Читать книгу Les épreuves de Charlotte - Charlotte Chabrier-Rieder - Страница 3

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I

Table des matières

Le bon-papa est parti.

Comme il pleuvait, mon Dieu! comme il faisait triste et sombre! le ciel était tout noir. Debout près de la fenêtre, une petite fille vêtue de deuil se tenait le front collé contre la vitre, et aussi pressées, aussi continues que les gouttes d’eau qui ruisselaient devant elle, tombaient de grosses larmes, sans trêve, sans fin, sur le visage de la pauvre petite fille en noir.

La porte de la chambre s’ouvrit; une domestique en tablier et bonnet blancs parut sur le seuil, et s’adressant. à la petite fille, lui dit d’un ton aigre:

«Mademoiselle Charlotte, eh bien, Mademoiselle Charlotte, êtes-vous devenue sourde? Qu’est-ce que vous attendez pour venir dîner? Croyez-vous par hasard que Pierre va se donner la peine d’annoncer: «Mademoiselle est ser-

«vie,» comme du temps de votre bon-papa?»

Charlotte se retourna et fixa sur la désagréable personne deux beaux yeux bleus innocents et fiers tout noyés de pleurs:

«Pourquoi me parlez-vous ainsi, méchante Héloïse, dit-elle d’une petite voix qui tremblait de douleur et de colère. Vous savez bien que bon-papa ne vous aurait jamais permis de le faire. Et puis d’abord, puisqu’il est mort, je ne veux plus manger, je veux mourir aussi pour aller le retrouver là où on l’a emporté. Laissez-moi tranquille.

— Ah bien, par exemple, en voilà des manières! s’écria Héloïse sur un ton encore plus hargneux. Bien sûr que ça aurait peut-être mieux valu pour vous de partir avec votre grand-père, maintenant qu’on sait ce qu’on sait. Pour ce qu’il vous laisse d’argent, ma pauv’ demoiselle, paraît que vous n’allez pas en mener large. Mais le petit monde ne meurt pas comme ça, voyez-vous. Ça a la vie trop dure. Allons, venez vite, le dîner sera froid et votre institutrice est à table depuis longtemps.»

Pendant que la femme de chambre parlait, le visage expressif de Charlotte s’était crispé de douleur; de toutes ses forces elle serrait son mouchoir dans ses mains jointes. Elle voulut crier:

«Méchante! vous me faites de la peine, je vous déteste!» les paroles expirèrent sur ses lèvres. Charlotte était encore bien jeune; elle n’avait que douze ans; mais son intelligence était extraordinairement développée, et elle avait un cœur fier et une petite âme de cristal. Puisque Héloïse, la femme de chambre, restait indifférente à son enfantine douleur et lui répondait par de méchantes paroles, eh bien, Charlotte se tairait; elle renfermerait son chagrin en elle-même; dût-il l’étouffer et briser son petit cœur en éclats, elle ne le laisserait plus paraître devant des gens qui s’y montraient hostiles ou indifférents.

En silence elle suivit la femme de chambre: elle entra dans la salle à manger aux boiseries de chêne et aux tapisseries anciennes, et s’assit en face d’une petite dame rougeaude et courtaude fort occupée pour le moment à découper un poulet avec des gestes solennels et prétentieux.

Cette dame qui mettait de la prétention jusque dans le découpage d’un poulet, était l’institutrice de Charlotte; elle habitait avec l’enfant et son grand-père depuis plusieurs années. Le bon-papa l’avait chargée de l’éducation de sa petite-fille ainsi que de la direction de la maison et des domestiques. Les institutrices sont en général des personnes très bonnes et très dévouées qui se sacrifient entièrement à leurs élèves et finissent par les aimer presque autant que les mères aiment leurs enfants. Par malheur pour Charlotte, la grosse petite Mme Poise faisait exception à cette règle. Elle enrageait d’être obligée de gagner sa vie et ne savait nul gré à M. de Silbermann, le grand-père de Charlotte, de la traiter avec égard et de la payer généreusement. Néanmoins, comme Mme Poise était une personne adroite et fine et que d’ailleurs le sentiment du devoir ne lui faisait pas défaut, elle avait toujours montré bon visage et donné des preuves de patience et de zèle. Pour le reste, ce n’était pas sa faute si elle avait le cœur sec et si, comme elle le disait elle-même, elle n’aimait pas

«les effusions».

Charlotte voulait crier: «Méchante, vous me faites de la peine.»


Charlotte, dont la sensibilité était très grande et qui devinait certaines choses avec une intuition bien au-dessus de son âge, n’avait jamais eu grande sympathie pour son institutrice: «Bon-papa, disait-elle à son grand-père, Mme Poise me produit l’effet d’une grosse chatte qui rentre ses griffes. «Elle faisait aussi cette réflexion:

«Quelquefois Mme Poise me regarde derrière ses lunettes; elle croit que je ne m’en aperçois pas, mais je la vois très bien, bon-papa; ses yeux brillent comme ceux d’un chat qui guette une souris.» Et l’enfant ajoutait: «Les yeux de Mme Poise, ce sont des yeux pointus.»

«Chut, petite fille! disait le bon-papa, en mettant un doigt sur ses lèvres. Il ne faut jamais faire de réflexions malveillantes sur qui que ce soit, et en particulier sur les personnes qui ont la bonté de s’occuper de nous.»

