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II

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LA CACHETTE


PAR les immenses escaliers de pierre, à marches basses, recouvertes de tapis somptueux, par les corridors larges comme des galeries, le marquis et la marquise de Valcor s’éloignèrent de la salle de gala où s’achevait le cotillon.

Tout à coup, en arrivant sur un palier du second étage, dans l’aile où se trouvaient leurs appartements privés, Renaud et Laurence surgirent en la blême lumière de l’aube. Le jour naissant éclairait une vaste antichambre, tendue de tapisseries sombres entre les boiseries sculptées. Par les hautes fenêtres à petits carreaux, s’offrait une vue grandiose, d’une solitude infinie, que l’heure incertaine et mystérieuse emplissait de tristesse.

L’esplanade entourant le château aboutit, de ce côté, à la terrasse qui surplombe la mer, car c’était ici l’aile extrême de l’édifice. Les cimes des arbres séculaires qui bordent cette terrasse, et une assez longue rangée de ses balustres blancs, se détachaient sur le glauque abîme. Vers la droite, la crête aiguë d’un promontoire rocheux hérissait, contre la lividité des eaux et du ciel, ses dentelures d’un noir d’encre, brodées d’un fil d’or rose par le soleil levant.

Le couple troublé frissonna, malgré la familiarité d’un tel cadre, en passant soudain des clartés de la fête et de ses échos joyeux à cette pâleur et à ce silence de la Nature. En même temps, ils se virent l’un l’autre, avec des traits que la jeunesse enfuie ne défendait plus contre les meurtrissures d’une nuit blanche, dont le souci plus que le plaisir avait allongé les heures.

—«Où me conduisez-vous donc, Laurence? Dans le nouvel appartement de Micheline?»

De la tête, Mme de Valcor fit signe que oui. Elle mit la main sur le bouton d’une porte.

Pour ses dix-huit ans accomplis, Renaud offrait à sa fille, au lieu de l’unique chambre d’enfant occupée jusqu’ici par elle, un ensemble de pièces, dont la décoration et l’ameublement représentaient un somptueux cadeau.

«Quand, plus tard, elle reviendra nous voir avec son mari,» s’étaient dit les parents entre eux, «il faut qu’elle trouve ici une installation bien à elle, et qui lui plaise.»

Malgré les efforts de l’architecte et du maître tapissier, qui devaient livrer tout en état pour le jour de l’anniversaire, les travaux restaient inachevés.

Une pièce n’était pas faite.

Laurence y conduisit son mari.

Ce devait être un boudoir-bibliothèque. Micheline, qui adorait les livres, et en possédait de charmants,—éditions rares, reliures précieuses, mignons volumes presque illisibles dans leur finesse,—avait souhaité qu’on aménageât pour eux la chambre où elle se tiendrait le plus volontiers. En vue de cette destination, elle avait choisi la moins grande, mais la mieux située, dans la tourelle d’angle la plus rapprochée de la mer.

C’était un cabinet de forme irrégulière. On y accédait par trois marches. Deux fenêtres, étroites et accouplées, s’ouvraient sur l’Océan, bordé à perte de vue par des rochers farouches.

L’idée d’être chez elle dans cette retraite enchantait la rêveuse Micheline. Son désir de la rendre aussi originale que possible, et ses hésitations à ce sujet, n’avaient pas été pour peu de chose dans le retard apporté aux travaux. La veille seulement les ouvriers avaient attaqué un mur, où Mlle de Valcor voulait faire creuser une niche, que l’on garnirait de rayons pour certains de ses livres.

—«Vous reconnaissez cette chambre?» demanda Laurence à son mari.

—«C’était mon cabinet de travail, quand j’étais jeune homme,» répondit Valcor. «Je vous l’ai dit cent fois. Micheline—la chérie!—a trouvé là une raison de plus pour en faire son studio.

—Alors,» reprit la marquise d’une voix tremblante, «vous n’avez pas oublié votre cachette?

—Ma cachette!...»

L’expression atterrée de Valcor glaça Laurence. Elle n’était point préparée à voir sur les traits de son mari une pâleur si soudaine et si lugubre, une telle contraction d’effroi.

Il ne fut pas long à se reprendre. Quelques secondes, et ce mâle visage, d’une souriante énergie, redevenait lui-même.

Trop tard!

