Читать книгу L'homme qui assassina: Roman - Claude Farrère - Страница 6
III
ОглавлениеJ'habite, rue de Brousse, le premier étage d'une antique maison toute bardée de fer.
La rue de Brousse, escarpée comme une échelle, ressemble, trait pour trait, à ces ruelles de Gênes qui tombent à pic dans la via Balbi. C'est étroit, très haut et assez sombre. Le soleil n'y a pas ses aises; la foule passe autre part; et quand il pleut fort, cela devient tout de suite un torrent.
Mon appartement—mes appartements! les appartements du colonel attaché militaire de la République!—se compose de deux salons grands comme des églises, et, par surcroît, de quelques petites chambres assez incommodes. Les deux salons sont réunis par une porte en arc, sculptée à la turque, qui est, à mes yeux, l'agrément principal du logis. Malheureusement, le decorum diplomatique exige que mes salons restent salons, en vue des réceptions futures, et je ne puis installer mon lit ou ma table à écrire sous cette petite ogive d'ébène et de faïence. Du coup, je prends la rue de Brousse en grippe.
D'ailleurs, elle est en plein milieu de Péra, cette rue de Brousse. Et j'ai encore dans mes oreilles le verdict du maréchal Mehmed pacha, piaffant sur le pont de Karakeuy: «Péra, Galata, Tatavla, Taxim,—de l'ordure!»
Péra, Galata, Tatavla, le Taxim,—ma foi non, ce n'est pas joli!... Je ne m'y reconnais pas encore très bien, car Constantinople est un monde. Mais, grosso modo, ce monde est divisé par la Corne d'Or en deux continents, plus différents que ne sont l'Europe et l'Amérique. D'un côté, la ville turque chantée par Loti: Stamboul; de l'autre, les bourgades levantines parasites: Galata, Péra, Tatavla et le reste. Or, toutes ces bourgades sont déplaisantes. Grecques, arméniennes ou cosmopolites, chrétiennes en tout cas, elles symbolisent trop bien le christianisme pouilleux de l'Orient. Les rues pérotes, où bon gré mal gré il me faut piétiner tous les jours, regorgent d'une foule antipathique entre toutes les foules, et qui ne ressemblent en rien à l'éblouissante cohue du beau pont sur la Corne d'Or.—La Grand'Rue de Péra, notamment, horrifique et prétentieuse caricature des moins parisiens de nos boulevards, a le secret de m'exaspérer. Tout y singe l'Occident: les rues à tramways, les maisons à cinq étages, les boutiques à enseignes anglaises, les messieurs à chapeau melon, les dames à robe de province. Cette façade levantine n'est point artistique; et j'ai bien peur qu'elle ne cache un dessous moins élégant encore, un dessous d'autres singeries occidentales, plus viles: petits snobismes, petits potins, petites pruderies, petites lâchetés, petits cocuages et petits profits.
Mon maréchal turc parle d'or. Dans Constantinople, il n'y a que Stamboul. Du seuil du grand pont, je regarde chaque soir cette Turquie à minarets qui se découpe si bien sur le rouge cerise du couchant. Mais je n'ai pas encore eu le temps d'y mettre un pied: car les six ambassades sont, pour deux mois encore, à Thérapia ou à Buyukdéré, dans le Haut Bosphore, à cinq lieues d'ici. Et moi, nouveau venu dans cette galère, il me faut chaque après-midi m'en aller là-bas, pour visiter en cérémonie tout le corps diplomatique, secrétaire après secrétaire, et pour corner cartes sur cartes chez des gens dits «du monde»,—du monde constantinopolitain,—dont le trait distinctif est une nationalité presque toujours énigmatique.