Charlotte, tout en adorant son grand-père, le respectait infiniment. Aussi ne se fût-elle jamais permis de répliquer à ses observations. Elle se taisait donc, mais elle n’en conservait pas moins son opinion sur Mme Poise. Certainement dans une existence antérieure, Mme Poise avait dû être une grosse chatte, et encore maintenant, bien que le bon Dieu l’eût transformée on ne sait pourquoi en une petite dame à lunettes, il lui arrivait de courir après les souris et de les croquer toutes vives quand on ne la voyait pas. Oui, Charlotte en était sûre.

Et maintenant le pauvre bon-papa, unique ami, unique soutien de sa petite-fille, le pauvre bon-papa était mort; on l’avait trouvé dans son lit, les mains jointes, l’air calme et reposé, les yeux fermés comme s’il dormait: mais il ne respirait plus, il avait fini de souffrir. Il dormait, en effet, de ce sommeil qu’aucune douleur, ni bruit humain ne saurait plus troubler. Il était allé rejoindre le papa et la maman de Charlotte, dans ce pays mystérieux d’où nul n’est jamais revenu. Sa petite-fille qui le chérissait, n’avait même pas pu lui donner un baiser, ni lui dire adieu avant la séparation éternelle. Oh! mon Dieu! pourquoi ne l’avait-il pas emmenée avec lui! maintenant elle restait seule, toute seule au monde, en face d’une institutrice indifférente, entourée de gens de service qui ne l’aimaient pas parce qu’elle passait pour «fiérotte» et peu familière. Non, plus personne ne l’aimait, plus personne en vérité, et elle n’aimait plus personne. Le bon-papa avait emporté son pauvre cœur avec lui dans la tombe.

Mme Poise, ayant fini de découper le poulet, leva la tête et regarda la petite fille dont les larmes coulaient toujours silencieusement:

«Que désirez-vous, Charlotte, lui dit-elle; une aile ou une cuisse?»

Charlotte répondit d’une voix que les sanglots étouffaient:

«Merci. Je ne veux rien.»

Mme POISE, insistant.

Mais mon enfant, vous allez tomber malade. Voici trois jours que vous n’avez presque rien pris, vous n’êtes pas raisonnable.

CHARLOTTE, sanglotant.

On ne mange pas quand on n’a plus de bon-papa.

Mme Poise sentit qu’elle devait consoler Charlotte, qu’il était nécessaire de dire au moins à la pauvre enfant quelques paroles affectueuses, et, prête à faire son devoir, elle s’y essaya de son mieux.

«Mon Dieu, ma pauvre petite, comment pouvez-vous dire qu’on ne doit plus manger, quand on n’a plus de bon-papa; vous concevez bien que cette affirmation est dénuée de bon sens.»

Et comme Charlotte ne répondait pas, elle continua:

«A ce compte-là, il y a longtemps que je devrais avoir péri d’inanition, car je n’avais que trois ans quand mon grand-père me fut enlevé. Allons, un peu de courage, mon enfant, tout le monde en a besoin dans l’existence. Qu’auriez-vous fait à ma place, s’il vous avait fallu subir les épreuves que j’ai supportées? Perdre son mari et sa position, se voir obligée d’entrer chez les autres (Mme Poise prononça ces mots, chez les autres, avec une amertume qui indiquait combien sa vanité plus que son cœur avait souffert), être réduite à une sorte d’esclavage, après avoir été la femme du capitaine de gendarmerie Poise et avoir reçu le sous-préfet à son «jour», voilà ce qui s’appelle une triste destinée. Suivez mon exemple, ma pauvre Charlotte, et tâchez de supporter les coups du sort avec le stoïcisme des philosophes anciens.»

Sur ces belles paroles, Mme Poise, convaincue qu’elle avait largement rempli son devoir, en prodiguant ces austères consolations à une petite fille de douze ans, se servit du poulet. Au bout d’un moment, ayant de nouveau levé la tête, elle s’aperçut que Charlotte pleurait toujours et fut fort surprise du peu d’effet produit par ses discours réconfortants; en vérité, cette petite Charlotte n’était pas raisonnable! Que lui fallait-il de plus, pour la remonter? tout simplement un bon baiser et une tendre caresse venus du cœur. Mais ceci n’était pas dans vos cordes, Madame Poise, et votre dignité s’opposait aux effusions.

Voyant que Charlotte s’obstinait décidément à ne pas vouloir manger, Mme Poise se servit la seconde aile de poulet, puis du jambon, puis de la salade, et enfin du fromage, qui passe, comme chacun sait, pour être très utile à la digestion. Le repas achevé, Charlotte n’en pouvant plus de fatigue et de chagrin, se relira dans sa chambre. Au milieu du désarroi général, personne parmi les domestiques n’avait songé à lui donner de la lumière; mais elle ne voulut pas en demander. Elle se déshabilla en hâte, jetant à l’aventure ses petits vêtements qu’elle pliait et rangeait pourtant tous les soirs avec tant de soin; elle se glissa dans son lit, et se cachant la tête sous les couvertures, fermant ses pauvres yeux brûlés de larmes, elle appela tout doucement: «Bon-papa, mon bon-papa; bonsoir, mon cher bon-papa.»

Mais le bon-papa qui, trois jours auparavant, couchait encore dans la chambre à côté, et répondait au bonsoir de sa petite-fille par un tendre:

«Bonsoir, mon enfant chéri», le pauvre bon-papa n’était plus là ; il restait sourd à ses appels déchirants, et plus jamais, jamais il ne devait entendre la voix aimée de son enfant.

Pleure, pauvre petit cœur tendre et désolé ; pleure, pauvre créature innocente, qui n’a pas encore connu l’abandon. Tes épreuves commencent seulement, et tu sauras combien peut souffrir un enfant, quand il n’a ni maman, ni papa, ni personne pour le protéger.


Les épreuves de Charlotte

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