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II

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Jean-François Felze se piquait d'être philosophe. Et peut-être l'était-il en vérité, autant du moins qu'un homme d'Occident peut l'être. Par exemple, c'était sans le moindre effort qu'il adoptait, au cours de ses promenades par le monde, les usages, les mœurs, voire les costumes des peuples qu'il visitait... Tout à l'heure, à la porte de la maison, il avait voulu se déchausser, selon la politesse nipponne. Mais à présent, dans ce salon français, où résonnaient des paroles françaises, l'exotisme, évidemment, n'était plus de mise.

Jean-François Felze s'inclina donc comme il eût fait à Paris, et baisa la main qu'on lui offrait.

Puis, de ses yeux de peintre, prompts et perçants, il examina son hôtesse.

La marquise Yorisaka portait une robe de Doucet, de Callot ou de Worth. Et cela s'imposait aux regards d'abord, parce que cette robe, gracieuse, bien faite, seyante même, mais conçue, imaginée, inventée par un Européen, pour des Européennes, prenait, autour d'une Japonaise frêle et fluette, une importance et un volume extraordinaires,—à la façon d'un très large cadre de bois doré autour d'une aquarelle grande comme la main.—Pour comble, la marquise Yorisaka était coiffée à l'inverse de la tradition: point de coques lustrées, ni de larges bandeaux enveloppant tout le visage; mais un chignon allongé, qui tirait en arrière toute la chevelure; en sorte que la tête, découronnée du classique turban couleur d'ébène, apparaissait minuscule et ronde, comme sont les têtes de poupées.

Jolie?... Felze, peintre amoureux de la beauté des femmes, se posa la question avec une sorte d'anxiété. Jolie, la marquise Yorisaka?... Un Occidental l'eût plutôt déclarée laide à cause de ses yeux trop étroits et tirés vers les tempes au point de ressembler à deux longues fentes obliques;—à cause de son cou trop grêle;—à cause de l'étendue blanche et rose de ses joues trop grandes, fardées et poudrées au delà du possible. Mais pour un homme du Nippon, la marquise Yorisaka devait être belle. Et n'importe où, en Europe aussi bien qu'en Asie, on eût subi le charme étrange, à la fois dédaigneux et câlin, puéril et hiératique, qui se dégageait mystérieusement de ce petit être aux gestes lents, au front pensif, à la moue mignarde, qu'on pouvait prendre alternativement pour une idole ou pour un bibelot.

—Lequel des deux?—pensa Felze.

Il avait baisé la menotte douce comme un joujou d'ivoire jaune. Et, refusant de s'asseoir le premier:

—Madame,—dit-il,—je vous supplie de ne point vous excuser... Je n'ai pas même attendu le temps d'admirer à mon aise votre salon et votre jardin...

La marquise Yorisaka leva la main, comme pour parer le compliment:

—Oh! cher maître!... Vous raillez, vous raillez!... Nos pauvres jardins sont tellement ridicules, et nous le savons si bien!... Quant au salon, c'est à mon mari que va votre louange: c'est lui qui a meublé toute la villa, avant de m'y faire venir... Car, vous le savez, nous ne sommes pas ici chez nous: notre home est à Tôkiô... Mais Tôkiô est si loin de Sasebo que les officiers de marine ne peuvent guère y aller en permission... Alors...

—Ah?—dit Felze,—le marquis Yorisaka est en service à Sasebo?

—Mais oui... Il ne vous l'a pas dit, hier?... quand il est allé vous rendre visite, à bord de l'Yseult?... Son cuirassé est en réparation dans l'arsenal... Du moins, je le crois... Car ce ne sont pas là des choses qu'on raconte aux femmes... Mais, à propos d'hier, je ne vous ai pas encore remercié, cher maître!... C'est vraiment trop aimable à vous d'avoir accepté de faire ce portrait... Nous sentions si bien l'inconvenance d'aller vous relancer jusque sur ce yacht où vous n'êtes pas tout à fait chez vous... Mon mari osait à peine... Et quel portrait!... le portrait d'une petite personne comme moi, par un maître comme vous!... Je vais être abominablement fière! Songez! Vous n'avez sûrement jamais peint de Japonaise, n'est-ce pas? jamais jusqu'à présent? Alors je vais être la première femme de l'Empire qui aura son portrait signé de Jean-François Felze!...

Elle battit des mains, comme un bébé. Puis soudain grave:

—Surtout, je suis très joyeuse de penser que, grâce à vous, mon mari pourra, en quelque sorte, m'avoir auprès de lui, dans sa chambre d'officier, à bord de son navire... Un portrait, n'est-ce pas, c'est presque un double de soi-même... Ainsi, un double de moi va s'en aller là-bas, sur la mer, et peut-être même assister à des batailles, puisqu'on annonce que la flotte russe a passé samedi dernier devant Singapore...

—Mon Dieu!—dit Felze en riant.—Voilà donc un portrait qu'il va falloir traiter dans le style héroïque!... Mais je ne savais pas que le marquis Yorisaka dût retourner si vite sur le théâtre de la guerre... Et je comprends alors d'autant mieux son désir d'emporter avec lui, comme vous dites si bien, un double de vous...

