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VI

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Table des matières

BERTRANDE


LE lendemain matin, de bonne heure, le marquis de Valcor s’était fait seller un cheval, et l’attendait, debout sur l’un des perrons du château, lorsqu’il vit s’approcher le prince de Villingen, son hôte pour quelques jours.

—«Vous sortez, mon cher marquis? Et à cheval, encore, si j’en juge d’après ces superbes bottes et ce stick épatant.»

Renaud eut ce sourire bien à lui, qui, plein de grâce aimable, n’encourageait cependant pas les familiarités.

—«Quelle belle matinée pour un canter à travers la campagne!» reprit Gilbert. «Ah! si je ne craignais pas d’être indiscret!...»

Il ne pouvait guère douter qu’il le fût, à l’expression refroidie du visage de son hôte. Mais le jeune prince Gégé,—comme on l’appelait dans les cafés de nuit et les boudoirs à la mode, à cause de la double initiale de ses noms: Gilbert Gairlance,—était trop habitué aux adulations, aux gâteries des femmes et des flatteurs, pour vouloir remarquer qu’on accueillait sans empressement un de ses caprices.

—«De quel côté alliez-vous, marquis?

—Vers le Conquet. C’est le petit port de la pointe Saint-Mathieu.

—N’y a-t-il pas, tout à côté, des ruines curieuses?

—Oui, une ancienne abbaye, à l’extrémité du promontoire, à côté du phare?

—Mais c’est au bout du monde, à la pointe extrême du continent. C’est le dernier cri du Finistère.

—Précisément.

—J’aimerais bien voir cela.

—C’est facile,» dit Renaud.

Il venait de se faire cette réflexion rapide que ce compagnon ne le gênerait pas, puisque, en effet, il l’enverrait visiter les ruines, pendant une démarche où il ne se souciait pas de l’emmener.

Un valet alla aux écuries donner l’ordre de seller un second cheval pour le prince Gairlance, tandis que celui-ci se faisait apporter ses éperons et ses leggings.

Un instant après, les deux cavaliers suivaient une de ces routes si caractéristiques de cette côte élevée, où les souffles incessants et impétueux du large ne laissent croître que de courtes plantes rustiques, trapues et têtues, cramponnées au sol, qu’elles dépassent à peine. A droite et à gauche, c’étaient des landes inégales, bossuées par le granit qui y affleure, et tapissées d’une verdure poudreuse. L’or des genêts y brillait par places. Les ternes fleurs de la lavande y mettaient des traînées pâles. Mais les roses bruyères n’étaient pas encore fleuries.

Sur cette aridité, sur ce silence, planait une sensation d’immensité. Quelquefois, du côté de la terre, une perspective s’ouvrait, laissant voir une pointe de clocher dans un pli de terrain. A d’autres moments, c’était vers la mer que s’enfonçait la pente du sol. Alors apparaissaient des gouffres bleuâtres, dont on n’était pas bien sûr que ce fût l’eau ou le ciel.

La conversation ne se soutenait pas avec beaucoup de chaleur entre Renaud et Gilbert. Rien n’était plus différent que ces deux hommes: l’un, jeune, et ayant horreur de l’action; l’autre, au second versant de la vie, mais d’une sève toujours bouillonnante. Même physiquement, cette interversion des âges était manifeste. Peu de femmes eussent préféré le fluet et pâle garçon de vingt-six ans à ce beau Valcor d’une si mâle élégance de stature, avec la mine si charmante et si fière, et qui, à près de cinquante ans, n’en paraissait guère que trente-cinq.

—«Vous savez que c’est loin. Nous pourrions trotter.»

Le marquis soutint longtemps l’allure rapide et ne ralentit que par précaution de bon cavalier, à cause des chevaux. Gilbert n’osait dire qu’il trouvait le train un peu dur. Il dut s’essuyer le front, où la sueur ruisselait.

—«Je vous quitterai,» dit Renaud, «avant le village. Vous trouverez quelqu’un pour vous conduire à la ruine. Moi, je vais voir une famille de pêcheurs, qui demeure un peu plus bas, sur le versant de la falaise. Ce sont des gens que ma famille a protégés de père en fils. J’ai à leur parler.