L’épouse qui, jusque-là, espérait encore on ne sait quelle invraisemblable justification, se sentit glisser jusqu’au fond du doute. Elle demeurait consternée de son succès, éperdue de ce renversement des rôles, elle, la timide, si heureuse à l’ordinaire de plier devant ce souverain esprit.

—«Oui, Renaud,» répéta-t-elle, «votre cachette. Ce réduit si bien célé dans le mur qu’il a fallu la pioche des maçons pour le mettre à jour. Ce réduit contenant votre horrible secret.»

Il fit peser sur elle un regard violent.

—«Vous avez donc osé,» demanda-t-il, «toucher à quelque chose ici sans me prévenir, sans m’appeler?...

—C’est aujourd’hui même,» reprit Laurence, «qu’en creusant la paroi, les ouvriers ont découvert une cavité contenant les lettres que vous aviez autrefois si bien cachées. Micheline était là, donnant ses indications. Elle m’apporta le mince paquet, en riant de l’aventure, et sans en briser le cachet, grâce au ciel! Elle et moi, nous crûmes à quelque relique plus ancienne que nous tous. «C’est ton père qui l’ouvrira,» lui dis-je. Et je laissai là ces papiers. Distraites par les préparatifs de la soirée, nous n’y pensâmes plus, ni l’une ni l’autre. Mais, plus tard, en m’habillant pour le bal, sur un pli saillant, je crus reconnaître votre écriture ...

—Et vous avez lu?» demanda-t-il.

Maintenant, Renaud avait reconquis son sang-froid, jusqu’à renoncer même à manifester de la colère. Ce fut avec une espèce d’ironie bienveillante qu’il posa la question.

Le trouble de sa femme grandissait, au contraire. Elle se tordit les mains.

—«J’ai lu ... J’ai lu ... la chose abominable! Ah! croyez-le bien, ce n’est pas la jalousie qui me déchire le plus. Si j’étais seule à souffrir!...»

L’angoisse la suffoqua. Les mots moururent dans sa gorge, tandis qu’elle attachait sur son mari des yeux qui n’arrivaient pas à perdre leur infinie douceur, de larges prunelles d’ombre amoureuse, toutes noyées par une douleur sans nom.

Il eut pitié d’elle, car il appréciait sa grâce inoffensive, sa dévotion à toute épreuve. D’ailleurs, il croyait voir se réduire le problème à un orage sentimental, et son épouvante première diminuait.

—«Comme vous avez tort de vous tourmenter si follement, ma pauvre Laurence! Y a-t-il rien en ce monde qui soit irréparable?

—Quelle réparation offrirez-vous à ces malheureux enfants?»

Renaud regarda sa femme sans répondre.

—«Où alliez-vous donc?» reprit celle-ci au bout d’un instant. «Pourquoi les laisser dans une illusion si dangereuse? Quand comptiez-vous anéantir leur beau rêve? Qu’attendiez-vous?»

Valcor continuait à se taire. Ses yeux ne quittaient pas les lèvres de Laurence, comme s’ils eussent tâché d’y surprendre des mots qu’elle ne disait pas.

—«Vous n’aviez pourtant pas l’intention de les laisser tomber dans ce piège infernal?... Oh! Renaud, parlez!... protestez!... Ma raison s’égare ...

—Précisément,» dit-il, «vous n’êtes pas en possession de vous-même. Je ne puis vous répondre maintenant.»

Elle gémit sous l’assaut d’une pensée plus atroce, ainsi que dans les tenailles d’une torture physique.

—«O Dieu!... Si Micheline allait en mourir!»

Le marquis tressaillit, lui aussi, comme touché brusquement par un fer rouge. De nouveau, malgré sa maîtrise de lui-même, sa physionomie s’altéra. Pourquoi Micheline mourrait-elle? Sa Micheline, sa fille adorée, son orgueil, sa joie!...

—«Allons!» fit-il d’un ton dur, «c’est assez de récriminations et d’équivoques. Où sont ces papiers? Laissez-moi les lire. Je vous répondrai quand j’aurai pesé toutes les données de la situation.

—Toutes les données!... Il n’y en a qu’une qui compte, et elle n’a pu sortir une heure de votre mémoire! Croyez-vous donc que ma douleur soit celle de l’épouse bafouée!... Avez-vous besoin de vérifier vos anciennes lettres d’amour, afin de mesurer mon offense et de découvrir un moyen de la leurrer? Peu m’importe que votre aventure se soit terminée avant notre mariage, ou que vous ayez trahi plus tard ma tendresse. Ce qui m’aurait tuée, si j’eusse été la seule victime, ne me touche qu’à peine auprès de la révélation affreuse....