La bouche menue, peinte d'un carmin foncé qui la rétrécissait encore, s'entr'ouvrit pour un léger rire assez inattendu, très japonais:

—Oh! je sais bien que c'est un désir un peu extraordinaire... Au Japon, la mode n'est pas d'avoir l'air amoureux de sa femme... Mais le marquis et moi, nous avons vécu si longtemps en Europe que nous sommes devenus tout à fait Occidentaux...

—C'est vrai,—dit Felze,—je me souviens à merveille: le marquis Yorisaka a été attaché naval à Paris...

—Pendant quatre ans!... les quatre premières années de notre mariage... Nous ne sommes revenus qu'à la fin de l'avant-dernier automne, juste pour la déclaration de guerre ... j'étais encore à Paris pour le Salon de 1903 ... et j'ai tellement admiré, à ce Salon-là, votre «Aziyadé»!...

Felze salua, imperceptiblement railleur:

—C'est en regardant cette Aziyadé, que vous avez eu envie d'avoir votre portrait de ma main?

Le rire japonais reparut sur la petite bouche fardée, mais, cette fois, il s'acheva en une moue parisienne:

—Oh! cher maître!... Vous vous moquez encore!... Naturellement non, je ne voudrais pas ressembler à cette jolie sauvagesse que vous avez peinte dans son costume extraordinaire, et pleurant comme une folle avec des yeux fixes qui regardent on ne sait où...

—Qui regardent vers une porte par où quelqu'un est parti...

—Ah?... Enfin, ce n'est pas un portrait!... Mais j'ai vu aussi vos portraits ... celui de Mme Mary Garden, celui de la duchesse de Versailles, et surtout celui de la belle Mrs. Hockley...

—Ah?... surtout celui-là?

—Oui... Oh! je ne prévoyais naturellement pas alors que je vous verrais un jour arriver à Nagasaki, sur le yacht de cette dame... Mais son portrait était tellement bien! Je l'ai préféré à tous les autres à cause de la merveilleuse robe. Vous vous rappelez, cher maître? une robe princesse, toute de velours noir, avec le haut du corsage en point d'Angleterre sur transparent de satin ivoire!... Tenez!... c'est en pensant à la robe de Mrs. Hockley, que je me suis fait faire cette robe-ci et que je l'ai choisie pour poser...

Felze arqua les sourcils:

—Pour poser? Vous voulez poser dans cette robe-ci?

—Mais oui?... Elle ne va pas?...

—Elle va le mieux du monde... Mais je me figurais que, pour un portrait d'intimité, vous ne choisiriez pas une toilette de ville. Surtout lorsqu'il s'agit moins d'un vrai portrait que d'une pochade... Nous n'avons qu'une quinzaine de jours au plus, n'est-ce pas?... N'aimeriez-vous pas être peinte dans le délicieux costume de vos grand'mères, dans un de ces kimonos blasonnés à vos armes, que toutes nos jolies Parisiennes commencent à vous emprunter aujourd'hui?...

Un regard singulier glissa par la fente mince des paupières quasi fermées:

—Oh! cher maître!... Vous êtes trop indulgent pour nos vieilles modes... Mais c'est très rare que je reprenne encore le costume de nos grand'mères, comme vous dites ... très rare, oui!... Et alors ... vous comprenez, cela ne plairait certainement pas à mon mari, d'avoir mon image habillée de ce costume qu'il connaît à peine ... qu'il connaît à peine et qu'il n'aime pas... Nous sommes tout à fait, tout à fait Occidentaux, le marquis et moi...

—Très bien!—consentit Felze, résigné.

Et, à part soi:

—Occidentaux, tant qu'elle voudra! Ça n'en sera pas moins ignoble, ce portrait mi-parti d'Europe et de Japon! ignoble, et, Dieu de Dieu! sinistre à peindre!...

Cependant, la marquise Yorisaka avait sonné. Et deux servantes,—en robes nipponnes, elles!—apportaient, sur un grand plateau, tout l'attirail d'un thé à l'anglaise: réchaud, théière et sucrier de vermeil, tasses à anses, soucoupes, petites serviettes, pot à crème...

—Naturellement, vous prendrez un peu de cake? ou une biscotte?... Il faut laisser l'infusion se faire... C'est du ceylan, bien entendu.

—Bien entendu,—répéta Felze, docile.

Il songeait au thé vert, léger, délicat, qu'on boit sans sucre ni lait dans les tchaya de village, en grignotant une tranche de ce gâteau qui ne durcit jamais, et qu'on nomme kastéra.

Il but cependant la drogue britannique, brune, épaisse, astringente, et mangea la pâtisserie viennoise.

—Et maintenant,—dit la marquise Yorisaka,—puisque vous avez été assez aimable pour faire porter ici, dès hier, votre boîte à couleurs, votre chevalet et la toile, nous commencerons quand il vous plaira, cher maître. Voyons, voulez-vous que nous étudiions tout de suite la pose? Ici, le jour est-il bon?...

Felze allait répondre. La porte, qui s'ouvrit tout à coup, ne lui en donna pas le temps.

—Oh!—s'écria la marquise,—j'oubliais de vous prévenir... Cela ne vous contrarie pas de rencontrer chez nous notre meilleur ami, le commandant Fergan?... le commandant Fergan de la marine anglaise, un ami tout à fait intime? Il devait venir aujourd'hui prendre le thé, et, justement, voici mon mari qui l'amène...

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