—Où nous retrouverons-nous?

—A l’auberge, en face de l’église. Vous y laisserez votre cheval. De là, pour gagner le phare et l’abbaye, à pied, il vous faut dix minutes.»

A un tournant de la route, Gilbert vit le marquis de Valcor prendre un sentier qui serpentait à travers la lande, dans la direction de l’Océan. Il lui cria:

—«Vous n’allez pas rencontrer une descente trop raide pour votre cheval?

—Pas jusqu’à la maison où je vais. Il y a un lacet assez doux. A tout à l’heure!»

Presque aussitôt, Gairlance aperçut les premières maisons du Conquet.

Son esprit, tout mondain, n’était pas fait pour goûter le rude caractère de ce village, perché sur le roc, à l’extrémité de la presqu’île bretonne. Poste avancé, où l’âme d’une race simple et aventureuse s’avive, comme celle du veilleur placé à la proue du navire.

Le dégoût de Gilbert pour la société d’un être jugé par lui inférieur, lui fit refuser un guide, plutôt que le désir de se trouver seul avec ses pensées dans un endroit sublime. L’adjectif s’évoqua cependant, même dans l’esprit de ce Parisien frivole, quand tout à coup il vit se détacher sur le vide du ciel et de la mer les hautes et sveltes ogives de l’abbaye en ruines. Le toit manque, mais les admirables arcatures sont intactes. Lorsqu’on pénètre sous ces arceaux aux lignes si pures, on n’aperçoit au delà des voûtes, par les larges croisées béantes, que les perspectives infinies et changeantes de la mer.

La terre aboutit là, dans ce sanctuaire hautain, dressé sur une falaise à pic. Le phare lui-même est un peu en arrière. Les hommes d’aujourd’hui n’ont pas osé construire l’édifice du salut matériel si hardiment que les hommes d’autrefois l’édifice du salut divin.

Quel art et quelle audace ne fallut-il pas pour dresser là ces architectures énormes, qui défient encore les effroyables vents d’équinoxe et le choc des lames en furie, dont parfois tremble leur assise de rochers!

—«Monsieur,» disait à Gilbert le gardien qui lui ouvrit la petite grille de l’enclos, «il y a des moments, dans la mauvaise saison, où les vagues tapent si fort qu’on sent le sol bouger sous soi, comme par un tremblement de terre.»

Le prince essaya d’avoir quelques renseignements sur l’origine et l’âge de l’abbaye. Mais nul ne sait. L’ignorance du modeste gardien était celle de tout le monde.

Après un moment passé dans les ruines, Gilbert entra, par curiosité, dans la petite église toute proche, aussi ancienne peut-être, mais si humble à côté des murailles grandioses qui la dominent. Une surprise l’y attendait. En entrant, il troubla la prière d’une jeune fille, qui était à genoux, et qui se leva au bruit de ses pas.

Le prince de Villingen jeta un cri:

—«Mademoiselle Micheline!»

Mais, comme il s’approchait et la saluait avec un empressement ému, il entendit une voix très douce lui dire:

—«Vous vous trompez, monsieur. Je ne suis pas mademoiselle de Valcor.»

Gilbert demeura comme pétrifié ... Une telle méprise ... Une si extraordinaire ressemblance ... Et cette réponse de l’inconnue, qui, tout de suite, avait nommé la personne qu’il croyait voir en elle.

Constatant sa stupeur, la jeune fille ne put s’empêcher de rire. Ce n’était plus la hauteur grave de Micheline. L’illusion s’atténua. Et bien plus encore lorsque, faisant deux pas hors de l’ombre, la déconcertante apparition se distingua mieux dans la clarté du porche ouvert.

