Читать книгу L'homme qui assassina: Roman - Claude Farrère - Страница 9
VI
ОглавлениеJ'ai déjeuné ce matin à Thérapia, au palais de France, en tête-à-tête avec l'ambassadeur—Son Excellence Narcisse Boucher.
Mon Dieu, depuis quinze jours que je fais salaam et que je bois du thé dans tous les salons diplomatiques de Péra et du Bosphore, j'ai forcément vu beaucoup de gens de beaucoup d'espèces, et, dans le nombre, quelques-uns qui ne manquent pas de personnalité. Quand même, c'est encore à ce bonhomme, fruste, balourd et cacochyme, que je donne la palme, en dépit de sa piètre apparence, et de son âge, qui le retranche du siècle présent.
Narcisse Boucher.... Quels contrastes hoffmannesques dans ce vieillard, à mine de paysan tout juste dégrossi, et qui fut l'homme extraordinaire dont nul n'ignore le nom, le milliardaire français rival des Vanderbilt et des Rockfeller! Fils d'un fermier franc-comtois; orphelin à dix ans, sans sou ni maille; goujat de ferme, puis valet de charrue, voilà son entrée dans la vie. Par quelle sorcellerie va-t-il s'évader de la glèbe, où déjà ses pieds semblent engravés? Nulle somnambule ne le devinerait jamais. Mais, à vingt ans, Narcisse Boucher est à Paris, élève au Conservatoire, et, dès son premier concours, premier prix de violon. Le voilà sacré grand artiste, et peut-être qu'il l'est en vérité. En tout cas, sa carrière est tracée, son succès certain.... Non. Les concerts publics, les auditions mondaines ne sont pas son affaire. Il est trop rustre, trop frotté de la terre originelle. Il échoue. Il renonce à son art. Il disparaît. Longue éclipse. Rebondissement, et second avatar, plus mystérieux que le premier: Narcisse Boucher reparaît tout à coup, millionnaire. Il a quarante ans. Il est industriel, négociant, financier, tout, tout ensemble. Il donne, dans son hôtel, des fêtes insolentes; et parfois, devant trois cents invités, il reprend, goguenard, son violon d'autrefois et goûte d'être acclamé, riche, par ce même Paris qui le sifflait, gueux. La politique l'appelle. Les partis le sollicitent. Il se dérobe, habile. Il se réserve, attend son heure. C'est en terrorisant la Rente qu'il jette bas les ministères, quand les ministères lui ont déplu. Jusqu'au jour du fameux litige africain, des menaces allemandes et de la mobilisation brusquement décrétée,—brusquement arrêtée: car Narcisse Boucher, en vingt-quatre heures, a jeté dans le plateau français le poids formidable de sa toute-puissance financière et tient, suspendues sur l'Allemagne, la faillite et la famine prêtes à choir. C'est la paix, imposée. Et Narcisse Boucher, diplomate irrésistible, a bien conquis son titre d'ambassadeur, le titre pompeux qu'ambitionnait sa vanité.
Il règne ici dans un palais de légende, au milieu d'un parc de conte de fées. Le voilà dans sa grande salle toute tendue de prodigieuses vieilleries persanes, cadeaux de vizirs ou de sultans. Le voilà: partout et toujours, il a été pareil,—long, maigre, flasque, le nez juif tombant bas sur le menton sec, la redingote noire trop luisante et la cravate en cordon de soulier complétant la silhouette piteuse d'un pion de collège en retraite. L'âge, par surcroît, l'a plié en Z, comme la goutte avait plié Scarron. Il s'achemine de la porte au fauteuil, grommelant, boitillant, hoquetant. Mais, sitôt assis, il vous regarde, et pas un peintre d'aucun siècle ne rendrait ce regard dur et rusé, brutal et méfiant, impérieux et sagace.... Il parle: surprise nouvelle; la voix provinciale, alourdie d'un accent franc-comtois qui traîne, jargonne presque à la paysanne en grosses phrases bonasses, où la ruse semble toujours cousue de fil blanc. Quand même, c'est cette voix rustaude qui a dicté la retraite des régiments allemands, déjà rangés en bataille....
Étrange, étrange personnage, déconcertant, inquiétant....
Tant d'apparences mesquines, tant de recoins médiocres ou grotesques! Ses manies de vieux petit rentier, son respect à la Jourdain pour les particules et les titres, sa trivialité native qu'il exagère par une sorte d'ostentation.... Nulle intelligence philosophique, point d'esprit géométrique ni d'esprit de finesse; et pourtant, quelle cervelle nette, balayée de mille poussières dont l'entendement humain est obscurci.