—Mais quelle révélation?...» s’écria Renaud, lui saisissant le bras presque brutalement.

—«Hervé est votre fils.

—Mon fils!...»

Il recula. L’expression de son visage était bien la plus immense, la plus sincère stupeur.

—«Quel homme êtes-vous donc pour jouer ainsi la comédie devant moi, qui ai vu!...» murmura Laurence. «J’avais une telle confiance en vous!...

—Ce que vous avez vu!...» répéta son mari avec la promptitude d’un duelliste qui pare une botte mortelle, «Mais, imprudente que vous êtes, vous me faites l’effet de quelqu’un qui boirait le poison destiné à un autre. Vous avez lu ce qui devait tromper d’autres yeux. Le piège n’était pas tendu pour vous. Votre découverte est fausse. Hervé n’est pas mon fils. Il n’y a jamais rien eu entre madame de Ferneuse et moi.»

Un éclair de délivrance, un faible sourire, détendirent cette physionomie de femme, en dévoilant d’autant mieux toute sa douleur. Ce fut touchant, puis cruel, par l’immédiate rechute.

—«Ah! Renaud, je donnerais mon sang pour vous croire.

—Je vous dis la vérité, Laurence. Je vous le jure sur la tête de Micheline.»

De nouveau, elle espéra. Le serment vibrait d’une telle fougue de vérité! Valcor, esprit audacieux, n’avait qu’une superstition: sa fille. Il ne se parjurerait pas sur cette tête sacrée.

Laurence, jusque-là debout, se laissa tomber sur un escabeau, seul siège de cette pièce, qu’encombraient des échelles et des outils de maçons. La force lui manquait pour croire à l’invraisemblable salut. Elle tremblait de ne pouvoir se laisser convaincre.

Son mari la vit plus blanche que la proche muraille où séchait le plâtre frais. La malheureuse grelottait sans même s’en apercevoir, dans ce matin blafard, et avec cette robe décolletée, d’où sortaient ses grêles épaules. Une pitié, qui n’était pas feinte, imprégna les traits et l’accent de cet homme, qui, pourtant, n’avait jamais aimé d’amour celle qui souffrait si horriblement, là, devant lui.

—«Venez dans votre chambre, ma pauvre Laurence. Il fait glacial ici. Vous mettrez un châle. Ne pouvons-nous pas nous expliquer ailleurs?»

Elle regarda vers l’angle où la pioche des ouvriers avait mis la cachette à jour. On y voyait encore une boîte de tôle ouverte, une simple caissette à biscuits, dans laquelle, sans doute, les papiers se trouvaient à l’abri de l’humidité.

—«Oh!» reprit-elle, comme si des paroles sur le chaud ou le froid ne parvenaient même pas à ses oreilles. «Il y a si longtemps!... Vous ne vous rappelez plus quelles preuves vous avez vous-même rassemblées là exprès. Quand vous les reverrez, vous serez confondu!...

—Êtes-vous sûre que c’est moi qui les ai rassemblées? Êtes-vous sûre qu’elles sont authentiques?

—Qui donc, sinon un amant, prêt à s’expatrier, comme vous l’étiez alors, scellerait dans un mur, sous une tapisserie soigneusement replacée ensuite, les témoignages d’un bonheur coupable, et d’une paternité illicite? Si vous reveniez vivant, vous deviez retrouver ces souvenirs. Si vous périssiez au loin, vous pouviez en indiquer le secret à un ami, ou bien les laisser ensevelis à jamais. Il y avait tant de chances pour qu’on ne les retrouvât que dans des siècles, quand le château tomberait en ruines.

—Alors,» demanda Renaud, «comment expliquez-vous que j’eusse donné cet appartement à ma fille, que je lui eusse permis de faire creuser cette muraille, où se trouvaient abrités des documents si dangereux?»

Elle se tut. Son regard vacilla, comme si sa raison même faiblissait.

—«Comment avez-vous pu, Laurence, concevoir cette monstruosité, que j’eusse consenti à laisser ma fille épouser son propre frère, n’y eût-il qu’une probabilité sur mille qu’un lien si scandaleux existât entre elle et Hervé de Ferneuse?»