Certes, on eût dit une sœur, et presque une sœur jumelle, de la délicieuse fille dont le prince de Villingen s’éprenait chaque jour davantage. Depuis la nuit dernière surtout, depuis le cotillon dansé avec Mlle de Valcor, la griserie du jeune homme était complète. Un espoir naissait en lui du brusque départ d’Hervé de Ferneuse, signe d’un grave incident, d’une rupture peut-être. Et il fallait que le charme de Micheline opérât bien profondément dans son cœur pour qu’il en oubliât presque l’attrait de l’immense fortune, qui, d’abord, lui avait fait résoudre sa conquête.

La force invincible de l’amour le dominait si bien en ce moment que la seule ressemblance de cette jeune étrangère le remuait d’un trouble très doux.

Pourtant,—il venait de s’en apercevoir au second coup d’œil,—elle devait être une bien petite bourgeoise, sinon une paysanne. Sa simple robe rayée de noir et de blanc, son col de linge uni, son chapeau orné d’un nœud de taffetas, ne devaient leur espèce d’élégance qu’à sa beauté et aux lignes fines et souples de son jeune corps. Elle ne portait pas de gants. Elle se promenait toute seule. L’expression de son visage était avenante, mais sans fierté. Une rusticité savoureuse enveloppait toute sa personne, et marquait un abîme entre elle et l’héritière de Valcor. Mais en pleine lumière, la différence éclatait surtout dans les yeux. Tandis que Micheline avait les prunelles sombres et veloutées de sa mère, celle-ci avait les siennes d’un bleu vif. Elles parurent à Gilbert,—étant donné l’ordre d’idées où il se trouvait,—rappeler, en une nuance plus transparente, les profonds yeux bleus de Renaud.

—«Extraordinaire ... Inouï, vraiment!...» murmura-t-il en dévisageant l’étrangère.

—«Ce n’est pas la première fois,» dit-elle, qu’on me prend pour la demoiselle de Valcor.

—Est-ce que votre famille est d’ici?» demanda Gilbert, en qui naissait un soupçon, qu’il n’aurait pas eu s’il avait su ce que tout le pays savait, que le marquis Renaud de Valcor avait quitté l’Europe trois ans avant la naissance de cette jolie fille. Et cela sans erreur possible, sans qu’il fût revenu, même pour une heure, dans cette Bretagne, où l’on ne devait fêter son retour que deux années encore après.

—«Je crois bien,» répondit-elle, «que nous sommes d’ici! Et depuis longtemps, allez. Il y a eu des Gaël au Conquet, aussi loin qu’existent les souvenirs dans la province.

—Votre nom est Gaël?

—Oui, Bertrande Gaël.

—Je parie une chose,» dit-il, suivant sa pensée secrète. «C’est chez vous que le marquis de Valcor se trouve en ce moment.

—Chez nous!» s’écria-t-elle.

Il parut à Gilbert que son frais visage pâlissait. Et elle demeurait perplexe, à le regarder, dans l’envie de savoir davantage. Tandis qu’avant, elle semblait prête à partir, gênée de répondre à un monsieur qu’elle ne connaissait pas, et soulevée d’un élan de fuite, comme un oiseau qui va s’envoler.

—«Vous êtes donc,» reprit-elle, «un ami du marquis de Valcor?

—Je suis même son hôte. Je demeure chez lui en ce moment, mademoiselle. Et puisque vous vous êtes si gracieusement présentée, je vais en faire autant: je m’appelle Gilbert Gairlance, prince de Villingen.

—Un prince!» s’écria Bertrande avec une admiration naïve.

—«Moins prince que vous n’êtes princesse, car vous êtes belle à parer un trône,» dit-il galamment.

La jolie Bretonne devint toute rose. Mais une inquiétude secrète effaçait le plaisir d’être louée par un si fabuleux personnage. Elle demanda, soucieuse:

—«Est-ce que monsieur de Valcor va venir jusqu’ici?

—Nous devons nous retrouver à l’auberge, sur la place, vous savez?...

—Oh! alors,» dit-elle, comme si cette réflexion lui échappait, «je ne vais pas rentrer par le village. Je ferai le tour à travers la lande.

—Vous avez donc peur du marquis de Valcor?»