Balayée de beaucoup de scrupules, aussi. Mais la raison d'État, le «fait du Prince» l'exige. On n'y regardait pas de si près, au temps de ma tante grand....
Et d'ailleurs, le violon est là, le violon d'Ingres, pour tout envelopper, diplomatie et finance, d'une harmonie imprévue, plus paradoxale que tout le reste. Narcisse Boucher, c'est, d'abord, un dilettante....
Nous avons déjeuné seul à seul. Narcisse Boucher n'a jamais eu ni femme, ni enfants, ni rien qui ait, en aucune occurence, pu alourdir ou encombrer sa barque, et présenter à ses ennemis une cible vulnérable. Même, il n'a point de neveu, rare merveille pour un des rois de notre République, où les familles unies sont en honneur....
On m'avait averti que Son Excellence, la glace une fois rompue, parlait volontiers d'elle-même, et rarement d'autrechose. Sans doute est-ce ma qualité de nouveau venu qui lui a conseillé de déroger à son habitude. Toujours est-il que, des hors-d'œuvre au dessert, Narcisse Boucher n'a pas soufflé mot de sa biographie, et n'a cessé par contre de s'étendre, copieusement et non sans verve, sur le pays turc et sur ses habitants.
Son préambule n'a pas manqué d'originalité. Nous venions de nous asseoir à table, et par la fenêtre large ouverte, j'admirais le Bosphore et les collines d'Asie. Lui attachait sa serviette autour de son cou.
—Colonel, me dit-il tout à coup, je vois dans vos yeux que vous aimez déjà cette Turquie. Oui, oui, elle n'est pas trop laide à voir. Eh bien, si vous l'aimez, regardez-la bien et profitez-en, parce que vous ne la verrez pas longtemps: c'est un pays foutu.
Je ne sais pourquoi la phrase du maréchal Mehmed Djaleddin me revint brusquement en tête: «Entre la Dette et la Banque, la Corne d'Or est étranglée. Pensez à cela, quand on vous dira que la Turquie se meurt.» J'eus envie de la citer à Boucher. Mais il continuait déjà, de sa voix chevrotante et traînarde:
—Foutu. Comme je vous le dis. Vous n'avez pas encore remarqué ça. Peut-être même que vous le remarquerez difficilement, parce que ce n'est pas trop de la compétence des militaires. Mais vous, vous n'êtes pas une brute. Alors, si je vous explique, il n'est pas impossible que vous compreniez....
«Écoutez-moi bien: ces Turcs, ce sont des gens en retard. Ils vivent comme nous vivions avant 89: ils ont une armée, un monarque, un pape, un bon Dieu, et ils croient à tout ça dur comme fer. Pour comble, leur Prophète leur a défendu de prêter à intérêts. Toute notre vie commerciale et industrielle leur est par conséquent interdite. Ils cultivent la terre et ils exercent de petits métiers. Un point, c'est tout. Par ailleurs ce sont de braves bougres, honnêtes, francs comme l'or et bons comme le pain. Tenez, vous constaterez en vous promenant dans Stamboul: jamais un Turc ne bat une femme, ni un enfant, ni un esclave, ni un chien, ni un chat. Et je crois bien qu'il n'y a qu'ici que ça se passe comme ça.
«Seulement, vous me comprenez: ce n'est pas avec des qualités de ce genre-là qu'une nation moderne peut vivre. De nos jours, les peuples qui ont envie de ne pas crever doivent se mettre au pas de l'époque. L'allure a changé, depuis cent ans. Je ne dis pas que nous soyons meilleurs que nos arrière-grands-pères, ni plus heureux: c'est plutôt tout le contraire. Il y a rudement de crapules aujourd'hui, rudement de crève-la-faim! Mais, ce qui est sûr, c'est que nous sommes plus forts et plus malins. Autrefois, pour détrousser les gogos, il n'y avait guère que le vol pur et simple; et les gogos défendaient leurs poches à coups de fusil. C'était le temps des guerres et des conquêtes, le règne des soldats. Aujourd'hui, nous avons progressé. On ne vole plus, on fait des coups de Bourse et on monte des sociétés par actions. C'est le temps des primes et des dividendes, le règne des hommes d'affaires. Contre les hommes d'affaires, colonel, les soldats ne sont pas de force. Voilà pourquoi la Turquie est un pays foutu.