Maintenant, le ton du marquis exprimait la réprobation, l’honneur blessé. Le trouble,—tellement inaccoutumé chez lui,—dont il n’avait pas été maître au début de ce tragique entretien, disparaissait. Sa haute taille se haussait encore. Ses traits, finement busqués, reprenaient leur netteté énergique. Ses prunelles, impérieuses dans leur captivante douceur, étincelaient, d’un bleu transparent de gemme.

Laurence posa sur lui un regard qui s’égarait de plus en plus. L’effroi de ne pouvoir jamais pénétrer l’âme de cet homme, qu’elle craignait trop et qu’elle aimait trop, et l’horrible conviction qu’elle avait acquise, l’oppressaient comme la sensation d’un cauchemar dont elle n’espérait aucun réveil.

A la fin, se parlant à elle-même, la malheureuse balbutia:

—«Mais Gaétane de Ferneuse ... elle sait, elle ... Dieu! c’est peut-être sa vengeance ... Son fils n’aime peut-être pas réellement notre fille.»

Frappé de cette idée, Renaud tressaillit légèrement, fronça les sourcils et garda le silence, évaluant l’hypothèse.

Sa femme, alors, se tordit les mains et s’écria:

—«C’est à elle que j’en appellerai ... Je m’humilierai, je me jetterai à ses genoux. Je lui demanderai pardon de l’avoir chassée ... Mais je veux savoir ... Je veux savoir!...»

Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Le marquis lui saisissait les poignets, penchait vers elle un visage où la fureur effaçait tout vestige de pitié, et lui disait d’une voix rauque et terrible:

—«Je te le défends, tu entends bien ... Je te défends d’avoir aucune explication avec Gaétane de Ferneuse!»

Les bras qu’il serrait avec une violence cruelle, s’amollirent dans son étreinte. Heureusement qu’il les tenait encore, car tout le poids d’un pauvre corps anéanti s’y suspendit brusquement, et Laurence, défaillante, serait tombée de l’escabeau si ce soutien lui eût manqué.

Valcor se pencha, prit sous la taille sa femme évanouie, la souleva sans peine, car il était d’une force peu commune et elle ne pesait guère. Il l’emporta dans sa chambre à elle, située à proximité du nouvel appartement de leur fille. Ni sur le palier, ni dans cette pièce, il ne rencontra de serviteur. Tous les gens, retenus en bas pour le service de la fête, ignoraient que leurs maîtres fussent montés.

Renaud allait poser le doigt sur une sonnerie pour appeler de l’aide, lorsqu’il se ravisa. Ayant étendu sur le lit—un lit d’angle avec des courtines à l’ancienne mode, mais fort somptueux,—Laurence inanimée, il parcourut des yeux la vaste chambre.

Le jour entrait maintenant, presque dans tout son éclat, par les hautes croisées, dont l’une restait entr’ouverte depuis la veille. Dans la douceur de ton des tentures en velours bleu pastel, du tapis pâle, tranchaient en plus sombre de jolis bahuts anciens, une petite commode ventrue et ornée de bronze, un secrétaire à cylindre. Vers ces meubles, dont l’un certainement,—mais lequel?—recélait les papiers trouvés dans la cachette, se porta successivement l’attention du marquis. Ce qu’il cherchait ne devait pas être difficile à découvrir. Mme de Valcor ayant pris une hâtive connaissance des mystérieuses lettres, au moment où son devoir de maîtresse de maison l’appelait dans les salles d’apparat, s’étant peut-être échappée du bal pour en achever la lecture, juste avant cet éclat qui aboutit au départ de Mme de Ferneuse, avait dû les rejeter dans quelque tiroir, sous un simple tour de clef, pour courir ensuite à cette exécution où l’emportaient le désespoir et la colère.

C’était, en effet, exactement ce qui s’était passé. Et même, tel avait été l’affolement de cette infortunée, atteinte d’un coup si foudroyant, que l’angle d’un des feuillets passait hors du secrétaire, sous le cylindre rabattu avec trop de précipitation.

Renaud aperçut la tache blanche que faisait ce menu fragment de papier. Ses yeux brillèrent, un rictus lui détendit les lèvres. Il s’approcha du meuble, réfléchit un instant, puis revint vers Laurence. Touchant la robe de bal, il entendit, dans le froissement de la sous-jupe de soie, un tintement de métal. Les clefs étaient là. Il trouva la poche, et les prit. Bientôt il ouvrait le secrétaire. Sur la tablette s’étalaient éparses des feuilles roussies au bord et piquées par le temps. Valcor les saisit toutes, les rassembla d’un geste rapide, les glissa dans une poche de son habit, puis referma la serrure et replaça les clefs.