Elle hocha la tête et ne répondit pas. Mais elle se dirigea vers la porte ouverte, pour sortir de la petite église. Et comme Gilbert, immobile, lui barrait le chemin, sans intention bien arrêtée, rien que pour retenir cette vision charmante, elle murmura:

—«Pardon ... Il faut que je m’en aille, monseigneur le prince.»

Le Parisien eut à peine envie de rire. Une autre sorte d’émotion, d’une saveur fraîche et inconnue, lui venait de cette évidente candeur dans une créature si belle. Il laissa Bertrande Gaël sortir de l’église, mais il la suivit, et, comme tout naturellement, se mit à marcher à côté d’elle.

La fine Bretonne, ayant jeté un regard circonspect aux alentours, et s’étant assurée que nul n’observait leur tête-à-tête, pas même le gardien des ruines, qui était en même temps celui du phare, et qu’on n’apercevait pas dehors, se lança vite dans le sentier de la lande. S’écartant ainsi du pays habité, elle craignait moins d’accepter la compagnie compromettante de l’élégant étranger. On ne causerait pas sur leur compte. Et comment se refuser à entendre les compliments d’un prince, à lire dans ses yeux l’admiration qu’elle lui inspirait?

Lui, Gilbert, n’éprouvait pas seulement l’attrait de tant de grâce, mêlée d’un charme un peu sauvage, et comme imprégnée des verts aromes de la mer, il se sentait dévoré de curiosité, ainsi que devant une énigme. Qu’était donc, pour le marquis de Valcor, cette jeune fille, qui semblait le craindre ainsi qu’un tuteur ou qu’un maître, et qui ressemblait à Micheline d’une façon étourdissante? La réponse qu’il se faisait à cette question ne le dispensait pas—au contraire—d’en vouloir connaître les données.

—«Voyons, mademoiselle Bertrande ... Je vous promets, sur ma parole, de garder votre secret. Pourquoi donc avez-vous peur de rencontrer mon ami Valcor? Il aurait bien de la peine à se montrer redoutable pour une jeune personne aussi exquise que vous.

—Il ne sait pas,» dit-elle à voix basse et les yeux à terre, «que j’ai quitté le couvent. Et grand’mère ne va peut-être pas avoir le courage de le lui dire.

—Le couvent! Vous étiez au couvent?

—Oui. Aux Géraldines de Quimper.

—Pour de bon?... Vous étiez religieuse?...

—Qu’allez-vous penser! Je serais une défroquée! Oh! pas ça, non!... Novice seulement. Je n’avais pas prononcé mes vœux.

—Et pourquoi les auriez-vous prononcés? Pour contenter monsieur de Valcor?

—Oui, et grand’mère.

—Grand’mère, soit! Mais quels droits le marquis a-t-il de vous imposer sa volonté?»

La jeune fille leva ses yeux d’un bleu si vif, avec une évidente surprise. Peut-être n’avait-elle jamais réfléchi à cela.

—«C’est monsieur le marquis,» dit-elle.

—«Bon. Mais nous ne sommes plus sous le régime féodal. Et, malheureusement pour lui, le droit du seigneur n’existe plus,» répliqua Gilbert avec un sourire dont la candide Bretonne ne comprit pas l’équivoque.

—«Je ne sais pas,» reprit-elle après un silence. «Depuis que je suis au monde, j’ai toujours vu que, chez nous, on écoutait monsieur le marquis comme le bon Dieu.»

Elle se signa—pour effacer sans doute le léger sacrilège de sa comparaison.

—«Chez vous?... Qui donc y a-t-il chez vous, mademoiselle Bertrande? Si toutefois je ne suis pas indiscret.

—Il y a grand’mère, et puis ...» (elle hésita, et, sur un autre ton): «il y aurait mon oncle Yves et mon oncle Mathias. Mais ils sont presque toujours en mer.

—Vous êtes donc orpheline, pauvre petite?» demanda Gilbert, qui désirait avant tout apprendre quelque chose de sa naissance.

Elle eut une rougeur soudaine, et répondit avec embarras:

—«Je n’ai plus mon père, mais maman n’est pas morte.»