Je l'écoute et je le regarde. C'est un lieu commun qu'il débite là. Mais il l'assaisonne de sa conviction têtue et de sa lourde malice. Nul doute qu'il ne savoure une joie pure, en m'assénant à moi, soldat, ce coup de massue qui assomme toute ma caste. Pauvre vieux! S'il savait à quel point je m'en fiche!...
Il continue, il parle d'abondance.
—Foutus, les Turcs! Condamnés à mort. Moribonds déjà. Si bien qu'autour d'eux, les charognards pullulent. Vous savez ce qui en est: dès que le blessé saigne, les corbeaux pleuvent du ciel. Pour le blessé turc, les corbeaux de la première heure ont été les Grecs. Ensuite les Syriens sont venus, et puis les Arméniens, les Persans, les Juifs. Tous s'escrimèrent à qui mieux mieux du bec et des ongles. Et la chair turque se déchira, s'arracha lambeau par lambeau.
«Petit lambeau par petit lambeau: les corbeaux ne manquaient pas d'appétit; mais ils manquaient d'envergure. Ils pratiquaient convenablement l'usure, la petite semaine, l'hypothèque et la saisie. Mais rien d'autre. Les grands moyens leur faisaient peur. Cependant, la curée devenait tapageuse. On l'entendait de loin. Un beau jour, l'Europe commença à s'inquiéter. L'Europe d'aujourd'hui, colonel, est un oiseau très vorace; plus vorace, fichtre! qu'un corbeau; plus grand aussi, plus large. Quelque chose comme un fort vautour ou un condor des Andes. Et ce condor-là, qui planait sur le Turc depuis cent ans, s'est tout d'un coup abattu sur lui. Alors, ça n'a pas traîné. Les emprunts, les garanties, les conversions, les concessions, les revenus cédés, la Dette, la Banque, la Régie—fuitt!... plus de Turquie. Il n'en reste que la carcasse. Oh! soyez tranquille: tout s'est passé dans les règles, correctement, honnêtement. Même, on a commencé par fermer le bec aux corbeaux, comme je vous le dis!... tenez, en 75, un groupe de banquiers de Galata avait prêté au Sultan je ne sais combien de millions de livres, à je ne sais quel taux un peu vif; eh bien! en 81, l'Europe mit le holà: l'emprunt fut consolidé, mais converti et réduit. C'est que nous sommes des gens carrés en affaires! Nous payons rubis sur l'ongle, et nous n'acceptons que le cinq pour cent. Seulement, n'est-ce pas? Il faut bien favoriser l'industrie et le commerce ... alors, nous exigeons des chemins de fer, nous vendons des cuirassés et nous civilisons la Macédoine. Pour acquitter la note de tout ça, il faut bien que le Sultan émette de nouveaux emprunts. Nouveaux emprunts, nouveaux gages. Et l'eau retourne à la rivière. La Turquie d'aujourd'hui n'est presque plus turque. Ça vous étonne? C'est comme ça: le timbre, le sel, la soie, le poisson, l'alcool sont à la Dette. A la Dette encore, le tribut bulgare et les contributions de Chypre et de la Roumélie. A la Régie, tout le tabac. Aux sociétés spéciales, les quais de Constantinople et de Smyrne. Aux compagnies anonymes, tous les chemins de fer, enrichis de garanties kilométriques dont vous me direz des nouvelles. Quoi encore? Ah! l'indemnité annuelle à la Russie, joyeux souvenir de 1879. Bien entendu, les corbeaux grecs, arméniens, persans, syriens, juifs et bulgares sont toujours attablés, ils mangent les restes, on ne peut pas les empêcher. Les Persans paient l'impôt à leur ambassadeur. Les Grecs trafiquent de tout et de rien. Les Juifs prêtent à cent pour cent. Ils s'enrichiraient si les Arméniens n'étaient pas là; mais les Arméniens ruinent jusqu'aux Juifs! c'est tout dire. Quant aux Bulgares, ils font la contrebande, le vol à main armée et l'attentat anarchiste....
«Ah! colonel! voilà ce que c'est d'être en retard sur son siècle! Ces bougres de Turcs, ils ne savent que monter à cheval et tirer le sabre. Et quand on leur a emprunté deux sous, ils n'ont même pas l'esprit d'en réclamer quatre!»