre du cousin Gaspard en réponse à la mienne».

Et M. Guêpier, déployant un papier, lut ce qui suit:

«Monsieur,

«J’ai attendu quelques jours avant de vous

«répondre, voulant avoir l’avis de Mme de Sil-

«bermann, qui était justement à la campagne

«avec ma fille aînée quand j’ai reçu votre

«lettre. Après quelques hésitations bien légi-

«times, Mme de Silbermann me charge de vous

«dire qu’elle consent à prendre chez elle notre

«petite cousine aux conditions que vous nous

«proposez. Votre pupille jouira chez nous des

«charmes de la véritable vie de famille. Mes

«enfants, garçons et filles, sont exceptionnel-

«lement aimables et formeront pour elle la plus

«agréable des sociétés; quant à Mme de Silber-

«mann, est-il besoin de vous dire que c’est une

«femme supérieure, le type de la maîtresse de

«maison, la mère de famille par excellence. Notre

«petite cousine trouvera en elle le meilleur et

«le plus rare exemple de toutes les vertus.

«Recevez, Monsieur, etc., etc.

«P.-S. — Mme de Silbermann me charge de

«prévenir votre pupille qu’elle ne doit pas

«compter chez nous sur le luxe et l’apparat au

«milieu desquels elle a vécu chez son grand-

«père. Nous sommes dans une position de for-

«lune très modeste, et en fût-il autrement que

«nous priserions toujours la simplicité par-

«dessus tout.

«Votre dévoué,

«GASPARD DE SILBERMANN.

«2e Post-Scriptum. — Mme de Silbermann me «charge de vous dire que, pour plus de commo- «dité, la pension devra être payée d’avance.»

Me GUÊPIER, au bout d’un moment de silence.

Eh bien, Charlotte, qu’en dis-tu? que décides-tu?

CHARLOTTE.

Je dis que j’aurais mieux aimé savoir s’il y a un jardin, que d’être prévenue des perfections de la cousine de Silbermann.

Me GUÊPIER, ne pouvant s’empêcher de rire.

Tu peux être sûre qu’il y a un jardin: dans toutes les petites villes, les maisons ont des jardins; si le cousin Gaspard n’en parle pas, c’est parce que la chose va de soi.

CHARLOTTE.

Bon ami, j’ai entendu les grandes personnes dire que la nuit portait conseil. Laissez-moi y réfléchir jusqu’à demain, et je vous promets de vous donner une réponse, quand vous viendrez dans l’après-midi.

Me GUÊPIER.

Comme tu voudras, ma chère enfant; mais je dois te prévenir que, pour ma part, je désire vivement te confier à tes cousins; tu as été très gâtée, très choyée par ton pauvre grand-père qui te tenait lieu de papa et de maman; tu as vécu au grand air, très librement. Je ne te vois pas pensionnaire dans un couvent. Je t’avoue franchement que je ne serai jamais tranquille, et que mon existence sera troublée par une constante préoccupation, si tu ne me laisses pas te remettre entre les mains de ta cousine Silbermann, qui doit être, à n’en pas douter, une excellente mère de famille.»

Le lendemain matin, la pauvre petite Charlotte, les yeux rougis par les larmes qu’elle avait versées toute la nuit, mais l’air calme et décidé, entra dans la salle à manger où se trouvait déjà Mme Poise, et lui dit d’un ton ferme:

«Madame Poise, je sens bien que mon tuteur désire me voir aller en Allemagne, et que la responsabilité d’une petite fille comme moi lui fait peur. Vous pouvez écrire au cousin Gaspard en le remerciant bien de ma part; je suis prête à me rendre chez lui dès qu’il le faudra.»

Le jour même, Mme Poise s’occupa des préparatifs du départ de Charlotte, car le temps pressait, et la famille anglaise annonçait son arrivée. Huit jours après, Charlotte, agenouillée devant la tombe de son cher bon-papa, lui faisait ses adieux, et, mains jointes, le cœur gonflé de douleur, lui promettait de conserver à jamais sa mémoire:

«Adieu, mon cher bon-papa, adieu, disait la petite fille, c’est demain que je pars; je ne la verrai plus, la maison que j’aimais tant. Je vous promets d’être bonne, d’être forte, d’être courageuse, pour que votre petite-fille se montre digne de vous. Mais, oh! mon cher bon-papa! que je suis malheureuse, et comme j’ai du chagrin. Non, jamais, jamais, aucune petite-fille ne fut aussi à plaindre que la vôtre. Protégez-moi, mon cher bon-papa, donnez-moi du courage; si vous ne me venez pas en aide, les forces m’abandonneront.»

Ce fut Mme Poise qui accompagna Charlotte à Regelberg. Le notaire ne pouvait abandonner son étude, et, à part lui, il n’était pas fâché d’avoir un bon prétexte pour esquiver ce qu’il considérait comme une corvée, car il avait une étrange horreur des déplacements. Le voyage fut long et pénible. Chaque sifflement de la machine causait à Charlotte une douleur physique, semblable à un coup de poignard qui lui aurait transpercé le cœur. On passa par plusieurs villes très intéressantes, telles que Strasbourg, Nuremberg, Stuttgart; mais la petite fille, qui avait pourtant l’esprit ouvert et curieux de toute nouveauté, ne donna pas un regard au paysage. Les yeux fixes, l’esprit absorbé par une pensée, toujours la même, elle revoyait en imagination le château des Silbermann, la tonnelle couverte de clématites et de jasmin; et puis, au fond d’un cimetière, une tombe, et sur cette tombe, les mots qu’elle croyait toujours lire:

ICI REPOSE

LUDOVIC DE SILBERMANN.

Enfin, après trente-six heures de voyage, on arriva à Regelberg. Mme Poise prit une voiture, donna l’adresse de M. Gaspard de Silbermann et s’y fit conduire sur-le-champ.

Les voyageuses n’en pouvaient plus de fatigue.


Les épreuves de Charlotte

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