«Ah!» se dit Gairlance, «la mère n’est pas morte, mais absente, disparue sans doute. Qui sait la vie qu’elle doit mener, pour que sa fille rougisse d’elle à ce point? Et Renaud l’aura séduite. Cette enfant-là fut sa première faute. Tout cela est limpide.»

Bertrande Gaël, par un vague instinct l’avertissant que le silence de son compagnon cachait un soupçon pire que la vérité, se décidait à une explication:

—«Ma pauvre mère!» soupira-t-elle. «A quoi bon vous cacher cela, puisque vous la verrez un jour ou l’autre si vous passez par chez nous. Elle est faible d’esprit ... Vous comprenez?... Elle est devenue innocente après son malheur.»

«Folle!» pensa Gilbert, dont l’étonnement s’accrut. Il reprit tout haut:—«De quel malheur voulez-vous donc parler?

—De la mort de mon père, qui a péri dans un naufrage. Il était marin de l’État, quartier-maître sur un transport qui s’est perdu dans un cyclone. J’étais petite. Je ne me rappelle pas. Mais on m’a souvent dit qu’à partir du jour où sa fin a été certaine, ma pauvre mère est devenue d’une tristesse comme on n’en voit pas d’exemple sur nos côtes, où cependant il y a bien des veuves. Elle ne parlait plus, ne dormait plus. Elle passait des nuits sur la falaise, à maudire la mer et à pleurer. A peine si on pouvait lui faire prendre assez de nourriture pour qu’elle ne trépasse point de faim. Si elle ne s’est point jetée du haut des rochers, c’est qu’elle fréquentait l’église, qu’elle croyait en Notre-Seigneur et en la sainte Madone. Mais un soir,—un bien triste soir!—elle est rentrée avec la tête perdue. Elle affirmait qu’elle avait rencontré le père dans la lande, et qu’il lui avait parlé. Et c’étaient des douceurs pour lui, puis, tout à coup, des injures,—elle si aimante et fidèle!—des mots qu’elle lui adressait comme dans un rêve, et que je n’oserais pas répéter. Des rires qui faisaient mal, des pleurs qui ne s’arrêtaient plus. La raison était partie avec son cœur, quoi!—Elle s’est calmée, mais sa peine a été trop forte. Elle n’a jamais retrouvé le sens.»

Bertrande s’arrêta, et, son douloureux sujet ne l’entraînant plus, elle sentit la confusion d’avoir parlé si longtemps.

—«Mais comme je cause!.. Excusez-moi, monseigneur le prince.

—Ne m’appelez donc pas «monseigneur le prince.»

Elle remarqua les sourcils froncés, le mouvement d’impatience. Gilbert s’énervait de ne plus rien comprendre à une situation qu’il avait jugée si claire. La mère de Bertrande devenant folle de douleur pour avoir perdu son mari, cela rendait singulièrement invraisemblable une intrigue de sa part avec le beau châtelain de Valcor.

—«Comment faut-il que je vous appelle?» demandait humblement la naïve Bretonne.

—«Appelez-moi «monsieur», tout simplement. «Monsieur Gilbert», si vous préférez.»

Un rayon passa dans le bleu étincelant des yeux ingénus. Donner ce nom charmant et familier à un prince! Cela parut à Bertrande un tel privilège qu’elle s’en offrit le plaisir immédiatement.

—«Eh bien, monsieur Gilbert,» dit-elle d’une voix tremblante de fierté ravie, «c’est ici qu’il faut nous dire adieu, si vous ne voulez pas manquer de retrouver monsieur de Valcor à l’auberge. Sa visite chez nous doit avoir pris fin à c’t’heure. Ce sentier, à gauche, vous ramène au mitan du village. Tandis que si vous continuez ma route, vous aurez un bout de ruban à revenir à pied avant de pouvoir remonter sur votre cheval.

—Tant pis, jolie Bertrande! Si vous ne m’aviez pas averti, je vous aurais suivie au bout du monde.

