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III

Table des matières

Arrivée à Regelberg.

Au coup de sonnette de Mme Poise, une bonne à la figure luisante comme si elle l’avait frottée de graisse et au tablier non moins graillonneux, vint ouvrir la porte. Précédant les voyageuses, elle les introduisit dans une vaste pièce qui était, à n’en pas douter, la salle à manger, car on y voyait une grande table, recouverte d’une toile cirée, et, autour de la table, plusieurs personnes assises buvaient du café au lait et mangeaient des tartines de pain et de beurre.

Quand la porte s’ouvrit, toutes les personnes présentes levèrent la tête, et une grosse clame, occupée à mettre du sucre dans sa tasse, dit, sans se déranger: «Ah! voilà sans doute la petite cousine!»

Puis, comme personne ne bougeait, Mme Poise, dont toutes les idées sur la politesse et le savoir-vivre étaient complètement bouleversées par cette réception sans gêne, s’approcha de la grosse dame, et lui dit en allemand (langue qu’elle savait fort bien): «J’ai bien l’honneur de vous saluer, madame. Je suis Mme Poise, l’institutrice de la petite Charlotte de Silbermann, et je vous amène mon élève pour la confier à vos bons soins. Sans doute vous êtes Mme de Silbermann, la cousine de Charlotte?

— En effet, répondit la grosse dame. Asseyez-vous, madame.» S’adressant à deux jeunes garçons assis à côté d’elle:

«Ludwig, Friederich, faites place.» Les deux garçons, ainsi interpellés, se reculent maussadement, mais ne font pas mine de se lever pour aller chercher une chaise.

La grosse dame, continuant avec le même calme, comme si Mme Poise et Charlotte, au lieu d’avoir fait un. voyage de trente-six heures, venaient de rentrer après une petite promenade d’agrément autour de la ville:

Mme Poise salua Mme de Silbermann.


«Prenez place, madame. Je vais vous servir une tasse de café au lait. M. de Silbermann n’est pas ici; il ne revient que très tard de son usine.» Se tournant vers la petite fille qui se dissimule

— le cœur serré d’angoisse et d’intimidation — derrière son institutrice: «Allons, avancez, prenez place, Charlotte.»

Mme Poise et Charlotte «prendraient place» bien volontiers, car elles n’en peuvent plus et sont brisées de fatigue. Mais les personnes présentes continuent à ne pas se déranger, et nul ne songe à leur offrir des chaises. Charlotte pense qu’elles vont être obligées de «prendre place» accroupies sur leurs talons, à la façon des Turcs ou des tailleurs. Mais Mme Poise, jetant autour d’elle un regard circulaire, aperçoit deux chaises dans un coin de la salle à manger, et les approche elle-même de la table, non sans se voir dans la triste nécessité de bousculer quelque peu Ludwig et Friederich, qui ne bougent pas plus que des termes, et dévisagent sournoisement les nouvelles venues en ricanant et en se poussant du coude.

Charlotte se fait toute petite, toute petite, et elle aussi observe à la dérobée — mais non pas sournoisement, car elle en est incapable — ceux avec lesquels il lui faudra vivre pendant longtemps.

A la droite de Mme de Silbermann — est-il possible que cette grosse dame, qui a l’air d’une cuisinière, ait droit au nom de Silbermann? — sont les aimables jeunes garçons que leur mère a désignés par les noms de Ludwig et Friederich. A sa gauche une jeune fille d’une vingtaine d’années tricote d’un air hargneux, et pose de temps en temps son tricot pour avaler une gorgée de café au lait, tout en fixant sur Charlotte, par-dessus la tasse, deux gros yeux ronds comme ceux d’un oiseau. Enfin, au bout de la table, une petite fille aux airs vieillots s’amuse à faire des grimaces à un grand jeune homme blafard, qui la regarde sans manifester aucune surprise ni émotion, tout en tirant des bouffées de tabac d’une longue pipe en porcelaine.

Mme Poise, après avoir accepté la tasse de café au lait que lui offrait Mme de Silbermann, promena ses regards pointus autour de la table et dit d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre aimable:

«Mon Dieu, quelle nombreuse famille, madame! Tous ces enfants sont-ils les vôtres?

LA COUSINE DE SILBERMANN,

d’un ton de satisfaction.

Oui, c’est toute ma famille. Mais que je vous les présente.

Désignant la jeune fille aux yeux ronds:

«Voici Wilhelmine, puis (la petite fille qui grimace) Marguerite,... (le jeune homme à la pipe) Frantz (avec un sourire béat) et, à côté de vous, Ludwig et Friederich.»

La présentation faite, Mme Poise supposa que la grosse dame allait enfin lui poser quelques questions sur son voyage comme l’exigeait la simple politesse, à défaut d’intérêt véritable. Mais point. Mme de Silbermann ne manifesta aucune curiosité à cet égard. La chose la laissait sans doute indifférente, et pour ce qui est de la politesse, Mme Poise devait apprendre dans la suite que la cousine de Silbermann professait le plus complet mépris à l’égard de cette vertu, et qu’il était courant dans la famille de dire d’un ton de dédain: poli comme un Français....

