Читать книгу L'homme qui assassina: Roman - Claude Farrère - Страница 7
IV
Оглавление—Heureusement, de la rue de Brousse à Thérapia, la route n'est pas vilaine.
Il y a deux étapes. La première se fait par terre, et la seconde par eau. Il faut d'abord descendre la rue de Brousse jusqu'au plus bas, puis tourner à gauche, dans une amusante ruelle très tortueuse, dont je ne sais pas le nom. On passe un peu plus loin devant un poste de soldats, puis, le long d'un tout petit cimetière. Au delà, le quartier est tout à fait turc: rien que des maisons de bois à deux étages, avec quantité de fenêtres voilées de rideaux blancs bien opaques. Un coin de Stamboul égaré sur la rive pérote. Cela ne ressemble guère à la caricature de ville européenne qui sévit alentour. Plus de beaux messieurs à la mode de Londres, ni de belles dames à la mode de Paris, à la mode de l'avant-dernière année. Rien que de grands Ottomans graves, rien que des musulmanes voilées qui se hâtent. Et partout, du silence.
Ma ruelle turque tourne de-ci, tourne de-là, bifurque, s'agrémente d'impasses. A certain carrefour marqué d'une fontaine, je ne manque jamais de m'embrouiller. Mais au bout d'une demi-lieue, je finis toujours par dégringoler certaine rampe quasi à pic, laquelle aboutit dans la principale rue de Galata. Galata, c'est le faubourg maritime de Constantinople,—le port, l'arsenal, les quais;—un faubourg tumultueux, très sale, et mal famé, mais combien préférable, pour mon goût, aux snobismes prétentieux de Péra!—Et à l'extrémité de Galata, je retrouve la place de Karakeuy et le grand pont de bois, d'où partent les bateaux.
Il me serait à peu près trois fois plus court, et je ne sais combien de fois plus simple, de remonter la rue de Brousse au lieu de la descendre, et de suivre ensuite la Grand'Rue de Péra, jusqu'au funiculaire, lequel me mettrait en une minute précisément où je veux aller. Mais suivre la Grand'Rue de Péra, non!
Au pont, la deuxième étape commence. Je m'embarque sur un gros vapeur à roues, abondamment empanaché de fumée très noire.—Le bon Dieu patafiole l'ignoble charbon de ce pays! Je n'en ai jamais vu qui barbouillât le ciel d'une encre si tenace.... Six heures à la turque,—midi cinquante: l'appareillage, exact comme un départ de train. Coups de sifflets, cascades d'eau fouettée par les aubes, hurlements polyglottes de tous côtés, et désarroi de caïques et de barques devant l'étrave qui s'ébranle: cette Corne d'Or grouille toujours d'un tel entassement d'embarcations, que c'est à se demander comment toutes ces coques ne s'écrasent pas les unes contre les autres. Le vapeur à roues—chirket haïrié, d'après le nom de sa compagnie—n'en frôle pourtant pas une seule et ne met pas cinq minutes à se dégager de la cohue: c'est comme d'un coup de baguette magique. Et le panorama se déroule: à gauche, Péra, très embelli quand on le voit de loin; à droite, Stamboul, splendide; devant, Skutari d'Asie, un vrai bois de platanes, de figuiers et d'acacias, avec quantité de petites maisons violettes qui se blottissent sous les feuillages. Le chirket haïrié contourne Péra,—et voici le Bosphore.
Le Bosphore, n'est-ce pas? on sait ce que c'est: onde de lapis, palais de marbre, firmament de saphir, et sultanes pareilles à des perles penchées sur ce gouffre où tôt ou tard on les jettera.—Oui. Eh bien, ça n'est pas ça, mais pas du tout.
L'eau n'est pas de lapis, et le ciel n'est pas de saphir. Le gris et le blond dominent partout, avec une sorte de vapeur mauve qui flotte autour de chaque ligne et qui atténue chaque teinte. Il y a des palais de marbre, mais très peu: huit ou dix, éparpillés sur deux rives longues chacune de vingt bons kilomètres. Le Bosphore est bien plus long qu'on ne l'imagine. C'est un très beau fleuve, sinueux, bordé de coteaux joliment boisés qui le serrent de tout près et l'encaissent. Au pied de ces coteaux beaucoup de villages s'alignent le long des rives, en files continues de petites maisons turques, moitié terrestres, moitié aquatiques, car bien des terrasses de planches équarries sont appuyées sur pilotis. Çà et là un bout de quai en vieilles dalles ébréchées; une grande villa, un yali de pierres roses ou de bois ancien, violet; une mosquée blanche à belle coupole, avec son minaret pareil à un cierge; et quelquefois un cimetière turc qui descend par étages jusque dans le courant—un cimetière planté de hauts cyprès et de saules transparents, où fourmillent les petites stèles musulmanes bleues ou vertes, historiées d'épitaphes d'or. Le charme de tout cela est un charme doux et prenant, un charme d'harmonie, de juste mesure et de paix. Les coteaux moyens et arrondis, les maisons larges et basses, les arbres aux verdures sobres d'Europe, la brume diaphane jetée sur cette nature comme son duvet sur une prune, et le soleil qui dore et qui n'aveugle pas, tout concourt vers un ensemble délicieux et tempéré, qui ne s'impose pas violemment, mais qui s'insinue, pénètre profond et possède.
Le malheur, c'est que les Européens s'en sont mêlés et qu'ils ont bâti sur les rives du Bosphore. Si bien que, tout comme Stamboul, le Bosphore a son Péra: une trentaine d'épouvantables façades, plus hautes que le coteau qu'elles masquent, et alternativement pareilles à des groupes scolaires ou à des pièces montées de pâtissiers: hôtels et palais—non, palaces.—Comme je voudrais camper dans ces casernes-là, un soir de bataille, avec mes hussards! Nous remettrions si bien tout en bonne place, le lendemain, rien qu'avec quelques fagots et un peu de pétrole!
Sept heures trente à la turque, deux heures et quart à la franque. A gauche, le grand village de Yénikeuy; à droite, la petite ville de Béicos. Derrière, sur un cap d'Asie, Canlidja, le plus exquis des hameaux du Bosphore; devant,—côte d'Europe,—Thérapia et Buyukdéré, les lieux «select» élus par les six ambassades pour leurs quartiers d'été. Ce n'est pas vilain; il y a de superbes arbres. Le chirket haïrié s'approche d'un admirable yali, rouge d'un ton de sang séché, et qui s'adosse contre un parc en gradins planté de tilleuls, de hêtres, de marronniers et de cèdres, les plus beaux que j'ai jamais rêvés: le palais de France. C'est là que je vais, d'abord.
Pied à terre. Le quai emcombré d'équipages. La porte. Laquais et cavas. (Les cavas sont des valets assermentés, qui ont le droit d'être armés, et qui en abusent). Toute cette livrée se précipite:
—Monsieur le marquis....
Zut! fini de rire.