—Vous ne reviendrez pas vous promener de ces côtés?» demanda-t-elle, avec une de ses promptes rougeurs, et en inclinant la tête sur l’épaule, du geste sauvage et gracieux d’une fauvette qui s’apprivoise.

Il y avait si peu de rouerie ou de hardiesse en cette fraîche créature, que Gilbert éprouva de cette avance une petite émotion sincère, sans mettre en doute la pureté de celle qui la lui faisait.

—«Certes, je reviendrai,» s’écria-t-il avec élan.

Seulement alors, Bertrande eut conscience de ce qu’elle avait dit. La pudeur et la confusion la troublèrent. Elle s’échappa, d’une retraite si soudaine que Gilbert ne put prolonger leur adieu.

Après quelques bonds légers dans le sentier de la lande, elle se retourna pour le voir. Le prince lui envoyait un baiser. Elle sourit, avec une malice presque coquette, tant l’instinct s’aiguise vite chez la plus innocente des filles d’Ève—et celle-ci l’était réellement. Puis elle s’enfuit tout d’une traite.

Le prince cligna des yeux, pour mieux saisir la séduisante vision qui s’éloignait.

—«Tu es bien jolie, ma petite. Mais tu n’es que l’ombre ... Et j’aurai la réalité,» murmura-t-il.

Cette idée d’une conquête plus haute lui rappela que la première tactique consisterait à ne pas faire attendre le père de cette Micheline dont la beauté, comme la fortune, le fascinait.

Gilbert hâta le pas et regagna l’auberge, où il eut le temps de faire ressangler son cheval avant que le marquis y parût.

Le jeune homme remarqua tout de suite que le visage de son hôte s’était assombri. Renaud venait sans doute d’apprendre que sa petite protégée s’était envolée de la cage, qu’elle se refusait à découvrir en elle-même la vocation religieuse. Mais que diable cela pouvait-il bien lui faire, s’il n’y avait pas entre lui et Bertrande un lien dont le prince n’était rien moins que sûr depuis l’histoire du veuvage dément et désespéré?

Quand tous deux trottèrent de nouveau sur la route, Gilbert sentit qu’il ne supporterait pas jusqu’à Valcor le silence de son compagnon. Puisque Renaud ne disait rien, c’était lui qui allait l’obliger à desserrer les lèvres. Quelle parole d’honneur avait-il donnée à la petite, au sujet de son secret? Ma foi, il ne se rappelait plus au juste. Est-on tenu par ces serments pour rire qu’on fait aux femmes et aux enfants? D’ailleurs, il ne révélerait rien à celui-ci, qui quittait la famille de Bertrande et savait sûrement à quoi s’en tenir.

Gairlance commença donc à rire tout haut, d’un rire plein d’intention, puis il commença:

—«Dites donc, mon cher marquis, cela n’ennuie pas madame de Valcor qu’on puisse rencontrer dans le pays une jeune fille qui paraît la sœur jumelle de mademoiselle Micheline?

—Comment?» fit Renaud, en lui lançant un âpre regard.

—«Oui. J’ai aperçu, tout à l’heure, près des ruines de l’abbaye, une petite paysanne ravissante, qui, à la distinction près, est le portrait frappant de mademoiselle de Valcor.

—Vous ne lui avez pas parlé, au moins?» demanda vivement le marquis.

—«Pourquoi ce ton sévère?» plaisanta le prince. «Me croyez-vous capable de mettre à mal une petite mascotte de village rien qu’en lui demandant ma route ou en lui disant: «La belle journée!»

—Mon cher ami,» reprit Renaud,—tout de suite maître de ses émotions, mais avec l’accent le plus ferme,—«je vous prie de ne pas parler si légèrement d’une jeune fille digne de tous les respects, et à qui je me charge de les assurer si on s’avisait de ne pas les lui rendre.

—Oh! oh!...» dit simplement Gairlance.