Seulement alors, il sonna.

Une femme de chambre parut au bout d’un instant.

—«Qu’est-il arrivé à madame la marquise?» cria-t-elle, lorsqu’un mouvement de son maître lui eut indiqué la forme gisante sur le lit.

—«Une syncope ... Peu de chose, j’espère,» dit-il. «Madame s’est beaucoup fatiguée pour cette fête. Déshabillez-la. Faites-lui respirer des sels. Mettez-lui aux pieds une boule d’eau brûlante. Je ne pense pas que cela dure. Mais, si la connaissance ne revenait pas promptement, appelez-moi, n’est-ce pas?»

Quittant la chambre de sa femme par une porte qui communiquait avec son appartement, il se trouva bientôt dans une pièce à peu près semblable, mais meublée plus sévèrement, où il se sentit chez lui, maître enfin de la situation, seul en face des papiers qui, peut-être, allaient transformer son sort, mais du moins prêt à la lutte, et délivré de l’incertitude.

Il commença par aller de l’une à l’autre des trois portes, dont les boiseries foncées coupaient la tenture de damas rouge sombre, et, à chaque serrure, il donna un tour de clef. Il revint ensuite à la table du milieu, posa dessus le paquet, d’ailleurs assez mince, des lettres, s’assit, et, vérifiant les dates, prit le feuillet le moins ancien.

Celui-ci avait dû être enroulé autour des autres. Il ne portait qu’une courte inscription, d’une écriture où, malgré plus de vingt années écoulées, Renaud ne put pas ne point reconnaître la sienne telle qu’elle était aujourd’hui.

Ces mêmes lignes, sans doute, avaient éveillé l’attention de Laurence.

Elles avaient dû rester presque entièrement cachées par un ruban, dont on distinguait la trace pâle, revenue en plusieurs tours sur le papier jauni. Et Mme de Valcor avait dénoué ce ruban, que Micheline, heureusement, lui rapportait intact.

Ainsi la jeune fille devait ignorer ces mots terribles dont sa mère avait été déchirée comme par un poignard:

«Moi, Renaud Yves Alexis, marquis de Valcor, au moment de m’expatrier pour arracher de mon cœur un amour qui sera le seul de ma vie, m’éloignant par la volonté expresse de celle que j’adore et qu’un devoir terrible sépare de moi, j’enferme ici, ne pouvant me résoudre à les détruire, ces lettres qui gardent le secret de notre sublime et déchirante aventure.

«O mon enfant!... enfant de ma noble Gaétane!... enfant de notre chair et de notre âme!... mes yeux te verront-ils jamais?...

«Sois sa consolation!

«Je te bénis.

«Renaud.

«20 février 1877.»

Le marquis lut à mi-voix cette date, réfléchit, puis murmura:

—«Hervé a, cette année, vingt-quatre ans. Nous sommes en 1901. Son anniversaire tombe le 12 mai. Il est donc né trois mois après que ces mots furent écrits. Laurence a dû faire aisément ce calcul. Elle était fixée même avant de parcourir ces lettres.»

La main de Valcor se posa sur les papiers jaunis, où s’apercevait une autre écriture que la sienne, des caractères très fins et très hauts, biens féminins, mais d’une fermeté singulière.

Soit que Renaud eût ces lignes présentes à la pensée au point de n’avoir rien à y apprendre, soit qu’il eût besoin de ressaisir immédiatement quelque fil d’une machination qui se compliquait jusqu’à déconcerter son génie, il ne se hâta point de feuilleter ces pages où dormait un passé mystérieux, mais s’enfonça dans une méditation profonde. Posant les coudes sur la table, il joignit les mains et y appuya son menton.

Qui l’eût vu, dans la solitude et le silence de cette chambre, le regard fixe et droit, les sourcils rapprochés, les lèvres durement closes, avec on ne sait quelle flamme intérieure transparaissant sur ses traits énergiques, eût pressenti ce que la volonté d’un homme peut opposer de résistance au Destin.

Ce visage si beau eût fait peur, jusqu’au moment où une détente soudaine en adoucit l’expression farouche. Quelque chose de douloureux et de passionné trembla autour de la bouche qui s’entr’ouvrit et dans les yeux qui se voilèrent. La face glissa contre les mains où elle s’ensevelit.

Un gémissement s’échappa, étouffé:

—«Gaétane ... Gaétane!...»

Le marquis de Valcor

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