La pauvre petite Charlotte se sentait glacée d’appréhension à la pensée de vivre parmi ces étrangers qui lui semblaient si différents de tous les gens qu’elle avait vus jusqu’alors. Du vivant de son bon-papa, elle avait fait parfois des visites avec lui ou avec Mme Poise à des châtelains des environs. Elle se rappelait avec quelle bonne grâce elle avait été accueillie, combien gentiment les enfants, petites filles ou petits garçons, venaient au-devant d’elle, lui proposaient de jouer ou de regarder des livres et des images. — Et ceux-là, qui étaient pourtant de sa famille, n’avaient pas pitié de l’abandon d’une pauvre orpheline; ils ne l’avaient même pas embrassée et ils l’examinaient d’un air hostile et malveillant, tandis qu’elle s’efforçait d’avaler son café au lait sans perdre son équilibre menacé par les coups de pied que Friederich lui allongeait sournoisement en signe de bienvenue.

Mme Poise, incapable de rester plus longtemps sans parler, se décida à fournir d’elle-même quelques détails sur son voyage, puisque enfin personne ne faisait mine de lui en demander. La cousine de Silbermann les accueillit avec une indifférence parfaite, interrompant sans aucune cérémonie pour faire à ses enfants des remarques insignifiantes ou leur proposer: «Un peu plus de lait, Wilhelmine? Friederich, as-tu assez de beurre?» Elle parlait correctement le français, mais avec un accent tudesque si épouvantable que Charlotte en avait à la fois envie de rire et de pleurer.

Enfin, quand tout le monde eut avalé son café au lait, agrémenté d’un nombre prodigieux de tartines de pain beurrées, la cousine s’avisa tout à coup que l’institutrice et la petite fille étaient peut-être faliguées d’un aussi long voyage, et proposa de les conduire dans leur chambre pour y prendre quelque repos.

Mme POISE.

Avec plaisir, madame, d’autant plus que nous avons bien besoin, Charlotte et moi, de nous débarbouiller. Nous devons être noires comme des cheminées. Un peu d’eau fraîche va nous faire grand bien.

LA COUSINE DE SILBERMANN, avec un sourire ironique.

Oui, oui, je sais, les Français ont la manie de se laver les mains toute la journée. C’est une véritable lubie....»

Charlotte ne comprit pas très bien ce que venait faire là le mot «lubie» d’autant plus que la cousine le prononça «lupie» ; mais elle saisit son intention de dire quelque chose de désagréable contre les Français, et comme Charlotte était vive et sensible, elle ne put s’empêcher de s’écrier:

«Ce n’est pas un défaut de se laver les mains, et les Français ont bien raison de vouloir être propres.»

Le visage rond de la cousine prit une expression de mécontentement qui prouva que cette grosse dame si placide savait au besoin avoir l’air on ne peut plus désagréable.

«Vraiment, dit-elle en se tournant vers la petite fille, voici une petite demoiselle qui s’emporte bien facilement. Ici nous ne nous fâchons pas pour si peu, nous sommes des gens plus calmes. J’espère qu’elle apprendra à le devenir, car la paix est l’élément indispensable de mon existence.»

La cousine de Silbermann proclama son amour de la paix sur un ton agressif qui atténuait singulièrement l’effet de ces paroles soi-disant conciliantes. Charlotte baissa la tête sans répliquer. Elle sentit qu’elle avait eu tort de prendre si au tragique une remarque évidemment désagréable, mais au fond sans portée, et qu’elle ne devait pas se permettre de répondre sur ce ton à une personne qui avait droit au respect, ne fût-ce qu’à cause de son âge.

Quand Charlotte entra dans la chambre que lui destinait la cousine de Silberman, elle recula d’horreur.... Et elle eut tout à coup la vision de son ancienne chambrette rose, avec ses rideaux de perse et sa tapisserie à fleurs, son lit en cuivre drapé de rose et tous ces petits riens qui en faisaient le plus joli nid du monde. Combien celle-ci lui ressemblait peu! aux fenêtres il n’y avait pas de grands rideaux, et un carreau cassé avait été remplacé par du papier. Le lit était en fer, recouvert d’une affreuse couverture de laine grise dont les domestiques de son grand-papa n’auraient pas voulu. — Pas de toilette, mais sur une vilaine table boiteuse, une cuvette «grande comme un dé à coudre,» pensa Charlotte et un pot à eau ébréché. Sous la table un seau et un broc en zinc si crasseux qu’ils n’avaient jamais dû être nettoyés.... La pauvre Charlotte n’était pas une petite fille vaniteuse. Si elle tenait aux choses bien arrangées et élégantes, c’est parce qu’elle aimait d’instinct tout ce qui est joli, et parce qu’elle avait un goût beaucoup plus développé que ne l’ont en général les enfants de son âge.

L’aspect sordide et surtout malpropre de cette vilaine chambre lui serra le cœur. Elle restait sur le seuil, ne pouvant se décider à entrer. Mme Poise, choquée aussi, non dans son goût, comme Charlotte, mais dans son amour de l’ordre et de la correction, demanda:

«C’est ici qu’habitera Charlotte?

— Certainement, répondit avec aigreur Mme de Silbermann à laquelle n’avait point échappé la pénible surprise des voyageuses. Sans doute ce n’est pas une chambre de princesse; mais chacun fait ce qu’il peut. Mes filles et mes garçons s’en contentent bien. Je pense que Charlotte saura en faire autant.»

Mme Poise aurait pu répondre qu’il n’est pas nécessaire d’être une princesse pour coucher dans un réduit propre et se laver les mains dans une cuvette de dimension vraisemblable. Mais elle garda prudemment cette réflexion pour elle, ce qui prouve que la politesse française n’est pas aussi inutile qu’on voulait bien le dire chez les Silbermann.


Les épreuves de Charlotte

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