—«Je vous entends,» déclara Valcor. «Et l’intérêt que je porte à cette famille, avec le hasard d’une prodigieuse ressemblance, pourraient prêter à l’équivoque où vous semblez vous complaire, sans un petit fait, bien simple, que je vais vous dire. D’ailleurs, un mot: si cette équivoque était possible, croyez bien que je ne me permettrais pas une telle attitude, parce que, en ce cas, elle aurait quelque chose d’offensant pour la marquise de Valcor, suivant votre insinuation de tout à l’heure.

—Oh! je badinais.... Ma profonde déférence pour la marquise ...

—Apprenez, mon cher,» poursuivit Renaud en lui coupant la parole, et avec un sourire où pointait l’ironique satisfaction de se divertir un peu aux dépens d’une malveillance trop facile, «apprenez ce que sait le plus ignare des pêcheurs de cette côte, ce dont tout ce pays m’est témoin, ce qui ressort des registres de l’état civil: Bertrande Gaël est née alors que j’avais quitté l’Europe depuis trois ans. Elle en avait deux environ lorsque j’y suis revenu, après cette longue absence. Mon mariage eut lieu presque aussitôt. Je fus père tout de suite. Ma fille est donc, de trois années environ, la cadette de son sosie féminin.

—On ne le dirait pas,» observa Gilbert. «Elles ont l’air du même âge.

—C’est vrai. Mais entre dix-huit et vingt et un ans, la confusion est facile. Et, sans doute, l’éducation plus simple de Bertrande, au fond d’un modeste couvent breton, a prolongé son enfance.»

Le prince de Villingen garda, pendant quelques minutes, un silence un peu déconfit. Pour lui, le mystère demeurait intact. Et il ne pouvait s’empêcher de croire qu’il y eût un mystère.

—«Eh bien, mon cher marquis, vous excuserez mon soupçon malicieux. Il n’avait rien de désobligeant pour vous.»

Renaud sourit, reprenant sa hautaine bonne humeur.

—«Mon Dieu, dans l’ignorance où vous étiez des faits positifs et des dates précises, il devait vous venir assez naturellement, ce soupçon. La ressemblance de cette petite paysanne et de mademoiselle de Valcor serait fantastique si nous n’avions la ressource d’y voir quelque phénomène d’atavisme. En répondant de ma vertu sur ce point, je ne garantis point celle de mes ascendants. Peut-être quelque galant aïeul à moi conta-t-il de trop près fleurette à une jolie madame Gaël. Nos deux familles ont toujours eu des rapports de service et de protection. J’ai l’âme traditionaliste et je continue. Les traits et la grâce de Bertrande ne pouvaient qu’accentuer chez moi une bienveillance héréditaire.»

Gairlance, en écoutant la parole nette de cet homme si sûr de lui-même, sentit qu’il n’en apprendrait pas, aujourd’hui, davantage. Pourtant il risqua encore une question:

—«Vous parliez de couvent. Cette jeune fille est donc destinée à la vie religieuse?

—Je l’aurais souhaité,» répondit Valcor avec une franchise qui étonna l’autre. «C’est un grand souci pour moi qu’elle se refuse à prononcer ses vœux.

—Un grand souci! Qu’est-ce que cela peut vous faire?»

Renaud se tourna vers le jeune homme avec un coup d’œil un peu dédaigneux, comme jugeant son incompréhension l’indice d’un manque de clairvoyance délicate.

—«Il ne m’est pas indifférent,» reprit-il, «qu’une personne qui a le visage et toute l’apparence de ma propre fille, coure les risques de certaines tentations ou de certaines misères. Puis—jugez-en par votre impression même,—cette ressemblance, promenée à travers la vie,—et sait-on quelle vie, avec une si dangereuse beauté?—peut produire de pénibles équivoques. Enfin je vous ai dit que cette enfant m’intéresse. Étant donné qu’elle est physiquement, et peut-être aussi moralement, au-dessus de son milieu vulgaire, je ne voyais pour elle de bonheur et de sécurité que dans un cloître.»

Valcor se tut, puis ajouta, comme se parlant à lui-même:

—«Mais encore eût-il fallu qu’elle en eût la vocation.»

Le marquis de Valcor

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