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III

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—Mitsouko, voulez-vous présenter le commandant à monsieur Felze?

Le marquis Yorisaka, au seuil du salon, s'était effacé pour faire entrer son hôte. Et sa voix, un peu gutturale, mais nette et bien mesurée, semblait, malgré la courtoisie des mots, ordonner plutôt que prier.

Et la marquise Yorisaka inclina légèrement la tête avant d'obéir:

—Cher maître, vous permettez? Le capitaine de vaisseau Herbert Fergan, aide de camp de Sa Majesté le Roi d'Angleterre!... Commandant?... Monsieur Jean-François Felze, de l'Institut de France!... Mais asseyez-vous tous, je vous en supplie!

Elle se tourna vers son mari:

—Par ce beau temps, avez-vous fait une agréable promenade?

—Hé! très agréable, je vous remercie.

Il s'était assis à côté de l'officier anglais.

—S'il vous plaît, Mitsouko!... le thé,—dit-il.

Elle s'empressa.

Jean-François Felze regardait.

Dans le décor européen, la scène s'affirmait européenne: les deux hommes, l'Anglais et le Japonais,—celui-ci dans son uniforme noir à boutons d'or, calqué sur tous les uniformes de toutes les marines d'Occident,—celui-là dans un vêtement civil d'après-midi, le même qu'il eût porté à Londres ou à Portsmouth, au thé de n'importe quelle lady ... la jeune femme, adroite et prompte dans son rôle d'hôtesse, et se penchant avec grâce pour tendre une tasse pleine... Felze n'apercevait plus le visage asiatique, mais seulement la ligne du corps, presque pareil, sous la robe parisienne, au corps d'une Française ou d'une Espagnole très petite... Non, rien en vérité, ne décelait l'Asie, pas même la face jaune et plate du marquis Yorisaka, quoiqu'elle fût bien visible, elle, et mise en valeur par l'éclairage cru des fenêtres vitrées; mais l'Europe encore avait retouché cette face japonaise, relevé en brosse les cheveux coupés aux ciseaux, allongé les moustaches rudes, élargi le cou dans un faux-col ample. Le marquis Yorisaka, ancien élève de l'École Navale de France, et lieutenant de vaisseau dans la très moderne escadre qui venait de vaincre Makharoff et Witheft, et s'apprêtait à combattre Rodjestvensky, s'était si bien efforcé de ressembler à ses professeurs d'hier, voire à ses adversaires d'aujourd'hui, que c'est à peine s'il différait, pour le regard curieux de Jean-François Felze, du capitaine de vaisseau anglais, assis auprès...

Et cet Anglais même, par son attitude courtoise et familière d'homme du monde en visite chez des amis, marquait avec force que ce logis n'était véritablement point une demeure exotique et bizarre,—la demeure de deux êtres dans les veines de qui pas une goutte de sang aryen ne coulait,—mais bien plutôt la maison toute normale et banale d'un ménage de gens comme il s'en trouve des millions sur les trois continents de la terre, d'un ménage cosmopolite de gens civilisés, en qui le travail niveleur des siècles a effacé tout caractère de race, toute singularité d'origine et tout vestige des mœurs provinciales ou nationales d'autrefois.

—Monsieur Felze,—avait dit tout d'abord le commandant Fergan,—j'ai eu l'honneur d'admirer plusieurs beaux tableaux de vous, car vous n'ignorez pas que vous êtes plus célèbre encore à Londres qu'à Paris... Et d'ailleurs, j'ai vécu longtemps en France, où j'étais attaché naval en même temps que le marquis... Mais, permettez-moi, cependant, de vous féliciter beaucoup du portrait charmant que votre escale à Nagasaki vous procure. Je crois, en vérité, qu'au point où nous en sommes de l'histoire du Japon, les dames japonaises sont ce que le sexe féminin nous peut offrir aujourd'hui de plus intéressant et de plus attrayant... Et je vous envie, monsieur Felze, vous qui allez, avec votre merveilleux talent, fixer sur une toile, le visage et le regard d'une de ces dames réellement supérieures à leurs sœurs aînées d'Europe ou d'Amérique... Ne protestez pas, madame! ou vous allez me forcer de tout dire à monsieur Felze, et de lui faire surtout mon compliment à propos de sa plus grande chance: celle d'avoir pour modèle, non pas telle ou telle de vos compatriotes les plus séduisantes, mais vous-même, la plus séduisante de toutes...

Il souriait, atténuant d'un air de plaisanterie sa louange trop directe. C'était un homme irréprochablement poli et correct, et qui semblait porter visible sur toute sa personne sa qualité d'aide de camp d'un roi. Il avait cette élégance nette et masculine des Anglais de bonne race, et sa lèvre rasée, et son front droit, et ses yeux vifs, et le sourire un peu ironique de sa bouche, le classaient dans une autre catégorie que celle des buveurs d'ale et des mangeurs de bœuf cru. L'École Anglaise a peint de ces portraits de baronnets et de lords, fils des gentils hommes tories du xviiie siècle rivaux de nos comtes ou de nos ducs français.

Les officiers de la marine britannique sont beaucoup moins âgés que les nôtres. Celui-là, malgré son grade et l'importance probable de sa mission au Japon, semblait absolument jeune. Le marquis Yorisaka, simple lieutenant de vaisseau, l'était à peine davantage. Felze, instinctivement, les compara l'un à l'autre, et songea que, peut-être, la marquise Yorisaka les avait comparés aussi...

—Mitsouko,—interrogeait le marquis,—monsieur Felze est-il content de votre toilette? Comment poserez-vous?

Felze se souvint à propos que le marquis Yorisaka n'aimait point les vieilles modes japonaises:

—Je suis très content,—affirma-t-il, imperceptiblement railleur;—très content!... Et j'espère réussir un portrait qui ne ressemblera pas aux toiles ordinaires... Quant à la pose, n'en parlons pas encore. J'ai l'habitude, même quand il s'agit d'un travail aussi hâté que celui-là, de croquer d'abord mon modèle sous toutes ses faces et dans toutes ses attitudes. J'obtiens ainsi douze ou quinze esquisses qui me sont en quelque sorte un répertoire vivant où je trouve toujours, et tout naturellement, la pose la plus juste et la meilleure. Ne vous inquiétez donc pas de votre peintre, madame... Asseyez-vous, causez, levez-vous, marchez et ne prenez pas garde au gribouilleur d'album qui, de temps en temps, donnera un coup de crayon en vous regardant.

Il avait ouvert un cahier de toile grise, et tout en parlant, dessinait déjà sur son genou.

—Mitsouko, fit observer le marquis Yorisaka en souriant,—voilà une façon de poser qui vous plaira...

Felze s'était interrompu, le crayon levé:

—Mitsouko?—questionna-t-il.—Excusez un ignorant qui ne sait pas trois mots de japonais... «Mitsouko» est-ce votre prénom, madame?

Elle eut presque l'air de demander pardon:

—Oui!... un prénom un peu bizarre, n'est-ce pas?

—Pas plus bizarre qu'aucun autre. Un joli prénom, et surtout bien féminin. Mitsouko, cela sonne doux...

Le commandant Fergan approuva:

—Je suis tout à fait de votre avis, monsieur Felze. Mitsouko ... Mitsou... Le son est très doux et la signification très douce aussi ... parce que «mitsou», en japonais, veut dire «rayon de miel».

Le marquis Yorisaka reposait sur le plateau sa tasse vide:

—Hé!... oui, dit-il, «rayon de miel», ou encore, quand on l'écrit par un autre caractère chinois, «mystère».

Jean-François Felze leva les yeux vers son hôte. Le marquis Yorisaka souriait très aimablement et il n‘y avait certes pas la moindre arrière-pensée sous ce sourire.

—Moi, ajouta-t-il tout de suite,—je m'appelle Sadao, ce qui ne veut rien dire du tout.

Felze songea:

—Sadao... Mais sa femme se garde bien de le nommer si familièrement, et sans doute emploie jusque dans l'intimité le fameux mode honorifique. Cela veut peut-être dire quelque chose.

Il ne put s'empêcher d'en faire, négligemment, la remarque:

—«Sadao»?... Je croyais avoir entendu, tout à l'heure, quand la marquise Yorisaka vous nommait...

Un petit rire précéda la réponse:

—Oh! non!... vous n'avez pas entendu... Une bonne Japonaise ne nomme guère son mari... Elle craindrait d'être impolie... Vieux reste des vieilles mœurs!... Nous n'étions pas jadis une nation très féministe. Au temps de l'ancien Japon, avant le Grand Changement de 1868, nos compagnes étaient presque des esclaves. Leur bouche s'en souvient encore, vous le voyez, leur bouche seulement...

Il rit encore, et très galamment, baisa la main de sa femme. Felze observa toutefois la raideur un peu maladroite du geste. Le marquis Yorisaka ne devait pas baiser quotidiennement la main de Mitsouko.

Ayant remarqué peut-être le coup d'œil trop perspicace de son hôte, le marquis, soudain prolixe, insista:

—La vie s'est tellement transformée chez nous, depuis quarante ans!... Certes, les livres vous ont expliqué, à vous Européens, cette transformation. Mais les livres expliquent tout et ne montrent rien. Vous représentez-vous, cher maître, ce qu'était l'existence de l'épouse d'un daïmio, au temps de mon grand-père? La malheureuse vivait prisonnière au fond du château féodal ... prisonnière et, qui pis est, servante de ses propres serviteurs,—messieurs les samouraïs, dont le moindre aurait rougi d'humilier ses deux sabres devant un miroir[1] ... vous diriez en France devant une quenouille.—Songez-y: le Bushido, notre antique code d'honneur plaçait la femme plus bas que terre, et l'homme plus haut que ciel. Dans le château-prison qu'elle habitait, l'épouse d'un daïmio pouvait méditer à loisir sur cet axiome incontesté. Le prince, absent tout le jour, daignait à peine entrer parfois, à la nuit close, dans la chambre conjugale. Et la princesse esclave, sans cesse délaissée, s'occupait uniquement d'obéir à la mère de son époux, laquelle ne manquait jamais d'abuser de l'autorité que les rites chinois avaient établie sans appel et sans limites. Voilà le sort auquel eût été condamnée, quarante ans plus tôt, la femme du daïmio Yorisaka Sadao ... le sort auquel échappe, aujourd'hui, la femme d'un simple officier de marine, votre serviteur, qui n'a garde, lui non plus, de regretter les temps barbares!... Il est plus confortable de se réjouir en compagnie d'hôtes doctes et indulgents, fût-ce dans une bicoque comme celle-ci, que de végéter solitaire et ignorant dans quelque manoir des Tosa ou des Choshoû...

(Il laissait tomber avec dédain les vieux noms illustres).

—... Et il est aussi plus honorable de servir à bord d'un cuirassé de Sa Majesté l'Empereur, que de mener par la campagne quelque bande de guerriers pillards à la solde du Shôgoun, du Shôgoun ou d'un vulgaire chef de clan....

S'interrompant, il prit sur la table à thé une boîte de cigarettes turques, et la tendit ouverte aux deux Européens.

—C'est d'ailleurs à vous, messieurs, que nous devons tout ce progrès dont nous bénéficions chaque jour. Nous saurons ne jamais l'oublier. Et nous n'oublierons pas non plus, combien vous avez mis de patience et de bonne grâce dans votre rôle d'éducateurs. L'élève était certes bien arriéré, et son intelligence, ankylosée par tant de siècles de routine, n'acceptait qu'à grand'peine l'enseignement occidental. Vos leçons ont cependant porté leurs fruits. Et peut-être un jour viendra-t-il que le nouveau Japon, véritablement civilisé, fera enfin honneur à ses maîtres...

Il s'était approché de la marquise Yorisaka et lui présentait la boîte turque, à elle aussi. Elle parut hésiter une seconde, puis, très vite, saisit une cigarette et l'alluma elle-même, sans qu'il eût songé à lui offrir du feu. Il achevait sa tirade, appuyant sur Jean-François Felze un regard vif, dont l'éclat fut soudain voilé par le battement des paupières jaunes.

—Déjà, tout imparfaits que nous sommes encore, votre extrême bienveillance applaudit à nos succès sur les armées russes... Vous nous avez, du premier coup, rendus capables de lutter avantageusement pour notre indépendance.

Il conclut, saluant un peu plus bas que n'eût fait un Occidental:

—Qui dit Russe, dit Asiatique. Et nous, Japonais, prétendons devenir bientôt des Européens. Notre victoire vous appartient donc autant qu'à nous-mêmes puisqu'elle est une victoire de l'Europe contre l'Asie. Acceptez-en l'hommage et souffrez que nous vous soyons, très humblement, reconnaissants...

[1] «Le miroir est l'âme de la femme comme le sabre est l'âme du guerrier». Proverbe nippon.

La Bataille

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